Tour de France 2022 de Gallica - Étape 16 : les Pyrénées de Roussel et de La Blottière
1910 est l’année de naissance de la haute montagne au Tour de France. Les coureurs passent pour la première fois des cols des Pyrénées : l’Aspin, Peyresourde, le Portet d'Aspet, et surtout les cols du Tourmalet et de l'Aubisque.
Quelques mois avant les concurrents, les organisateurs envoient leurs reporters dans les cols, afin d’évaluer leur difficulté et surtout de vérifier s’ils sont praticables par des êtres humains sur deux roues. Le grand reporter à L’Auto, journal organisateur de la course, Alphonse Steinès (1873-1960) essaie de passer le Tourmalet en voiture, est bloqué par la neige et chemine les derniers kilomètres à pied, pour finalement redescendre à Barèges à la nuit tombée.
L'anecdote fait partie de la légende et de la « fabuleuse histoire» du Tour, qui y a longtemps ajouté un document, très vraisemblablement apocryphe, un télégramme envoyé à Henri Desgrange (1865-1940), rédacteur en chef et directeur de L’Auto (que Steinès a convaincu auparavant d’ajouter les hauts massifs au parcours) disant « Passé Tourmalet, stop. Très bonne route, stop. Parfaitement faisable. »
Quelques trois siècles avant les coureurs et les organisateurs, d’autres Français sont partis en service commandé vers le massif des Pyrénées, frontière naturelle entre la France et l’Espagne. Au début du XVIIIe siècle, il ne s’agit bien sûr pas d’ajouter les Pyrénées à une carte-itinéraire du Tour de France cycliste, mais plutôt d’établir une carte des Pyrénées. Ou tout du moins de cartographier -plus précisément qu’ils ne l’ont jamais été auparavant- le massif et les routes permettant de le franchir.
Ainsi, les ingénieurs militaires Roussel (16??-1733) et François de La Blottière (1673-1739) sont chargés en 1718 par le secrétaire d’État de la Guerre Claude Le Blanc (1669-1728) de la préparation d’une carte du massif des Pyrénées. Les objectifs sont militaires : la Guerre de la Quadruple-Alliance (conflit entre le Royaume d’Espagne et une alliance dont fait partie le Royaume de France) commence et la rivalité franco-espagnole est séculaire, à la suite notamment de la guerre de trente-ans (1618-1648) et de la guerre de succession d’Espagne (1701-1713). Il faut pouvoir bénéficier d’un document permettant de connaître les chemins qui conduisent en Espagne et de prévoir au mieux le passage de troupes à travers la montagne. Les Espagnols connaissent alors leur versant des Pyrénées grâce à une carte de l’Aragon, dressée entre 1615 et 1620 à partir de levés géodésiques effectués sur place, par le cartographe portugais João Baptista Lavanha (1555-1624), installé à la cour d’Espagne.
Au début du XVIIIe siècle, les Pyrénées sont donc méconnues,leur cartographie est plus lacunaire que celle de la plupart des grandes chaînes de montagne européennes au même moment. Elles sont certes représentées sur les cartes générales de l’époque et diverses cartes régionales à plus grande échelle, comme celles de Guillaume Sanson (1633-1703) ou Nicolas de Fer (1647 ?-1720). Mais la représentation des routes et des cols y est insuffisante aux yeux du pouvoir royal et du régent Philippe d’Orléans (1674-1723), qui commissionne des ingénieurs militaires pour faire des levés sur place et dresser des cartes de détail à grande échelle des territoires des Pyrénées afin d’établir une carte de l’ensemble de la chaîne et de ses passages intérieurs.
Après avoir déjà servi dans les Alpes, Roussel, premier ingénieur en chef du corps des ingénieurs (dont le prénom est ignoré et qui est parfois confondu jusque dans les catalogues avec un de ses contemporains, le cartographe Claude Roussel) et François de la Blottière, se partagent la vaste entreprise de 1718 à 1719. Le premier s’occupe de la partie Ouest de la chaîne (jusqu’au Val d’Aran) et le second de la partie Est (jusqu’au Roussillon). Chacun accompagné d’une équipe d’ingénieurs, ils produisent des minutes cartographiques manuscrites, pour la plupart à l’échelle 1 : 36000e. 15 cartes manuscrites composent cet ensemble cartographique. Ces cartes sont dessinées en double : un exemplaire pour le dépôt de la guerre et un autre pour Jacques Fitz-James (1670-1743), Maréchal de Berwick, commandant d'armées françaises en Espagne. Le tableau d’assemblage ci-dessous permet de visualiser les 11 exemplaires, ceux de Fitz-James, numérisés conservés au département des Cartes et plans de la BnF et récemment mis en ligne dans Gallica.
La Blottière, dans la partie Ouest de la chaîne complète le travail majoritairement effectué par Roussel en levant la carte du Guipuzcoa, au 1:54000e.
Cette carte est particulièrement représentative du travail cartographique des deux ingénieurs, dans la mesure où s’y retrouve la plupart de ses caractéristiques. En premier lieu – et cela peut être assez déroutant - les cartes sont orientées vers le Sud, le Nord en bas, pour montrer les Pyrénées comme elles se présentent à une armée venue de France. Elles contiennent profusion de détails toponymiques. Leur but est visiblement de donner la nomenclature complète (longtemps ignorée) du massif, en nommant un grand nombre de localités, de routes, de cols et de sentiers. Le tracé de ceux-ci est précis, mais ne distingue pas les types de voie. Les zones montagneuses sont figurées en vue cavalière avec un dessin qui, même s’il est élégant, n’est pas rigoureusement exact. La direction du relief est néanmoins rendue, ce qui est un aspect innovant. Le style des cartes respectivement dressées par Roussel et La Blottière diffère légèrement, avec une plus grande sobriété chez Roussel et davantage de précision ; il y a plus de couleurs vives et d’ornements sur celles de La Blottière ainsi que de grands cartouches de titres. Dans les deux cas, les cartes ne donnent pas de coordonnées géographiques, ni les altitudes des monts et des pics. Ce sont les chemins plus que les cimes qui intéressent les ingénieurs militaires, qui n’ont pas utilisé les techniques de triangulation pour effectuer leurs levés.
Les cartes sont utilisées immédiatement et leur version gravée réduite à l’échelle 1 : 216000e est finalisée en 1730. De nombreux exemplaires vont être imprimés à partir des cuivres de la carte générale, conservés aujourd’hui à l’Institut géographique national. L’œuvre de Roussel et La Blottière a une grande postérité, dans la mesure où elle a été utilisée jusqu’à la carte d’état-major, au milieu du XIXe siècle. Critiquées pour certaines de leurs lacunes et pour les biais induits par leurs finalités militaires, ces cartes conservent la réputation d’être plus fiables sur certains aspects (les noms de lieux notamment) que des travaux postérieurs, par exemple les feuilles pyrénéennes de la Carte générale de France des Cassini, dressées en 1770, 1780 et 1790, utilisant les méthodes de triangulation. Grand document généraliste, la carte de Roussel et La Blottière est considérée comme un monument de la cartographie aux yeux des pyrénéistes, comme l’homme de lettres Henri Beraldi (1849-1931). Sa postérité se vérifie aussi par la reproduction de certaines erreurs dans des cartes ultérieures, comme la transformation en lac d’un fin glacier dans la vallée de Bielsa, le lac du Mont-Perdu ou Marboré.
Le « lac du Mont-Perdu » ou Glacier de Marboré, sur la minute minute manuscrite et sur la carte finale gravée de Roussel et La Blottière,
BnF, département Cartes et plans, GE A-1066 (1718) et GE DD-2987 (1582,I-VIII) (1730)
Les exemplaires de la BnF ont fait l’objet d’une numérisation et d’une mise en ligne récente dans Gallica, à l'été 2021. Du fait de leur format (généralement plus d’un mètre de haut sur plus de deux mètres de large), leur numérisation a nécessité l’emploi d’outils spécifiques par les photographes du département de la conservation, employés uniquement pour les documents aux grandes dimensions. Il s’agit d’un studio comportant un mur aspirant et aimanté, visible sur la photographie ci-dessous. Les cartes sont conservées roulées ou suspendues sur des grilles dans un magasin dédié aux grands formats, dont l’intérieur sera visible par le public dans les espaces rénovés du site Richelieu de la BnF dont la réouverture est prévue en septembre 2022.
En coulisses : à gauche la carte cotée GE A-270 (RES) en cours de numérisation sur le site François-Mitterand de la BnF; à droite la carte cotée Ge A 577 (RES) dans le magasin des grilles du site Richelieu
Au-delà des documents cartographiques dont la carte générale réduite au 1: 216000e produites à partir des minutes, les deux ingénieurs vont rédiger des ouvrages complémentaires servant à la connaissance du massif : le mémoire explicatif de leur travail et une légende où les deux auteurs expliquent la manière de se servir de leurs travaux cartographiques. Le document, manuscrit, est conservé à la Bibliothèque Mazarine. Intitulé Légende de tous les cols, ports et passages des Pyrénées, il a été ensuite transcrit par des sociétés savantes, et il est notamment accessible dans « 1886 », la bibliothèque numérique des collections patrimoniales de l’université Bordeaux Montaigne. Les deux ingénieurs décrivent avec les mots les cols cartographiés, les classant même selon leur praticabilité, avec un barème allant de 1 à 6 ; un classement qui n’est pas sans rappeler le classement de la montagne du Tour de France cycliste, trois siècles plus tard, allant lui de la catégorie 4 à « Hors catégorie ». S’y trouvent surtout des observations sur des cols qui ne sont pas encore des hauts lieux du Tour, tel que le col d’Aspin, alors plus connu sous le nom d’Hourquette d’Arréou. D’autres cols fameux, comme l’Aubisque, n’existent pas encore et seront aménagés au XIXe siècle.
Quant aux cols de Peyresourde et du Tourmalet, passés avec difficulté en voiture, en cycles ou à pied et de nuit en 1910 pour faire la course (cycliste) plus que la guerre, ils sont au début du XVIIIe siècle, vus comme des cols « aisés pour les chevaux » malgré leur hauteur (non estimée) et avec « diverses rampes assez douces et larges ».
En savoir plus
Sur les cartes des Pyrénées :
- "The Manuscript Maps of the Pyrenees by Roussel and La Blottière", par André Frœhlich, dans Imago Mundi, Londres 1960, Vol. 15 (1960), pp. 94-104
- « La Cartographie française des Pyrénées », par Myriem Foncin, dans Pirineos, Saragosse, Vol.24 (1952)
- « Histoire cartographique des Pyrénées orientales. La carte de Roussel et La Blottière et sa légende inédite », par René Descharmes dans « le Bulletin de géographie historique et descriptive", N° 3, 1911
- L’ingénieur militaire et la description du territoire, Du XVIe au XVIIIe siècle, par Monique Pelletier, Éditions de la BnF, Paris, 2002 p. 45-68
- « La géographie militaire française et les Pyrénées : «des cartes aux hommes» (XVIIe - XIXe siècles) » , par Jean-Yves Puyo, Revue géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest. Sud-Ouest Européen, Toulouse, 2007
Sur le Tour de France dans les Pyrénées :
- La fabuleuse histoire du Tour de France, par Pierre Chany, 1983
- "Mythologies: Alphonse Steinès and the Invention of the Pyrénées", par Feargal McKay , Podium café, 2022
Pour aller plus loin
- Tous les billets sur le Tour de France 2022 sur le blog de Gallica
- La sélection Gallica, « la France en cartes » : cartes de la région Occitanie
- La sélection Gallica, « la France en cartes » : Le Tour de France en cartes
- La sélection Gallica sur la carte de Cassini : feuilles de la région Occitanie
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