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« Il n’y a pas d’amour heureux »

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19 janvier 2022

Du 20 au 23 Janvier 2022, la 6e édition des Nuits de la lecture portera sur le thème « Aimons toujours ! Aimons encore ! ». Célébrée dans les bibliothèques, les librairies ou les établissements scolaires et universitaires, elle nous offre une belle occasion de déambulation littéraire amoureuse.

René d'Anjou, Le Livre du Cœur d'amour épris. Département des Manuscrits. Français 24399

En titrant ainsi, nous plaçons ce petit tour au cœur de la littérature française sous l’éclairage quelque peu désabusé, mais sans doute souvent lucide, et qui nous vient spontanément, de Louis Aragon, disparu il y aura quarante ans en décembre 2022, dans sa Diane française (1944) : forcément petit, comme aurait pu le dire Marguerite Duras qui a écrit, rappelons-le, le Goncourt le plus vendu de toute l’histoire de ce Prix, L’Amant, une promenade donc du côté du sentiment amoureux, qui nous procure tant de joies et tant de chagrins, tant d’attitudes nobles et tant de gestes fous : l’amour ! Il est bien sûr d’autres amours qu’éros, l'amour physique : on peut aussi rencontrer et traverser agapè, l'amour spirituel, storgê, l'amour familial, et philia, l’amitié, la sociabilité.

Entamons donc cette courte incursion amoureuse parmi les œuvres de la littérature française innombrables à cet égard, cet affect étant l’un des grands thèmes, sinon le principal innervant la littérature. « Aimons toujours », car nous ne pourrons guère nous y soustraire durant notre existence, nous en sommes issus, nous en naissons le plus souvent ; « aimons encore », sous-entendu même s’il nous en a cuit.

Le Baiser de main. Série d'estampes de Louis-Marin Bonnet

Pour notre civilisation occidentale, si l’on suit Denis de Rougemont dans sa célèbre somme L’amour et l’Occident, parue en 1939, la passion amoureuse, l’amour-passion semblent rassembler tout ce qui comptera de plus fort et de plus beau dans la littérature. À croire que seules « les histoires d’amour qui finissent mal en général », comme le chantent les Rita Mitsouko, restent vraiment dans la mémoire collective, car, ainsi que l’écrivait Léon Tolstoï aux premières lignes d’Anna Karénine, « Tous les bonheurs se ressemblent, mais chaque infortune a sa physionomie particulière. » Le bonheur est si fade à décrire, bien difficile aussi, alors que les péripéties et les obstacles sont palpitants… Effet cathartique pour le lecteur, comme dans la tragédie grecque ? Le coup de maître littéraire de l’amour, son mythe absolu, apparu - à l’écrit - au XIIe siècle, et qui entraîne tout sur son passage en Europe et pendant des siècles, c’est Tristan et Iseult. Adultère, trahison, tourments, morts à souhait, le grand malheur est revendiqué, instaurant l’aune pour la création d’une belle histoire éternelle.

Le Baiser donné. Estampe de Louis-Marin Bonnet

La Princesse de Clèves aussi va atteindre un sommet de beauté et de désespoir, fondant le grand roman psychologique à la française. Les « exemples de vertu inimitables » laissés par Béatrice de Clèves, toute jeune princesse, il ne faut pas l’oublier, viennent après bien des errements délicieux, même si toujours platoniques. L’esprit a péché, si le corps ne l’a pas fait. Mais quelle vivacité, quelle joie éprouvées, parfois, pour quelques instants, dans le carcan de cette société aristocratique : les pages auxquelles nous renvoyons ici sont parmi les plus chastes, mais aussi les plus érotiques de la littérature française.

Interdits, transgressions y compris sociales : en amour, il faut du courage et de l’audace, souvent assaisonnés d’un soupçon d’inconscience ! Il faut se jeter à l’eau. Marivaux est passé maître dans ce jeu de dévoilement malgré soi, où l’être profond doit parler vrai pour toucher sa récompense, l’amour partagé. Quitter la comédie du monde pour atteindre son Moi. Mais que c’est cruel, ce « marivaudage »… Le jeu de l’amour et du hasard en est la quintessence. Comme le dit Silvia, à la torture de l’aveu : « instruire un homme qui part ! »  (ou qui fait semblant), cela est si difficile pour le personnage et si délicieux pour le spectateur. Car si, pour une fois, il y aura amour heureux, on doit l’obtenir par quelque effort sur soi, faire rendre gorge à ses préjugés, ses peurs, sa vanité… C’est que Marivaux en connaît un bout sur le théâtre de la vie : jeune homme, il avait surpris son amie répétant toutes ses mines de coquette devant son miroir avant de les lui servir et cet épisode l’avait marqué à jamais…

Le Moment présent. Estampe de Louis-Marin Bonnet

Le hasard, c’est aussi celui de la rencontre. Le grand critique suisse Jean Rousset nous a régalés d’un ouvrage au thème primordial pour notre sujet : Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman (Corti, 1981). Lisons-nous les grands romans d’amour pour autre chose que la rencontre (puis le premier baiser de nos héros) ? Ah ! Madame Arnoux et Fréderic Moreau de L’Education sentimentale de Flaubert, passage qui donne son titre à l’ouvrage de Rousset… C’est bien de l’ordre de l’apparition, terme mystique s’il en est. Religion de l’amour.

Transgressions d’âge aussi, bien souvent d’une femme un peu plus âgée à l’égard d’un jeune homme, comme dans Le Diable au corps de Raymond Radiguet, scandale redoublé du fait que le fiancé, lui, est au combat. Le modèle en est bien sûr Phèdre de Racine : sa tirade éperdue lancée à Oenone, sa suivante, nous dit sa fureur amoureuse parmi les plus beaux vers que Racine ait écrits. Musicalité parfaite, comme dans Bérénice, l’acmé de son art, là aussi pour une perte amoureuse irrémédiable. Valéry y sentait les vers les plus musicaux de la langue française.

Le Repentir inutile. Estampe de Louis-Marin Bonnet

Transgression majeure, voire parfois mortellement dangereuse, et pour longtemps encore, que les amours homosexuelles : telles celles décrites par Renée Vivien dans ses Études et préludes. Ou bien encore songeons à la basse continue thématique, voilée, poignante, dans À la Recherche du temps perdu de Proust : l’amour et la jalousie mordante éprouvés pour Albertine - dont le modèle peut aussi bien provenir d’hommes que de femmes, tels qu’Alfred Agostinelli, son chauffeur, Albert Nahmias, Albert Le Cuziat, Henri Rochat, Marie de Chevilly et Marie Finaly….  Amour qui, comme tout amour, devient incompréhensible et vain dès qu’il s’achève. Et rien, absolument rien  n’est plus triste. C’est Swann s’écriant : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

Car comme l’analyse Jacques Dubois dans Pour Albertine : Proust et le sens du social (Seuil, 1997), Proust fait d'elle « la figure même de l'Autre, c'est-à-dire de ce qui est à la fois impossible à connaître et indispensable à reconnaître. » Si ce n’est pas la définition même de l’amour qui nous rapproche au plus près de nous-mêmes tout en nous égarant, une injonction paradoxale, qui comme toute injonction paradoxale, rend fou, fou amoureux…

Ce ne sont que quelques parcours des cœurs et des corps évoqués ici, bien d’autre exemples auraient pu être choisis, une toute autre orientation prise, celle d’un amour joyeux, léger, réparateur. Mais c’est une autre histoire. Cependant, pour nous rendre quelque allégresse, finissons par l’invitation à l’amour sans doute la plus célèbre de la littérature française : « Mignonne, allons voir si la rose… ».

En savoir plus sur les Nuits de la lecture 2022.

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