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Retour aux sources de La Mer

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18 mai 2022

Gallica continue à accompagner les concerts de la Saison musicale européenne de la BnF. En prévision du concert du jeudi 19 mai, nous vous présentons le manuscrit de La Mer de Claude Debussy.

Claude Debussy sur la plage d'Houlgate, 1911

Lorsqu’en août 1903 Debussy commence à esquisser La Mer, il se trouve bien loin de l’océan, dans la propriété familiale de ses beaux-parents, en Bourgogne. Il travaille à l’œuvre d’après « d’innombrables souvenirs », emmagasinés dans sa mémoire à partir de ses expériences d’enfance à Cannes, de ses voyages à Arcachon avec Mme von Meck et sa famille, de ses excursions au bord de la mer Tyrrhénienne quand il était étudiant à Rome et d’occasionnelles vacances avec des amis dans des résidences d’été de la côte bretonne. Le travail de composition se poursuit pendant l’été suivant, comme en témoigne une lettre du 19 juillet à sa femme Lilly : « J’espère que la Mer voudra bien me lâcher, de façon à pouvoir te rejoindre vers le 15 août ». Cependant, il ne rejoindra pas les Texier dans l’Yonne et, à la fin du mois de juillet, il s’enfuira à Jersey avec la nouvelle élue de son cœur, Emma Bardac, mère d’un de ses élèves et future madame Debussy.
 

 

À Jersey, il peut travailler en toute tranquillité à son œuvre et en commente l’avancement en ces termes : « La Mer a été très bien pour moi, elle m’a montré toutes ses robes. J’en suis encore tout étourdi ». Les échanges avec son éditeur font aussi état des difficultés qu’il rencontrait pour achever la pièce, comme la lettre envoyée le 24 septembre de Dieppe, où il s’était installé avec Emma : « j’aurais voulu terminer La Mer ici, mais il me restera à en parfaire l’orchestre qui est tumultueux et varié comme la…mer ! (avec toutes mes excuses pour cette dernière) ». Ce n’est que le 5 mars 1905 que Debussy terminera sa partition, au prix de beaucoup d’efforts, dont témoignent les nombreuses sources principales qui nous sont parvenues.
 

Manuscrit autographe de La Mer, daté à la dernière page. BnF, département de la Musique, cote MS-967

L’œuvre fut créée le 15 octobre 1905 aux concerts Lamoureux sous la direction de Camille Chevillard. Bien que Debussy n’apprécie pas outre mesure ce chef d’orchestre, il lui avait destiné La Mer dès septembre 1903, le préférant à Édouard Colonne car il estimait que le premier avait un meilleur orchestre. Ce choix ne se révéla pas heureux. De fait, en dépit du soin méticuleux que le compositeur avait apporté à la révision des épreuves, les parties d’orchestre avaient été mal corrigées. Les répétitions furent donc particulièrement pénibles. Surtout, les divergences de conception musicale entre compositeur et chef d’orchestre ne tardèrent pas à se faire sentir : « je viens de passer, en deux jours, cinq heures avec Chevillard, dont 3 de répétition ce matin…. Ça fait beaucoup de Chevillard pour un homme seul, veuillez m’en croire encore tout courbaturé. Cet homme aurait dû être dompteur de fauves, et s’il faut l’admirer quand il fait travailler, quel Caliban par autre part !!! […] Il est décidément si peu artiste » (lettre à Jacques Durand du 30 septembre 1903).
 

Portrait de Camille Chevillard (1859-1923). Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, cote NIM34564

L’exécution de Chevillard est décevante et l’œuvre mal accueillie du fait de sa nouveauté.  Les critiques ne retrouvent dans la pièce ni le Debussy de Pelléas ni la présence de la mer. Pierre Lalo assimile l’œuvre à une description pittoresque de la nature et lui reproche un manque de spontanéité : « Il me semble que dans La Mer la sensibilité de M. Debussy n’est pas aussi spontanée ni aussi intense qu’elle avait été jusqu’ici ; il me semble qu’il a voulu sentir plutôt qu’il n’a vraiment profondément et naturellement senti. Pour la première fois, en écoutant une œuvre pittoresque de Debussy, j’ai l’impression d’être, non point devant la nature, mais devant une reproduction de la nature ; reproduction merveilleusement raffinée, ingénieuse et industrieuse, trop peut-être ; mais reproduction malgré tout. Pour la première fois, j’ai l’impression qu’une œuvre de Debussy, au lieu d’être pour lui un plaisir, a parfois été un devoir ».
 
 
De telles accusations suscitèrent une réplique de Debussy, qui résume la poétique sous-jacente à l’œuvre : « Mon cher ami, Il n’y a aucun inconvénient à ce que vous n’aimiez pas La Mer et je ne viens pas m’en plaindre. […] Vous dites […] que vous ne voyez ni ne sentez la mer, à travers ces « trois esquisses ». Voilà qui est bien gros d’affirmation et, qui va vous en fixer la valeur ?... J’aime la Mer ; je l’ai écoutée avec le respect passionné qu’on lui doit. Si j’ai mal transcrit ce qu’elle m’a dicté, cela ne nous regarde pas plus l’un que l’autre. Et vous me concéderez que toutes les oreilles ne perçoivent pas de la même façon. En somme, vous aimez et défendez des traditions qui n’existent plus pour moi, ou du moins, elles n’existent que représentatives d’une époque, où, elles ne furent pas toutes aussi belles, ni aussi valables qu’on veut bien le dire, et la poussière du Passé n’est pas toujours respectable. »
 

 
Si la création de La Mer sous la baguette de Chevillard fut un échec, il en alla différemment trois ans plus tard, quand l’œuvre fut reprise au théâtre du Châtelet, les 19 et 26 janvier 1908. Les disciples et les admirateurs de Debussy estimèrent d’ailleurs que l’œuvre n’avait été réellement entendue qu’à cette occasion, sous la direction du compositeur en personne qui, devant les hésitations exprimées par le chef d’orchestre Édouard Colonne face à la difficulté technique de l’œuvre, monta au pupitre pour la première fois. Cette fois, La Mer et lui furent couverts d’applaudissements, tout comme le 1er février à Londres lorsque Debussy dirigea la première britannique de l’œuvre aux concerts d’Henry Wood au Queen’s Hall. Ces exécutions donnèrent au compositeur l’occasion d’apporter des révisions majeures à sa partition, notamment la suppression de la fanfare de cors et trompettes dans le troisième mouvement. Bien présentes dans le manuscrit autographe et dans la première édition, elles disparaîtront dans la deuxième édition parue en 1909.

La partition autographe conservée au département de la Musique est la source qui a permis à l’éditeur Jacques Durand de réaliser la première édition de La Mer, parue en 1905.

 

1ère édition de La Mer, Durand & fils, 1905.

Resté en possession de l’éditeur jusqu’en 1923, l’autographe a intégré les collections du Conservatoire ; en 1935, ces dernières ont été rattachées à la Bibliothèque nationale puis transférées au 2 rue de Louvois, au moment de la création du département de la Musique en 1964. Elles sont aujourd’hui conservées sur le site Richelieu.

 

Le manuscrit comporte quatre-vingt-dix-sept feuillets, sur un papier oblong à 30 portées, d’un format de 41 x 29, 5 cm. Notée à l’encre noire, la musique est présente uniquement sur le recto de chaque feuillet. Les feuillets sont montés sur onglet, dans une demi-reliure en basane.

Une page reliée avant le premier folio est écrite de la main de l’éditeur Jacques Durand et en certifie le caractère autographe : « Ce manuscrit est l’autographe / de Claude Debussy : La Mer / œuvre à moi dédiée par l’auteur. / J. Durand ».

 

Note de Jacques Durand, sur le manuscrit autographe de La Mer

S’agissant d’une mise au net, l’autographe ne présente pas de lourdes traces de travail de composition ; on peut remarquer toutefois quelques additions et des corrections au crayon, à l’encre bleue et rouge ainsi que des marques au crayon rouge et noir.

 

Certaines des corrections ont été inscrites par une autre main, certainement celle du graveur, Gaston Choisnel, sur les indications que Debussy lui avait communiquées :
 

Manuscrit autographe de La Mer, p. 10. Partie de bassons ajoutée au crayon par le graveur Choisnel

D’autres corrections ne concernent pas la substance musicale mais qu’une adaptation à la charte graphique de la maison Durand, comme dans le cas de la notation des  indications de tirés et poussés des instruments à cordes, ici corrigée au crayon dans l’autographe selon les usages propres à l’éditeur.
 

Manuscrit autographe de La Mer, p. 6. Annotation au crayon du graveur Choisnel (?)

C’est bien cette formule graphique que l’on retrouve dans la 1e édition :
 

La Mer, 1ère édition par Durand & fils, 1905, p. 89.

Signalons enfin un feuillet envoyé par Debussy à Durand le 3 février 1905 proposant une version plus simple pour noter le glissando des harpes dans le 2ème mouvement, Jeux de vagues :

 

Manuscrit autographe de La Mer, p. 9. Glissando des harpes, version initiale biffée
 

Version corrigée du glissando des harpes, ajoutée sur collette
 

Une présentation détaillée du manuscrit autographe de La Mer sera proposée en avant-concert, ce jeudi 19 mai à la Maison de la Radio et de la Musique, à partir de 19h.

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