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Quand L’Éducation sentimentale se faisait trépigner par ses contemporains

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17 octobre 2017

L’Éducation sentimentale, qui est aujourd’hui considérée comme un chef d’œuvre incontournable, a commencé par être largement "trépignée", selon le mot de Gustave Flaubert, par ses contemporains.

Publié chez Michel Lévy en décembre 1869, après cinq années de labeur acharné, L’Éducation sentimentale essuie les sarcasmes quasi unanimes de la critique et disparaît dans le naufrage du Second Empire et la guerre de 1870. Le roman se vend d’ailleurs très mal : un premier (et unique) tirage de 3000 exemplaires n’est toujours pas épuisé en 1873. Cet accueil désastreux fait au roman au moment de sa parution déçoit beaucoup Gustave Flaubert après les succès (relatifs et sans doute en partie fondés sur des malentendus, ainsi que sur les effets du procès ou des polémiques) de Madame Bovary et de Salammbô. C’est pour l’écrivain un échec douloureux, qui marque le début d’une période personnelle très difficile.

Oh ! quel ennui ! quel ennui !

Les critiques se montrent particulièrement hostiles : le roman est déclaré "Ennuyeux ! c'est l'arrêt définitif porté sur l'œuvre. Ennuyeux à périr ! ennuyeux sans ce charme de la bonne foi naïve, ennuyeux avec prétention ; oh ! quel ennui ! quel ennui !" par Francisque Sarcey (Le Gaulois, 4 décembre 1869), "On dirait que M. Flaubert s'y est ennuyé le premier (…). Dans le parti pris de cette œuvre, si forte d'ailleurs, il y a comme une lassitude et un dégoût." surenchérit Camille Pelletan (Le Rappel, 7 février 1870). Les critiques soulignent l’immobilisme du récit, trop fragmenté et les problèmes de composition : "La composition du roman pèche en plus d’un point. Elle flotte, sans autre lien que la série des aventures qui se déroulent dans la vie d’un homme"  et le roman n’est qu’une "longue histoire sans nœud et sans dénoûment, amère comme l’expérience elle-même, et triste comme la vérité." (Philippe Dauriac, Le Monde Illustré, 4 décembre 1869). Ils reprochent aussi à Flaubert la mollesse de ses personnages, son sujet vulgaire et sans élévation, sa vision pessimiste de l’Histoire. "Le pessimisme n'est pas un signe de force, c'est une marque de découragement ou un aveu d'impuissance. (…) la satire misanthropique et inhumaine est un acte contre nature, un cas illogique et monstrueux." (Saint-René Taillandier, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1869) ou "Je n'aime pas le livre (…) cet esprit élevé, délicat à ses heures, cet observateur si profond, si vrai, n'a d'autre but que celui de me faire assister aux lâchetés et aux bassesses humaines ? C'est son droit, soit ; mais il en abuse." (Henri Lavoix, Journal officiel, 23 décembre 1869). La fin du roman, surtout, suscite un tollé général : comment prendre au sérieux un roman qui se termine par une si lamentable anecdote.

Est-ce bien un roman ? C'est peut-être là le roman de l'avenir, comme la musique de Wagner est la musique de l'avenir, comme la peinture de Courbet est la peinture de l'avenir. Je plains l'avenir.

Si quelques-uns reconnaissent à Flaubert du style et du talent, c’est pour ajouter aussitôt qu’il en fait un bien mauvais usage : "Il n'écrit pas au hasard. Il ne puise pas sa langue dans le ruisseau fangeux du journal. On sent partout chez lui le souci de la ligne, le sentiment de la couleur, le besoin de la lumière. C'est quelque chose, c'est beaucoup. Prenez garde, pour peu que vous me pressiez, je dirai que c'est tout !" ironise Ed[mond] Schérer (Le Temps, 7 décembre 1869) et Francisque Sarcey, encore, d’ajouter : "Du talent : ah ! oui, sans doute, il y en a, et beaucoup, dans ce malheureux roman de L'Éducation sentimentale. Et c'est là ce qui m'irrite le plus. - Quoi ! voilà un homme qui a reçu de la nature le don de voir les choses avec tous leurs reliefs, et sous leurs colorations diverses ; qui possède pour rendre les aspects les plus fuyants une langue merveilleusement riche ; il a le loisir, la patience, l'énergie, toutes les qualités dont se compose un excellent écrivain ; et voilà l'emploi qu'il fait de ce génie particulier dont il a été doté à sa naissance !" (Le Gaulois, 4 décembre 1869). L'Éducation sentimentale est définitivement classée (aux côtés de celles de Wagner et Courbet, il y a pire sort) dans la catégorie des œuvres beaucoup trop novatrices pour être acceptables : "Est-ce bien un roman ? C'est peut-être là le roman de l'avenir, comme la musique de Wagner est la musique de l'avenir, comme la peinture de Courbet est la peinture de l'avenir. Je plains l'avenir." (Amédée de Cesena, Le Figaro, 20 novembre 1869).

Eh bien ! J'ose dire, moi, qu'il n'y a pas du tout de chef-d'œuvre ici. Je dis qu'il n'y a là qu'un livre médiocre

Jules Barbey d'Aurevilly, l'un des plus infatigables détracteurs de Flaubert, qui le lui rend bien, ne fait pas dans la dentelle et déclare l’écrivain officiellement mort : "Eh bien ! J'ose dire, moi, qu'il n'y a pas du tout de chef-d'œuvre ici. Je dis qu'il n'y a là qu'un livre médiocre, médiocre de talent d'abord, ennuyeux d'atmosphère, fatigant de peinture pointue, grossier et monotone de procédé, ignoble souvent de détails, et dépassé dans ce genre par la conclusion. (…) la Critique, qui, dès Salambô [sic], avait prévu l'épuisement définitif de M. Flaubert, peut écrire aujourd'hui, de ses mains tranquilles, l'épitaphe de cet homme mort : "Ci-gît qui sut faire un livre, mais qui ne sut pas en faire deux !"".
(Le Constitutionnel, 29 novembre 1869 ).

Flaubert a beau jouer l’indifférence, sa déception éclate dans sa correspondance. Il écrit à George Sand, son amie proche depuis quelques années : "Chère bon maître, Votre vieux troubadour est fortement dénigré par les feuilles. Lisez le Constitutionnel de lundi dernier, le Gaulois de ce matin, c'est carré et net. On me traite de crétin et de canaille. L'article de Barbey d'Aurevilly (Constitutionnel) est, en ce genre, un modèle, et celui du bon Sarcey, quoique moins violent, ne lui cède en rien. (…) Je m'en fiche profondément ! ce qui n'empêche pas que je suis étonné par tant de haine et de mauvaise foi." (3 décembre 1869) et quelques jours plus tard : "Chère maître, Votre vieux troubadour est trépigné et d'une façon inouïe. Les gens qui ont lu mon roman craignent de m'en parler, par peur de se compromettre ou par pitié pour moi. Les plus indulgents trouvent que je n'ai fait que des tableaux, et que la composition, le dessin manquent absolument. (…) et personne, absolument personne, ne prend ma défense. (…) Sarcey a republié un second article contre moi. Barbey d'Aurevilly prétend que je salis le ruisseau en m'y lavant [sic]. Tout cela ne me démonte nullement." (7 décembre 1869).

Un grand écrivain qui pendant plusieurs années s'est tenu à l'écart et a gardé le silence, préparant un livre longuement conçu, médité patiemment, religieusement exécuté dans la solitude, nous donne enfin son œuvre portant le sceau indestructible de la perfection et nous avons L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert.

Seuls ses amis, des écrivains souvent, Banville, Zola et George Sand notamment, sont là pour le défendre, et avec enthousiasme. Théodore de Banville écrit à Flaubert le 15 décembre 1869 : "Si L'Éducation sentimentale est pour tout le monde un beau livre, il faut avoir vécu, comme nous, en 1840, pour savoir avec quelle puissance d’évocation vous avez ressuscité cette époque de transition avec ses aspirations impuissantes. Tout cela est vrai jusque dans la moelle des os, et exprimé dans une forme immortelle." ; et il publie dans Le National, le 29 novembre 1869, un article triomphal : "Les dieux soient loués ! il est difficile de vivre, mais il est difficile aussi de mourir tout à fait. Quand la platitude nous écrase, quand la banalité universelle nous écœure, quand il semble que nous sommes résignés tout à fait à notre abaissement, tout à coup quelque grande manifestation du génie humain se produit, nous éclaire, nous brûle et nous sauve en nous rendant la conscience de nous-mêmes. Un grand écrivain qui pendant plusieurs années s'est tenu à l'écart et a gardé le silence, préparant un livre longuement conçu, médité patiemment, religieusement exécuté dans la solitude, nous donne enfin son œuvre portant le sceau indestructible de la perfection et nous avons L'Éducation sentimentale de Gustave Flaubert."

Je n'ai jamais pu lire la seconde moitié, sans me sentir peu à peu pris à la gorge par une angoisse ; et je pleurais, dans l'écroulement final, lorsque Frédéric et Deslauriers vieillis causent de leur vie manquée, devant le feu.

Émile Zola est à l’unisson : "Pour moi, L'Éducation sentimentale, comme Madame Bovary, est une pure symphonie. N'oubliez pas que je n'ai point voulu juger l'œuvre et que j'en cause ici en simple artiste ; je conte mes sensations, rien de plus. Dans son nouveau roman, Gustave Flaubert a élargi son thème ; mais les variations sont aussi nombreuses et aussi délicatement travaillées. (…) Tout, dans l'œuvre, est une floraison de l'art, bien que l'auteur ne peigne que le vrai. Avec une habileté immense, il reste à terre et donne à chacun des mots qu'il emploie une telle vibration, qu'ils semblent tomber d'une trompette du ciel." (La Tribune, 28 novembre 1869) ; dans un autre article au ton plus personnel il ajoute : "On parle d'ennui. L'avortement de tout fait la grandeur et la tristesse de ce livre. Il ne m'ennuie pas, il me bouleverse. Je n'ai jamais pu lire la seconde moitié, sans me sentir peu à peu pris à la gorge par une angoisse ; et je pleurais, dans l'écroulement final, lorsque Frédéric et Deslauriers vieillis causent de leur vie manquée, devant le feu." (Le Voltaire, 9 décembre 1879). George Sand salue elle aussi le talent immense de l’auteur : "Gustave Flaubert est un grand chercheur, et ses tentatives sont de celles qui soulèvent de vives discussions dans le public, parce qu'elles étendent et font reculer devant elles les limites de la convention" (La Liberté, 21 décembre 1869).
 

Maxime Du Camp racontera plus tard, dans ses Souvenirs littéraires, combien son ami avait été surpris et affecté par ce mauvais accueil critique de ce qu’il considérait comme un roman réussi. Flaubert lui-même revient sur cet échec dans sa correspondance des années plus tard : "Le grand succès m'a quitté depuis Salammbô. Ce qui me reste sur le cœur, c'est l'échec de l’Éducation sentimentale ; qu'on n'ait pas compris ce livre-là, voilà ce qui m'étonne" écrit-il à Ivan Tourguéniev le 2 juillet 1874 ; ou encore, lors de la réédition du roman chez Charpentier : "Pourquoi ce livre-là n’a-t-il pas eu le succès que j'en attendais ? (…) C'est trop vrai et, esthétiquement parlant, il y manque : la fausseté de la perspective. À force d'avoir bien combiné le plan, le plan disparaît. Toute œuvre d'art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule. Or rien de tout cela dans la vie. Mais l'art n'est pas la Nature ! N'importe ! je crois que personne n'a poussé la probité plus loin. Quant à la conclusion, je vous avoue que j'ai gardé sur le cœur toutes les bêtises qu'elle a fait dire." (octobre 1879).

le procès-verbal  de la misère humaine (…) plein d’une amertume profonde et terrible

Guy de Maupassant, le neveu d’Alfred Le Poittevin, qui était devenu très proche de Flaubert durant ses dernières années, s’interroge en 1884, dans sa préface aux Lettres de Gustave Flaubert à Georges Sand, sur les raisons de l’échec de cet "admirable roman (…) qui semble " : "Il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude sobre et parfaite (…). Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition surhumain, il a l’air, tant il ressemble à la vie même, d’être exécuté sans plan et sans intentions. Il est l’image parfaite de ce qui se passe chaque jour ; il est le journal exact de l’existence ; et la philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée derrière les faits ; la psychologie est si parfaitement enfermée dans les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements apparents, n’a pas compris la valeur de ce roman incomparable. Seuls les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si profond, si voilé, si amer. L’Éducation sentimentale, méprisée par la plupart des critiques accoutumés aux formes connues et immuables de l’art, a des admirateurs nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang parmi les œuvres de Flaubert."
Émile Zola se livre également en 1884 à une belle analyse de L’Éducation sentimentale dans le long chapitre qu’il consacre à Flaubert dans Les Romanciers naturalistes, le décrivant comme "le seul roman vraiment historique que je connaisse, le seul véridique, exact, complet, où la résurrection des heures mortes soit absolue, sans aucune ficelle de métier » (…) « une des conceptions les plus originales, les plus audacieuses, les plus difficiles à réaliser qu’ait tenté notre littérature. (...) C’est un temple de marbre magnifique élevé à l’impuissance".

À mon avis la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale ce n’est pas une phrase, mais un blanc.

De fait, cette œuvre mal comprise par la plupart de ses contemporains a suscité un intérêt croissant au XXe siècle et jusqu’à nos jours. Flaubert commence à faire l’objet entre 1890 et 1920 d’une réévaluation de la part d’écrivains qui se reconnaissent comme ses héritiers : Paul Bourget, Henry James, James Joyce et surtout Marcel Proust. Ce dernier salue son "génie grammatical" et surtout son admirable traitement du temps, qu’il salue en connaisseur : "Je ne me lasserais pas de faire remarquer les mérites, aujourd’hui si contestés, de Flaubert. L’un de ceux qui me touchent le plus parce que j’y retrouve l’aboutissement de modestes recherches que j’ai faites, est qu’il sait donner avec maîtrise l’impression du Temps. À mon avis la chose la plus belle de L’Éducation sentimentale ce n’est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher sur un insurgé qui tombe mort. "Et Frédéric, béant, reconnu Sénécal !" Ici un "blanc", un énorme "blanc" et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heures, des années, des décades." ("À propos du style de Flaubert". Nouvelle Revue Française, janvier 1920).

Albert Thibaudet, qui voit en lui le seul "classique" du XIXe siècle, consacre dans Gustave Flaubert, 1921-1880 : sa vie, ses œuvres, son style (1922) un long chapitre à L’Éducation sentimentale où il écrit par exemple : "On garde de L’Éducation sentimentale l’image d’une génération humaine qui coule avec sa durée propre, d’une eau qui, en les confondant, emporte des hommes qui passent". Dans les années 1950 et 1960, avec les travaux de Barthes, Richard, Pontalis, Lukács, puis le Nouveau Roman qui fait de Flaubert "le précurseur" (pour reprendre le titre d’un article de Nathalie Sarraute en 1965), L’Éducation sentimentale devient un véritable mythe littéraire pour les romanciers et un objet privilégié pour la nouvelle critique puis la critique génétique.

Georges Perec affirme ainsi : "Les Choses ont été rédigées sous l’influence cachée de L’Éducation sentimentale, dont le sous-titre – Histoire d’un jeune homme – engendrera même un moment un des titres provisoires du livre – Histoire d’un jeune couple. Il s’agissait sans doute d’un accaparement, d’un vouloir-être Flaubert ; dans le cas de La Vie mode d’emploi, c’est davantage, me semble-t-il, le signe d’un arpentage, la marque d’un réseau : Flaubert (…) fait désormais partie de l’espace fictionnel dans lequel tout autant que dans l’autre, j’essaie de me mouvoir". ("Emprunts à Flaubert", L'Arc. Flaubert, 79, 1980). Pour la critique plus récente et les auteurs du XXIe siècle, c’est la déréalisation et la subversion du sens, le jeu très subtil avec les clichés et stéréotypes qui sont mis en avant. Jean Echenoz, qui n’hésite pas à citer parfois littéralement L’Éducation sentimentale dans ses romans, déclare : "Flaubert, pour moi, reste absolument un modèle. Il m'inspire une espèce d'affection absolue que la lecture de la correspondance conforte, et une affection que je ne crois avoir pour aucun autre écrivain. Je n'ai avec aucun autre le même rapport, je ne dirais pas filial, ce serait un peu fort, mais oui, c'est bien cela : un rapport affectueux, affectif." (Le Magazine Littéraire, septembre 2001)

L’Éducation sentimentale est cette année au programme de l’agrégation de lettres modernes : c’est l’occasion de se replonger dans l’importante littérature critique qui a été consacrée à ce roman devenu régulièrement le lieu d'émergence de nouvelles questions littéraires.
 
Gustave Flaubert avait donc raison, dans sa Préface aux Dernières chansons, poésies posthumes de Louis Bouilhet (1870), de dénoncer les méthodes de la critique et surtout d’écrire à Georges Sand : "Car j’écris (je parle d’un auteur qui se respecte) non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront se présenter, tant que la langue vivra" (4 décembre 1872). Ses contemporains furent sans aucun doute déroutés par les qualités mêmes qui fondent aujourd’hui la modernité et la permanence de L’Éducation sentimentale. Le roman a trouvé au fil du temps son public, et c’est comme si chaque époque y trouvait un écho à ses préoccupations.

Christine Genin

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