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Couvre-feu et embrasement médiatique : lumière sur une mesure exceptionnelle

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Depuis  le  15  décembre,  un  nouveau  couvre-feu  national  est  en  place  afin  de  limiter  la  circulation  du  COVID-19. Cette mesure restrictive, en vigueur pendant l’occupation nazie et la guerre d’Algérie, est loin d’être neutre sur le plan historique. Que nous dit la presse ancienne à son sujet ?

Compagnons : l’hebdomadaire jeune [« puis » l’hebdomadaire courageux d’une époque difficile], 27 novembre 1943

"Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire, certes : nous ne luttons ni contre une armée, ni contre une autre Nation. Mais l'ennemi est là, invisible, insaisissable, qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale. Nous sommes en guerre. Toute l'action du Gouvernement et du Parlement doit être désormais tournée vers le combat contre l'épidémie. De jour comme de nuit, rien ne doit nous en divertir".

C’est ainsi que le président de la République Emmanuel Macron s’adressait aux Français le 16 mars dernier pour déclarer la mise en place d’un confinement national visant à endiguer l’épidémie de COVID-19. Les métaphores militaires, qui jalonnent comme un leitmotiv l’allocution présidentielle, ainsi que la rhétorique guerrière largement reprise par l’ensemble des acteurs politiques ou médiatiques, associent et confondent conflit armé et catastrophe sanitaire. Si la pertinence de cette tonalité martiale – qui était déjà en vogue durant la grippe dite "espagnole" en 1918 – est discutable, l’analogie entre les dispositifs de contrôle des populations adoptés en temps de guerre et ceux instaurés dans le contexte de lutte contre le coronavirus peut se révéler fructueuse. En effet, outre une première assignation à domicile décrétée en mars 2020, Emmanuel Macron annonçait le 14 octobre une nouvelle mesure de limitation des déplacements, d’abord en Île-de-France et dans huit métropoles placées en alerte maximale, puis dans cinquante-quatre départements : le couvre-feu. Cette restriction nocturne – qui fait son grand retour le 15 décembre afin de prendre le relais du second confinement – éveille en nous un imaginaire historique inquiétant : celui des guerres et de l’occupation. Mais quelle histoire du couvre-feu peut-on lire à travers la presse ancienne numérisée ? Enquête dans les collections de Gallica.
 

L’Œuvre, 22 octobre 1918

"Les derniers couvrent le feu"

Avant de revêtir le caractère comminatoire qu’on lui connaît, l’expression "couvre-feu" était d’usage au Moyen Âge pour désigner une mesure visant à prévenir les risques d’incendie. En effet, les villes étant essentiellement construites en bois, il s’agissait d’éviter que les habitants endormis ne laissent sans surveillance les feux de cheminée. À la nuit tombée, les autorités sonnaient alors l’une des cloches du beffroi pour indiquer aux populations qu’il était l’heure de "l’extinction des feux". Mais plutôt que d’éteindre complètement le foyer, les habitants le recouvraient d’un ustensile en fonte afin de le conserver. Le couvre-feu était alors un geste du quotidien, dénué de connotation grave ou belliciste. C’était aussi, comme le rappelle Jean-Claude Schmitt dans son ouvrage Les Rythmes au Moyen Âge (Paris, Gallimard, 2016), un moyen de régler "la vie des citadins en créant une séparation nette entre le jour et la nuit".

IBN BUTLÂN, Tacuinum sanitatis

C’est donc au XIIIe siècle que se généralise cet usage et que se développe le "guet" : tours de garde effectués par des citoyens missionnés pour déclencher l’alerte en cas d’incendie, relayés par l’implantation de postes fixes. Ce guet nocturne avait aussi pour fonction de repérer et signaler les bagarres, vols, ou agressions ainsi que d’éventuels dangers extérieurs. S’il s’agit donc d’une mesure de maintien de l’ordre public (qui disparaîtra à la Révolution française), ce n’est qu’au XIXe siècle – dans le cadre de la loi du 3 avril 1878 modifiant le régime juridique de l’état de siège – que le terme se militarise et intègre l’arsenal de la défense. Le couvre-feu est alors associé à l’interdiction stricte de se déplacer pendant la période nocturne, dans le cadre d’un état d’exception, comme l’indique le Dictionnaire de l’Académie française qui ajoute une acception militaire au terme dans sa huitième édition.

Eugène Scribe et Giacomo Meyerbeer, Les Hugenots : opéra en cinq actes, Paris, Maurice Schlesinger, 1836.
 

L.J-G Chénier, De L’État de siège, de son utilité et de ses effets, Paris : Librairie militaire, 1849.

Guerres et occupation

1870-1871 : les ténèbres du siège de Paris

Jules Claretie, Histoire de la Révolution de 1870-1871, Paris, Librairie illustrée, 1877.

Pendant la guerre franco-prussienne, alors que Paris est encerclé par les troupes allemandes, le journal Le Siècle propose un retour du couvre-feu pour éviter les signaux réels ou supposés que des espions feraient depuis les mansardes dans le but de renseigner l’ennemi : "nous demandons qu’à la chute du jour on sonne le couvre-feu, et que les habitants de Paris soient tenus de fermer les volets ou rideaux des fenêtres, de manière à ce qu’il n’y ait nulle part de lumière apparente" (Le Siècle, 23 septembre 1870). Cette proposition est accueillie défavorablement par la rédaction du quotidien Le Temps, qui juge cette mesure mesquine et inappropriée dans son édition du lendemain :

"Voici le Siècle qui parle de sonner le couvre-feu tout comme au moyen âge. N’était-ce pas assez de la mesure un peu étrange prise par M. de Kératry au sujet des cafés, mesure qui n’est bonne qu’à ajouter aux ennuis et à l’incommodité du siège ? Faut-il encore s’enfermer dans l’obscurité chez soi ? Ne défendra-t-on pas ensuite de circuler dans les rues après une certaine heure ? On oublie vraiment que le courage est contagieux et qu’on se réconforte en commun. […] Nous ne comprenons pas qu’on s’ingénie, au contraire, à rendre insupportable l’existence déjà difficile des défenseurs de Paris, séparés, pour la plupart, de leurs amis et de leurs familles." (Le Temps, 24 septembre 1870)

Finalement, pendant le siège, et particulièrement durant l’hiver 1870-71, c’est malgré eux que les Parisiens, privés de bois, de gaz et de charbons, subiront l’obscurité qui rappelle le dispositif médiéval du couvre-feu. Les récits sur la vie en temps de siège, qui abondent dans la presse après l’armistice franco-allemand, recourent à cette analogie pour décrire la précarité des conditions de vie : "une immense tâche d’encre, un fond de ténèbres envahissant les places, bouchant les rues, grimpant les murs. Ainsi se représente-t-on les villes au moyen âge, après l’heure du couvre-feu. J’ai vu des passants regagner leur logis, un falot à la main, comme cela ne se pratique plus, même dans les provinces les plus éloignées." ("Scènes de la vie de siège", Le Monde illustré, 4 février 1871)
 

Première Guerre mondiale : couvre-feu et effort de guerre

Durant la Première Guerre mondiale, c’est la nécessité de faire des économies afin de soutenir l’effort de guerre qui pousse le gouvernement à prendre de nouvelles mesures. Ainsi, le couvre-feu puis le changement d’heure annuel suggéré par le député Honnorat sont adoptés pour favoriser la réduction de la consommation énergétique.

Avis aux habitants [sur le couvre-feu et les bombardements], Bibliothèque municipale de Lyon

Le Petit Provençal, 16 avril 1916

Le couvre-feu implique également la fermeture des débits de boisson et restaurants ainsi que l’interruption des services de transport en soirée, comme l’indique cet article paru dans La Croix le 5 août 1914 :

"Le couvre-feu à 8 heures. — Le gouverneur militaire de Paris a décidé que le Métro et tous les moyens de transport en commun doivent cesser leurs services à 8 heures du soir. Les cafés et restaurants doivent fermer à la même heure. Cette décision sera appliquée à partir du 4 août. Comme suite à mes instructions d'hier relatives à la fermeture des débits de boisson : Les établissements qui font exclusivement le restaurant, à l’exclusion du café et de la limonade, sont autorisés à rester ouverts jusqu’à 9 h. i/2." (La Croix, 5 août 1914)

Si des mesures semblables sont prises par arrêté sur tout le territoire, il reste difficile de vérifier leur mise en application et plusieurs disparités apparaissent entre les régions, ce qui suscite de nombreuses protestations :

"Notre éminent collaborateur M. Engerand, député du Calvados, a adressé la lettre suivante au préfet de son département : Langrune-sur-Mer, 15 août. Monsieur le préfet, des journaux parisiens affirment qu'on danserait, même le tango, au casino de Deauville, jusqu'à une heure avancée de la nuit, d'autres renseignements me confirment que, sur d'autres plages, des casinos restent illuminés très avant dans la nuit, alors que pour nos stations plus tranquilles le couvre-feu est sonné à 21 heures. Un tel gaspillage, opposé à de telles restrictions, serait intolérable ; en l'absence de mes collègues et amis Plandin et Blaisot, actuellement au front, et certain d'être l'interprète de tous les représentants du Calvados au Parlement, j'élève ma protestation et, au cas où un tel scandale serait réel, je vous demande d'y mettre immédiatement fin. Je vous prie de vouloir bien rappeler aux tenanciers de ces établissements que nous sommes en guerre." (L’Écho de Paris, 17 août 1917)

De nombreux textes journalistiques déplorent également la demi-mesure et l’incohérence des décisions gouvernementales quant à la fermeture des petits commerces, alors que de grands établissements sont autorisés à ouvrir :

"Le seul reproche que nous ferons à la décision qui vient d’être prise en ce qui concerne l’heure de fermeture des magasins, c’est qu’elle nous apparaît comme une demi-mesure. Comment ? Des quantités de petits commerçants dont l’intérêt est de consommer le moins possible de lumière vont voir leurs affaires entravées, alors que le commerce est une nécessité publique […] Le cordonnier devra fermer, mais 'les maisons de thé' seront grandes ouvertes pour 'ces dames' parce que le thé, c’est de l’alimentation". (La Libre Parole, 9 novembre 1916)

Ces débats ne sont pas sans rappeler les polémiques actuelles concernant la fermeture des commerces dits « non essentiels » tandis que les grandes surfaces et les e-commerces peuvent continuer leur activité – à la différence qu’en 1916, les lieux de divertissement et de culture tels que les cinémas et l’Opéra restaient ouverts.
L’individualisme et l’indiscipline des Français, dont certains sont incapables de respecter le couvre-feu, sont également raillés par la presse humoristique comme le montre cet article paru dans L’Œuvre le 18 octobre 1917 (p.2).

Seconde Guerre mondiale : les consignes de l’occupant

Si pendant l’entre-deux-guerres la presse mentionne les couvre-feux instaurés à Bombay, Shanghai, ou encore en Palestine, il faut attendre la Seconde Guerre mondiale pour que cette mesure réapparaisse en Angleterre – sous le nom de black-out, stratégie de défense antiaérienne passive – et en France. En effet, dès le début de l’occupation, un couvre-feu, dont les horaires sont aménagés en fonction du comportement des Français et des éventuels débordements, est instauré dans la capitale. Ainsi peut-on lire dans La Croix du 10 juillet 1940 que les autorités allemandes ont retardé le couvre-feu et la fermeture des cafés afin de "récompenser la population parisienne de sa conduite exemplaire" - doit-on alors en déduire que la récente avancée du couvre-feu de 21h à 20h sanctionne le mauvais comportement des Français face à l’occupant bactérien…?                                                                       

Le couvre-feu, décalé à 23h en octobre 1940, puis à minuit le mois suivant est appliqué de manière disparate sur le territoire au gré de l’apparition des foyers de résistance. À partir de 1941, alors que se multiplient les attentats en région parisienne, le Kommandant von-Gross, juge que la population n’a pas suffisamment contribué à la recherche des coupables et prend un arrêté visant à contrôler les déplacements.

Le durcissement des mesures sécuritaires donne alors lieu à plusieurs reportages dans la presse. Dans L’Œuvre du 21 septembre 1941, le journaliste s’interroge sur l’aptitude des Parisiens, qui ont pour réputation d’être frondeurs, à se plier aux règles établies. Finalement aucun débordement n’est constaté cette fois-ci. En 1942, ce sont les populations juives vivant en zone occupée qui sont particulièrement ciblées par le couvre-feu. En effet, le 12 février, le quotidien France reproduit le communiqué suivant : "Le commandant des Forces d’occupation à Paris vient de rendre une ordonnance aux termes de laquelle « interdiction est faite aux Juifs de quitter leur domicile entre 8 heures du soir et 6 heures du matin et de changer le siège de leur résidence. Toute contravention aux stipulations de l’ordonnance exposera le délinquant à l’amende, à l’emprisonnement ou à l’internement dans un camp de concentration juif".
Finalement, à partir de 1943, le couvre-feu se généralise à l’ensemble du territoire suite à des actions de plus en plus fortes de la Résistance et sera en vigueur jusqu’à la fin de la guerre.

Couvre-feu et guerre d’Algérie : création de l’état d’urgence

Le 3 avril 1955, la loi instituant l’état d’urgence est adoptée puis appliquée à trois reprises dans le contexte de la guerre d’Algérie afin de faire face aux attentats commis par le Front de libération national. Le couvre-feu est alors employé pour surveiller les populations arabes en Algérie et faciliter les interpellations. Quelques années plus tard, en octobre 1961, le préfet de Police de Paris Maurice Papon utilise cette mesure pour cibler les "Français musulmans d’Algérie" qui ont alors interdiction de circuler entre 20h30 et 5h30 du matin, de se rassembler, ou encore de tenir ou de fréquenter des débits de boissons après 19h. Le 17 octobre, la manifestation de milliers d’Algériens contre ces restrictions discriminatoires donnera lieu à une répression meurtrière par la police française.
Ainsi, simple mesure de prévention, solution économique, puis dispositif liberticide instrument du nazisme et des stigmatisations, le couvre-feu nous renvoie aux heures les plus sombres de notre histoire.

La Bourgogne républicaine, 2 avril 1955

L’Événement, 2 avril 1955

Journal du Canton d’Aubervilliers, 21 octobre 1961

Quelque soixante-dix ans après les événements tragiques du 17 octobre 1961, le 17 octobre 2020, c’est contre la menace virale et dans le cadre d’un régime juridique spécial créé en mars 2020 – "l’état d’urgence sanitaire" - qu’est de nouveau adopté le couvre-feu, avec une dérogation le 24 décembre pour le réveillon de Noël, mais pas pour la Saint Sylvestre. Nous n’avons plus qu’à espérer une paix imminente avec l’ennemi bactériologique, quant à savoir si 2021 sera plus lumineux, le plus sûr reste encore d’interroger les oracles…

L’Ouest-Éclair (Rennes), 30 décembre 1940

Le Journal, 20 décembre 1943

Le Sorcier du village ou l’oracle universel. Manière de connaître le passé, le présent et l’avenir. 1876

Nejma Omari (Université Paul-Valéry Montpellier 3, RIRRA 21)
 

Cet article est disponible en anglais sur le blog du projet NewsEye sous le titre "Curfew and inflammatory media coverage: spotlight on an exceptional measure".
 

Cet article est réalisé dans le cadre du projet européen NewsEye, A Digital Investigator for Historical Newspapers. Le projet NewsEye est financé par le programme cadre de recherche et innovation Horizon 2020 de l’Union européenne (accord de subvention n°770299). L'objectif de ce projet est d'offrir aux chercheurs comme au grand public un meilleur accès à la presse historique (1850-1950) sous forme numérique et dans toutes les langues.

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