Et Lacoste réinventa la chemise

Adam chemisier, 15 janvier 1934

Pour comprendre la carrière exceptionnelle de René Lacoste, l’un des quatre mousquetaires du tennis français, il faut remonter à un match qui oppose Bill Tilden à Suzanne Lenglen, la « Divine ». 

Championnat de France de tennis au Racing : M^elle Lenglen en action, Agence Meurisse, 1920

Tilden, qui ne cache pas sa misogynie, ne supporte pas la domination d’une femme sur le tennis mondial. Il rencontre Lenglen à Saint-Cloud en 1920. Malgré la technique exceptionnelle de la française, elle est battue 6-0. Suite à cette humiliation, elle va préparer sa revanche afin de détrôner Tilden de la plus haute marche du podium et battre les Américains sur leur propre terrain. Elle décide alors de sélectionner et former des joueurs français capables de gagner la coupe Davis.

Elle contacte Henri Cochet, le meilleur joueur français, puis Jean Borotra, le « Basque bondissant ». Malgré les deux défaites de Lacoste à Wimbledon, en 1922 et 1923, Suzanne Lenglen prend conscience des qualités exceptionnelles du joueur né en 1904 et le convainc de se consacrer au tennis plutôt que de rentrer à Polytechnique. 

René Lacoste Agence Rol, 1923

Jacques Brugnon, le quatrième mousquetaire, est repéré par Charles Lenglen, le père de Suzanne, qui a également été son mentor et qui souhaite faire de Brugnon le partenaire de sa fille en double.

Pari réussi : les quatre joueurs réunis remportent la coupe Davis en 1927 !

Le Miroir des sports, 13 septembre 1927

La date est historique. Elle marque simultanément la suprématie mondiale de la France en tennis et la consécration de Lacoste comme le champion des champions"

Finale Coupe Davis 1927, Jones Mercereau présente la Coupe Davis à M. Pierre Gillou, Agence Rol, 1927
Lacoste à gauche

Le 13 octobre, les joueurs sont reçus par Gaston Doumergue , président de la République.

M. Doumergue et les joueurs français vainqueurs de la Coupe Davis, 13 octobre 1927, Agence Rol, 1927
De gauche à droite, MM. Cochet, Lacoste, Doumergue, Borotra, Brugnon et M. Paté derrière M. Doumergue

Les quatre Français vont reproduire cet exploit six fois de suite, de 1927 à 1932, domination française qui ne se reproduira pas avant 1991.

Croix-Catelan, 9 octobre 1927, Agence Rol, 1927
De gauche à droite Brugnon, Cochet, Lacoste, Borotra

Cette incroyable série de victoires est relayée par la presse et par la radio, média qui émerge dans les années 1920. Avec la création du stade Rolland-Garros en 1928 , le tennis qui, au début du XX^e siècle, est un sport plutôt élitiste, devient à partir des années 1930 un sport-spectacle suivi par une foule grandissante.

Roland-Garros, 26 juillet 1931, Coupe Davis, Agence Rol, 1931

Obsédé de la perfection

Des quatre joueurs, Lacoste est sans doute le meilleur tacticien. Il repère les faiblesses de ses adversaires et les note dans des carnets.

Le Journal, 19 août 1928

Il s’entraine en permanence. Lors d’une traversée vers les États-Unis, ses voisins s’étonnent du bruit régulier qui vient de sa cabine durant la nuit. Ils appellent un steward qui le trouve en train de renvoyer des balles contre la cloison ! Il est surnommé « l’alligator » ou « le crocodile » suite à un pari, surnom emblématique qui évoque sa capacité à attendre patiemment les erreurs des joueurs adverses et à les exploiter du tac au tac. Soucieux de son image, il fait broder un crocodile sur son blazer.

Stade Roland-Garros, 1^er juin 1929, détail, Lacoste, Agence Rol, 1929

Mais Lacoste, qui a des problèmes de santé, décide d’arrêter le tennis en 1929 à seulement 25 ans et son départ fragilise l’équipe française.

En 1930, son mariage avec Simone Thion de La Chaume, championne de golf de famille aristocratique, presque aussi connue que lui (on la surnomme « la Suzanne Lenglen du golf ») défraye la chronique mondaine.

Lacoste, inventeur

Son tempérament d’inventeur se révèle dès les années 1920 lorsqu’il décide d’entourer le manche de ses raquettes de sparadrap toilé, créant ce qu’on appellera plus tard le grip. En 1928, il imagine une machine à lancer les balles dont il se sert pour s’entraîner.

Appareil à lancer les balles testé au tennis-club d'Asnières par René Lacoste, 21 mars 1928, Agence Rol, 1928

En 1960, il conçoit une pastille anti-vibration pour les cordes et en 1963, il crée la première raquette en acier, adoptée par Jimmy Connors, innovation qui ouvre la voie aux raquettes actuelles.

Tennis et habillement

Jusque dans les années 1910, les joueuses portent chapeau, robe longue et corset. C’est à la fois handicapant et douloureux, notamment lorsque le corset déchire la peau, ce qui arrive souvent lors des tournois. Marguerite Broquedis, première joueuse française à gagner les championnats du monde, est également la première à abandonner le corset dès 1912.

L'Art et la mode, 29 août 1891

 La Vie au grand air, 30 mai 1914

Suzanne Lenglen fait de même. Elle apparait à Wimbledon, en 1919, parée d'un bandeau sur des cheveux courts et dans un ensemble créé par Jean Patou qui choque. La jupe en soie, sans jupon, arrive à peine au-dessous du genou. Star incontestée, Lenglen enlève son manteau de fourrure et ses bijoux avant de prendre sa raquette, ce qui exaspère Tilden.

Les tenues masculines se transforment aussi. Le pantalon de flanelle est remplacé dans les années 1920 par celui en toile. Les manches courtes, associées jusque-là à la tenue des paysans et des ouvriers, commencent à apparaître mais lorsque Lacoste bat Tilden en 1927 il porte une chemise boutonnée jusqu’au col, un pantalon long, une casquette et des derbys en cuir !

Le Miroir des sports, 20 septembre 1927

Là encore, Lacoste innove. En 1923, il adopte le tricot à manche courte des joueurs de polo. Il lui adjoint un col de chemise pour ne pas être renvoyé du terrain. En 1927, il adopte le jersey de coton, maille légère réservée jusque-là aux dessous.

Coupe Davis à la Croix Catelan, France-Roumanie, 14 mai 1927 Agence Rol, 1927
De gauche à droite Lacoste, Mishu

Cette photo de 1927 témoigne de l’inventivité vestimentaire de Lacoste.

Lacoste mise sur le logo

En 1933, Lacoste s’associe avec le bonnetier de Troyes, André Gillier, créateur de la marque JIL. Ils mettent au point le fameux polo griffé du crocodile en coton petit piqué, tissu léger et résistant qui libère les gestes et laisse respirer la peau. Une vraie révolution vestimentaire 

Adam chemisier, 15 janvier 1934

La chemise Lacoste est née sous le nom de code « L.12.12 » : L pour Lacoste, 1 pour le coton petit piqué, 2 pour le modèle à manches courtes et 12 du nombre de versions qui ont été présentées au champion.

Elle bénéficie de l’expertise et de la puissance industrielle d’André Gillier et de l’image de René Lacoste. Ils créent à parts égales la société « La chemise Lacoste ». La marque au crocodile est déposée en juin 1933. C’est la première fois qu'une marque commerciale est visible à l’extérieur d’un vêtement de sport et ceci est la principale innovation apportée par Lacoste et Gillier !

Aujourd’hui encore, le succès de la marque Lacoste constitue un cas d’école de réussite commerciale. Elle bénéficie de l’image d’un sport à la fois élitiste et moderne.

La puissance de la marque dépasse celle de la notoriété du joueur. Elle est identifiée avec ce produit qui, comme le stylo à bille du baron Bich ou la DS 21, devient une icône, un produit parfait, qui confère son pouvoir à son possesseur. René Lacoste invente ainsi le sportswear chic qui associe la tradition de la bonneterie champenoise et le bon goût français. Il ne s’intéressera d’ailleurs pas particulièrement à sa création la plus célèbre qui enrichira sa famille mais le logo Lacoste, l’un des plus connus au monde, permettra de bâtir une société qui créera des vêtements, des montres, de la maroquinerie, des parfums…

Si le succès du polo au crocodile ne faiblit pas près d’un siècle après sa création, c’est qu’il était en avance sur son temps. Le « cool chic » était marginal, René Lacoste en a fait une tendance qui s’est imposée dans toutes les strates de la société.

Pour aller plus loin :

Sélections Gallica :

• Sélection Gallica Tennis(wo)men (dans la sélection Sports et sportifs en image)
• Sélection Gallica Presse de mode (dans la sélection Presse et revues)
• Sélection Gallica Mode et costumes

Ouvrages :

• Kapferer, Patricia. Gaston-Breton, Tristan. La légende Lacoste, Le cherche midi, 2002
• Abgrall, Fabrice. Thomazeau. La saga des mousquetaires : 1923-1933 : la belle époque du tennis français. Calmann-Lévy, 2008.
• Benaïm, Laurence. René Lacoste. Éditions de La Martinière, 2018
• Recueil Établissements André Gillier (1928-1953), [FOL-WZ-806]

 

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