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L'Architecture des grands magasins

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15 octobre 2024

Une exposition en cours au Musée des Arts décoratifs (MAD) rappelle à quel point l’apparition des grands magasins a représenté une véritable révolution sociétale dans la seconde moitié du XIXe siècle. Purs produits de l’ère industrielle, ces temples dédiés à la marchandise se sont imposés dans le paysage urbain parisien avant de s’étendre au reste du territoire.  [...]

« Grands Magasins du Louvre, la porte Saint-Honoré, au milieu de la façade de la rue Saint-Honoré ». Le Louvre, grand hôtel et grands magasins, texte par Alfred d'Aunay, dessins de Gustave Janet, Pauquet [et al.], Ed. Morin, Paris [1878-1908], p.49

 

L’exploration de Gallica permet de rendre compte qu’à l’instar des gares ou des immeubles de bureaux ces établissements ont également représenté des lieux d’expérimentation et d’innovation pour une génération d’architectes, d’artistes et d’ingénieurs.

Une porte qui ressemble à une entrée d’opéra, avec sa foule des grands soirs, son guichet et son balcon. Telle est l’impression que donne en 1878 une illustration signée Fichot, publiée dans un opuscule qui ne recule devant aucune hyperbole pour légitimer la présence d’un établissement commercial auprès du plus célèbre des palais parisiens, auquel il ose même emprunter le nom :

 

Ainsi, en même temps qu’ils ont débarrassé le Louvre royal des masures qui l’encerclaient et l’étouffaient, les bouleversements haussmanniens auraient permis l’émergence d’un « Louvre nouveau », telle est l’expression employée par l’auteur, le journaliste et dramaturge Alfred d’Aunay. Un second palais est né, petit frère à qui on ne saurait reprocher la trivialité de sa fonction mercantile puisque cette dernière est justifiée par l’époque et la splendeur de son décor. Décor en effet. Car avec son vocabulaire connoté « Mille et une nuits » (« Caravanserail », « Eblouissements de la féerie », « Dôme de cristal », « Palmiers toujours verts ») la description prend volontiers l’allure d’une opérette orientalisante du Châtelet, renvoyant d’ailleurs l’établissement à ses origines, le déballage exotique de l’exposition universelle de 1855 :
 

 

Le Grand Magasin est donc une moderne caverne d’Ali Baba, mais dont les trésors toutefois ne sont accessibles que derrière les lignes « sévères… et simples » d’une façade soumise à « l’architecture réglementaire des maisons à arcade uniformes de la rue de Rivoli ». À sa façon, le texte de d’Aunay rend compte des multiples défis auxquels se confrontent les artistes et les architectes associés à l’émergence de ces nouvelles institutions urbaines. Massives et voyantes (trois hectares pour les Magasins du Louvre), elles doivent assumer leur monumentalité dans un périmètre architectural déjà bien chargé en bâtiments « nobles ». Dans le même temps, il leur faut élaborer une scénographie de l’objet à vendre, au risque de sacrifier le sens du beau à celui du commerce :


Les magasins de nouveautés : histoire rétrospective et anecdotique / Paul Jarry. Paris : A. Barry & Fils, 1948, p.45.

 

Par ailleurs, versions agrandies des anciens « magasins de nouveautés », elles ne peuvent du fait même de leur taille ignorer les innovations technologiques destinées au confort du client. Gigantisme, ascenseurs et tapis roulants vont ainsi devenir des marqueurs indissociables de l’identité des établissements :
 


Le Figaro, N°43, 3e série, 12 février 1898, p.1

 

Pour ce qui est de l'intégration urbaine, le grand écart est parfois flagrant entre la nécessité d’affirmer une architecture originale dans un contexte hautement concurrentiel, du moins à Paris, et l’injonction de discrétion imposée par la réglementation et l’histoire. Ainsi, sur les quais de Seine, les extensions successives de la Samaritaine seront longtemps sources d’opposition face à une architecture jugée trop intrusive pour le quartier. 

D’une manière générale, la réussite économique d’un grand magasin se manifeste par une propension à s’étendre démesurément dans des ensembles d’immeubles préexistants, dont la vocation d’origine n’était pas forcément commerciale. C’est le cas des Magasins du Printemps. D’abord installé au premier étage d’un bâtiment du Boulevard Hausmann, le magasin va en moins de vingt ans non seulement occuper la totalité de l’immeuble mais se répandre dans le boulevard et les rues adjacentes. Le catastrophique incendie de 1881, loin de contrarier l’expansion de l’enseigne, va être l’occasion d’harmoniser et de moderniser l’ensemble sous la houlette de l’architecte Paul Sédille. Dans son équipe, on retrouve entre autres les noms du céramiste Loebnitz, des sculpteurs Chédeville et Legrain ou du mosaïste franco-vénitien Facchina.

Le chantier est considérable et justifie en 1885 une livraison de trente-cinq pages de L’Encyclopédie d’architecture, revue mensuelle des travaux publics et particuliers. On y apprend notamment que le nouveau Printemps bénéficie « …des avantages faits aujourd’hui par l’administration aux constructions dont le caractère monumental peut servir à l’embellissement des voies publiques ». Un certain niveau de notabilité architecturale semble donc déjà reconnu. Il est vrai que la façade imaginée par Sédille parvient à concilier le fonctionnalisme des surfaces vitrées et le relatif classicisme des parties maçonnées, recouvrant la structure en fer sur laquelle repose l’édifice. Le fer est l’élément nouveau qui autorise non seulement une reconstruction rapide mais permet surtout de dégager le maximum d’espace interne. La pierre ne soutient rien et n’est conservée que pour former une « enveloppe monumentale et indépendante de l’édifice », en concurrence avec le verre puisque la construction métallique rend également possible une exposition optimale à la lumière extérieure.

 

 


Grands magasins du Printemps à Paris… , in
Encyclopédie d’architecture. Revue mensuelle des travaux publics et particuliers », 3e série, 1885, p.927.

 

L’éclairage solaire étant aléatoire (et le gaz ayant laissé un mauvais souvenir depuis l’incendie), c’est sur l’électricité, que comptent les promoteurs pour activer tout un éventail de luminaires en bronze : « Lustres des rotondes, grands bras du hall, candélabres de la nef, suspensions des galeries». Vocabulaire et matériaux rappellent encore l’opéra et ce n’est sans doute pas un hasard, l’équipement électrique des salles de spectacle étant un apport frappant de la fin du XIXe siècle, y compris en termes de sécurité. Astuce d’ingénieur : les machines à vapeur qui assurent le chauffage pendant la journée se reconvertissent le soir en générateurs électriques pour l’éclairage.


Lustre à incandescence in Encyclopédie d’architecture.
Revue mensuelle des travaux publics et particuliers », 3e série, 1885,
 p.33.

 

Presque à la même époque que le Printemps, le Bon Marché installé dans le septième arrondissement connaît sa propre période d’expansion, qui aboutit également à d’importants agrandissements effectués sous les directions successives d’Alexandre Laplanche et Louis-Charles Boileau, avec la collaboration d’Armand Moisant. Les deux articles enthousiastes que consacre le Monde illustré  à ce « …magasin qui est à la fois un monument hors ligne et un établissement commercial sans pareil… » sont évidemment moins techniques que ceux de L’Encyclopédie d’architecture, mais il y a bien une similitude d’esprit. Ici aussi on distingue les coulisses, avec leur machinerie en sous-sol, et les espaces de vente où les visiteurs, répartis autour du grand escalier central peuvent se contempler d’un balcon à l’autre comme dans un théâtre à l’italienne.
 


« Les agrandissements du Bon Marché » in Le Monde illustré, 2 et 9 octobre 1880, p.221

 

Commentant son travail dans un numéro de l’Encyclopédie d'architecture, Boileau loue significativement le « grand talent » et « l’esprit » de Charles Garnier, dont le grand escalier de l’Opéra de Paris est exemplaire en terme de mise en scène des visiteurs. 
Il profite du même article pour donner sa vision de l’emploi du fer en architecture, allié discret de la lumière et du plafond vitré :

 


Magasins du Bon Marché, à Paris - Grand escalier in Encyclopédie d'architecture : revue mensuelle des travaux publics et particuliers,
2e série, 1876, p.121

 

Plus tard, en 1879, la verrière bénéficiera d’un agrandissement signé Gustave Eiffel

 

 
Magasins du Bon Marché, à Paris - Grand escalier in Encyclopédie d'architecture : revue mensuelle des travaux publics et particuliers,
2e série, 1876, pl. 342 et 319

 

Si les établissements de la capitale marquent les esprits, le modèle architectural des grands magasins va s’implanter progressivement dans la plupart des métropoles régionales grâce aux efforts de compagnies commerciales comme la société dite des « Grands bazars », qui étend son emprise de Rouen à Montpellier. À Montpellier justement, les Nouvelles Galeries créées par l’architecte Léopold Carlier en 1899 attirent l’attention des rédacteurs de la La construction moderne, qui y notent la première application de béton armé dans le sud de la France.
 


Nouvelles Galeries de Montpellier : façade latérale et façade postérieure  
in La construction moderne, 23 décembre 1899, pl. 30.

Nouvelles Galeries de Montpellier : coupe transversale et coupe longitudinale  
in 
La construction moderne, 23 décembre 1899, pl. 31.

 

La description rappelle des éléments déjà constatés pour les enseignes parisiennes : multiplication des baies et des plafonds vitrés, importance de l’escalier central à double révolution, recours à des matériaux modernes et légers permettant une exposition maximale des marchandises, séparation nette des espaces de visite et des sous-sols fonctionnels. S’y ajoute une adaptation judicieuse au climat méridional par le biais de persiennes et de bannes. On insiste par ailleurs sur l’implication des entreprises locales dans l’élaboration du projet.

Dans le monde parfois compassé des centres-villes de province, les grands magasins représentent souvent une intrusion de la modernité économique et architecturale. Ils le resteront jusqu’à la période de reconstruction qui suit la Seconde Guerre mondiale, avant d’être finalement détrônés par les hypermarchés dans les années soixante.

 

Pour aller plus loin :

Livres disponibles en libre accès dans les salles de la bibliothèque tous publics du site BnF-François-Mitterrand :
La naissance des grands magasins : 1852-1925, mode, design, jouets, publicité : exposition, Paris, Musée des arts décoratifs, 10 avril-13 octobre 2024 ; catalogue sous la direction d'Amélie Gastaut. Paris : MAD, 2024. Salle F 745.444 2 GAS n 
Les cathédrales du commerce parisien : grands magasins et enseignes ; sous la dir. de Béatrice de Andia et Caroline François ; auteurs, Julien Bastoen, Caroline Billot, Florence Bourillon et al. Paris : Action artistique de la Ville de Paris, 2006. Salle F 725.2 ANDI c 
Métamorphose : la Samaritaine photographiée par Pierre-Olivier Deschamps et Vladimir Vasilev. Paris : Atelier EXB-Éditions Xavier Barral, 2021. Salle F 725.2 DESC m 
Le spectacle de la marchandise : ville, art et commerce, 1860-1914 sous la direction d'Anne-Sophie Aguilar, Éléonore Challine et Emmanuelle Delapierre. Paris ; Caen : Musée des Beaux-Arts de Caen, 2024. Salle F 704.949 AGUI 6 s 
Une histoire des grands magasins de Jan Whitaker ; traduit de l'américain par Jacques Bosser. Paris : Citadelles & Mazenod, 2011. Salle D 338.89 WHIT h
 
Voir aussi en libre accès dans les salles de la bibliothèque de recherche du site BnF-François-Mitterrand :
Les éphémères imprimés et l’image : histoire et patrimonialisation  sous la direction d’Olivier Belin, Florence Ferran et Bertrand Tillier, Dijon : Éditions universitaires de Dijon, 2023. Salle W 704.949 FERR e
Accessible en ligne : 
Une histoire des grands magasins par Claudine Chevreul 
Voir aussi sur le site « Passerelles BnF » les différents articles consacrés aux Grands Magasins, dont celui sur le Bon Marché 

 

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