Sur un carnet de Chateaubriand
Les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand sont un monument de la littérature française, mais peu de manuscrits autographes en subsistent. Un carnet exposé en ce moment dans le Musée de la BnF permet de mieux comprendre la conception de ce chef-d'œuvre autobiographique.
La genèse des Mémoires d’outre-tombe s’étend sur trois décennies, les premières allusions dans les écrits de Chateaubriand à un projet autobiographique remontant à 1803, époque de son séjour auprès du cardinal Fesch à l’ambassade de France à Rome. Dans une lettre datée de 1809, l’auteur déjà célèbre d’Atala et du Génie du christianisme ambitionnait encore de simplement « rendre compte de moi à moi-même […]. Je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur ». Jusqu’en 1822, accaparé par ses fonctions de pair de France, d’ambassadeur puis de ministre de Louis XVIII, il ne put achever que la partie consacrée à son enfance et à sa jeunesse jusqu’à son retour d’émigration en 1800.
Ce n’est que dans les années qui suivirent la Révolution de juillet 1830, au fil des réécritures et des corrections, que l’œuvre prit une toute autre ampleur. « L’Enchanteur », qui s’affirma sur ses vieux jours comme le défenseur acharné des Bourbons détrônés, ambitionnait désormais d’écrire non plus le récit de sa vie, mais celui de son époque, tout en se plaçant au centre des événements et au plus près des grands acteurs du temps, quitte à enjoliver la réalité. Il consacra ses années de vieillesse à ce travail acharné, avant de signer un contrat d’édition en 1836. Le texte des Mémoires d’outre-tombe fut achevé vers 1842, mais il continua à l’amender jusqu’à sa mort en 1848 : son manuscrit fut retrouvé dans un coffre en bois blanc au pied de son lit de mort.
Connu pour corriger sans cesse ses écrits, Chateaubriand a détruit énormément de ses papiers de travail, mais il en a aussi égaré beaucoup au fil des ans, en a offert certains, et quelques-uns lui ont même été volés. Il existe ainsi de nombreux témoins rescapés de la genèse des Mémoires d’outre-tombe, soit des feuillets isolés considérés par les admirateurs de Chateaubriand comme des reliques, dont beaucoup circulent sur le marché de l’art ou se retrouvent dans des collections privées, soit des carnets de notes.
C’est notamment le cas d’un carnet de format oblong de 55 feuillets, intitulé Mémoires de ma vie, acquis en 1995 par la Bibliothèque nationale de France (NAF 26232) et visible de mai à septembre 2023 dans le Musée de la BnF. Ce manuscrit permet de mieux comprendre la méthode de travail de Chateaubriand, qui semble avoir rédigé son premier jet d’une seule traite, avec peu de ratures, avant de reprendre, de corriger et d’amender son texte des années plus tard. Ce format atypique (14 cm de haut sur 26 cm. de large) semble avoir été privilégié par Chateaubriand pour ses premiers travaux autobiographiques, qui conservaient un caractère personnel et même intime, ses travaux littéraires, destinés à être lus et commentés au sein de son cercle d’amis, étant au contraire écrits sur des feuilles de papier libre, comme en témoigne la comtesse de Boigne qui raconte l’avoir vu travailler à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et surtout pleurer d’émotion en lisant Le dernier des Abencérages au milieu d’un cercle d’admirateurs, la mémorialiste moquant à cette occasion son ego exacerbé.
Dans les premiers feuillets de ce carnet, on retrouve les mêmes passages que dans une copie partielle des trois premiers chapitres du livre I faite par Mme Récamier en 1826 (NAF 14083), ce qui en prouve, s’il en était besoin, l’authenticité. C’est là que figurent les passages rédigés par Chateaubriand début 1812 sur son enfance à Saint-Malo, son éducation et sa vie de famille. Il y évoque notamment sa dévotion à la Sainte-Vierge :
On avait eu soin de me faire connaître et aimer ma protectrice. Son image était placée auprès de mon lit. Je la retrouvais partout, dans les ex-voto et dans les chapelles ; la première chose que j’ai sue par cœur est un cantique de matelots.
Les feuillets suivants, qui correspondent au début du livre III, ont été rédigés à partir de 1817, comme l’annonce la première page :
Dans quelques fragments du chapitre 3 du livre III, Chateaubriand relate ensuite ses années passées dans le vieux château familial de Combourg :
Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande dans le château. On éprouvait en y entrant la même sensation qu’à la Chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci, je traversai un désert dont la solitude allait toujours croissant. […] Le calme morne du château était augmenté par l’humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et des gens autour de lui, il nous avait dispersés dans tous les coins de l’édifice.
Il semble pourtant, dans ces premières pages, retenir sa plume, évitant encore de trop chercher à comprendre sa propre destinée en interprétant les bouleversements de son époque, comme le montre un passage abondamment raturé, finalement tronqué dans la version publiée :
Je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales : c’est de l’impression qu’elles ont faites sur mon éducation et du caractère de mon esprit en contradiction avec ces mœurs, que s’est formé en moi ce mélange d'idées chevaleresques et d'idées indépendantes que j'ai répandues dans mes ouvrages : gentilhomme et écrivain, j'ai été bourboniste par honneur, royaliste par raison et républicain par goût.
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