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Sur un carnet de Chateaubriand

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15 juin 2023

Les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand sont un monument de la littérature française, mais peu de manuscrits autographes en subsistent. Un carnet exposé en ce moment dans le Musée de la BnF permet de mieux comprendre la conception de ce chef-d'œuvre autobiographique.

François-René de Chateaubriand, gravure de Laugier d'après Girodet, 1917

La genèse des Mémoires d’outre-tombe s’étend sur trois décennies, les premières allusions dans les écrits de Chateaubriand à un projet autobiographique remontant à 1803, époque de son séjour auprès du cardinal Fesch à l’ambassade de France à Rome. Dans une lettre datée de 1809, l’auteur déjà célèbre d’Atala et du Génie du christianisme ambitionnait encore de simplement « rendre compte de moi à moi-même […]. Je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur ». Jusqu’en 1822, accaparé par ses fonctions de pair de France, d’ambassadeur puis de ministre de Louis XVIII, il ne put achever que la partie consacrée à son enfance et à sa jeunesse jusqu’à son retour d’émigration en 1800.

Ce n’est que dans les années qui suivirent la Révolution de juillet 1830, au fil des réécritures et des corrections, que l’œuvre prit une toute autre ampleur. « L’Enchanteur », qui s’affirma sur ses vieux jours comme le défenseur acharné des Bourbons détrônés, ambitionnait désormais d’écrire non plus le récit de sa vie, mais celui de son époque, tout en se plaçant au centre des événements et au plus près des grands acteurs du temps, quitte à enjoliver la réalité. Il consacra ses années de vieillesse à ce travail acharné, avant de signer un contrat d’édition en 1836. Le texte des Mémoires d’outre-tombe fut achevé vers 1842, mais il continua à l’amender jusqu’à sa mort en 1848 : son manuscrit fut retrouvé dans un coffre en bois blanc au pied de son lit de mort.

 

Hôtel où est mort Chateaubriand, rue du Bac à Paris. Photographie d'Eugène Atget, 1899. BnF, Estampes et photographie

Connu pour corriger sans cesse ses écrits, Chateaubriand a détruit énormément de ses papiers de travail, mais il en a aussi égaré beaucoup au fil des ans, en a offert certains, et quelques-uns lui ont même été volés. Il existe ainsi de nombreux témoins rescapés de la genèse des Mémoires d’outre-tombe, soit des feuillets isolés considérés par les admirateurs de Chateaubriand comme des reliques, dont beaucoup circulent sur le marché de l’art ou se retrouvent dans des collections privées, soit des carnets de notes.

Édition originale des Mémoires d'outre-tombe, 1849. BnF, Réserve des livres rares

C’est notamment le cas d’un carnet de format oblong de 55 feuillets, intitulé Mémoires de ma vie, acquis en 1995 par la Bibliothèque nationale de France (NAF 26232) et visible de mai à septembre 2023 dans le Musée de la BnF. Ce manuscrit permet de mieux comprendre la méthode de travail de Chateaubriand, qui semble avoir rédigé son premier jet d’une seule traite, avec peu de ratures, avant de reprendre, de corriger et d’amender son texte des années plus tard. Ce format atypique (14 cm de haut sur 26 cm. de large) semble avoir été privilégié par Chateaubriand pour ses premiers travaux autobiographiques, qui conservaient un caractère personnel et même intime, ses travaux littéraires, destinés à être lus et commentés au sein de son cercle d’amis, étant au contraire écrits sur des feuilles de papier libre, comme en témoigne la comtesse de Boigne qui raconte l’avoir vu travailler à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et surtout pleurer d’émotion en lisant Le dernier des Abencérages au milieu d’un cercle d’admirateurs, la mémorialiste moquant à cette occasion son ego exacerbé.
Dans les premiers feuillets de ce carnet, on retrouve les mêmes passages que dans une copie partielle des trois premiers chapitres du livre I faite par Mme Récamier en 1826 (NAF 14083), ce qui en prouve, s’il en était besoin, l’authenticité. C’est là que figurent les passages rédigés par Chateaubriand début 1812 sur son enfance à Saint-Malo, son éducation et sa vie de famille. Il y évoque notamment sa dévotion à la Sainte-Vierge : 

On avait eu soin de me faire connaître et aimer ma protectrice. Son image était placée auprès de mon lit. Je la retrouvais partout, dans les ex-voto et dans les chapelles ; la première chose que j’ai sue par cœur est un cantique de matelots.

NAF 26232, f. 1v

Les feuillets suivants, qui correspondent au début du livre III, ont été rédigés à partir de 1817, comme l’annonce la première page : 

Quatre années se sont écoulées depuis que le livre précédent est écrit. Les dernières lignes de ce livre furent tracées sous la tyrannie expirante de Buonaparte, je commence les premiers mots du livre actuel sous le règne du roi après la seconde Restauration. Ces quatre années du règne des Bourbons m’ont ramené sur la scène du monde. J’ai vu de près les rois, et mes chimères politiques se sont évanouies.
 

NAF 26232, f. 39r

Dans quelques fragments du chapitre 3 du livre III, Chateaubriand relate ensuite ses années passées dans le vieux château familial de Combourg : 

Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande dans le château. On éprouvait en y entrant la même sensation qu’à la Chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci, je traversai un désert dont la solitude allait toujours croissant. […] Le calme morne du château était augmenté par l’humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et des gens autour de lui, il nous avait dispersés dans tous les coins de l’édifice.

NAF 26232, f. 52r

 

Le château de Combourg, carte postale, Bibliothèque municipale de Brest

On y remarque également, sur deux feuillets raturés (f. 48v-49r), un passage célèbre, déjà connu par une copie conservée à la Bibliothèque municipale de Fougères :

Que de fois sur un théâtre plus éclatant, j’ai regretté le petit monde où se cacha ma jeunesse

On retrouve en germe dans ce manuscrit beaucoup de traits caractéristiques de l’œuvre définitive. La nostalgie d’une époque enfuie, l’écrasante conscience d’une vertigineuse accélération du temps entraînée par la rupture irrémédiable advenue en 1789, la double posture d’historien de son temps et d’historien de lui-même assumée par Chateaubriand, pour qui le simple récit d’une enfance bretonne à jamais disparue finit par devenir le reflet de tout un monde de traditions emportées par la tourmente révolutionnaire : 

J’aimerais encore à me rappeler les mœurs de mes parents, ne fussent-elles qu’un souvenir touchant et agréable pour moi seul. Mais je me plairais d’autant plus à en retracer le tableau qu’il semblera fait d’après ces vignettes que l’on trouve dans les manuscrits du Moyen Âge : du temps présent au temps que je vais peindre, on peut croire qu’il y a trois cent ans.

 

NAF 26232, f. 44v

Il semble pourtant, dans ces premières pages, retenir sa plume, évitant encore de trop chercher à comprendre sa propre destinée en interprétant les bouleversements de son époque, comme le montre un passage abondamment raturé, finalement tronqué dans la version publiée : 

Je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales : c’est de l’impression qu’elles ont faites sur mon éducation et du caractère de mon esprit en contradiction avec ces mœurs, que s’est formé en moi ce mélange d'idées chevaleresques et d'idées indépendantes que j'ai répandues dans mes ouvrages : gentilhomme et écrivain, j'ai été bourboniste par honneur, royaliste par raison et républicain par goût.

 

NAF 26232, f. 46r

Ce manuscrit est donc très différent de l’œuvre telle qu’on la connaît aujourd’hui. Il y manquait en réalité la vision prophétique, que Chateaubriand n’assuma qu’après 1830, en défendant par amour de la fidélité et par sens de l’honneur une royauté à jamais disparue, tout en entrevoyant « l’avenir républicain du monde ». On peut ici faire le lien avec un autre manuscrit conservé à la BnF. Rédigé dans les années 1830, il contient le brouillon de la conclusion des Mémoires d’outre-tombe, copié par le secrétaire Hyacinthe Pilorge, et corrigé par Chateaubriand d'une écriture plus tremblante, dans quelques pages annonçant l’effacement des rois et l’avènement de la démocratie non seulement en France mais aussi en Europe : 

Les idées les plus hardies sur la propriété, l’égalité, la liberté sont proclamées soir et matin au nez des monarques qui ne savent que trembler sur leurs genoux flageolants derrière une triple haie de soldats suspects. Le déluge de la démocratie les gagne, ils montent d’étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leur palais, d’où ils se jetteront à la nage par des lucarnes. […] La Révolution française n’est plus qu’un point de la Révolution générale.

NAF 26304, f. 5r

Du fait de la dispersion des sources, l’histoire de la genèse des Mémoires d’outre-tombe semble définitivement impossible à écrire, même si les quelques manuscrits conservés à la BnF sont déjà riches d’enseignements. Au fil des variantes, chaque feuillet laisse non seulement entrevoir comment s’est construite la pensée de Chateaubriand, sa vision de l’histoire et les enseignements philosophiques qu’il tire de son époque, mais aussi, par les ratures et les tâtonnements, les dessous stylistiques de la construction d’une œuvre majeure, une des plus bouleversantes de la langue française.
 

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