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Mascarade à la Grecque : enquête sur un curieux recueil d'estampes du XVIIIe siècle

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Un intrigant recueil de gravures du XVIIIe siècle, figurant dans les collections du Département des Estampes et de la photographie de la BnF, a récemment été numérisé. Mais de quoi s'agit-il exactement ? Représentation moqueuse des moeurs de l'époque, critique d'un goût antiquisant incertain à la mode pourtant passée, ou évocation déguisée des intrigues à la Cour du Duché de Parme, qui fut un temps surnomée "l'Athènes d'Italie" ?

Benigno Bossi d'après Alexandre-Ennemond Petitot, La mariée à la Grecque, 1771, eau forte (détail)
 
              Ennemond-Alexandre Petitot (1727-1801), architecte originaire de Lyon, a dessiné une série de caricatures à la sanguine qui ont été gravées en 1771 par Benigno Bossi (1727-1793). Réunies dans un recueil intitulé Mascarade à la Grecque et dédié à Guillaume Du Tillot, Marquis de Felino, les huit planches représentent quatre couples et une neuvième montre Petitot lui-même, vêtu à l’antique, prenant la pose devant une pyramide.  

 

 

                Il serait possible de rapprocher ces estampes d’autres caricatures de la même veine qui ont connu un certain succès. En effet, dans un esprit comparable, Nicolas II de Larmessin publie vers 1700 une suite de quatre-vingt-dix-sept gravures représentant les métiers. Les costumes des personnages sont constitués des instruments et attributs de leurs professions. Tout l’environnement concourt également à construire un discours sur la fonction représentée. Ainsi, dans l’exemple ci-dessous, la cuirasse de l’artificier est constituée d’engins explosifs, de trompes et pots-à-feu. L’homme est en train d’allumer une fusée, d’autres partent derrière lui, animant la façade et le jardin d’un palais. La magnificence de la fête semble contribuer à la renommée du lieu puisque l’allégorie du même nom embouche sa trompette sur le toit.

 

Nicolas Larmessin, Habit d'Artificier, ca.1700, eau-forte et burin.
Département des Estampes et de la photographie

 
              Mais à bien y regarder, la Mascarade à la Grecque repose sur un principe quelque peu différent et relève plus de la critique moqueuse des mœurs de la société. Cette critique toucherait le « goût à la grecque » qui a eu cours dans la première moitié des années 1760. En 1763, La correspondance littéraire, philosophique et critique du Baron von Grimm témoigne de cette mode « si générale, que tout se fait aujourd’hui à la grecque. La décoration extérieure et intérieure des bâtimens, les meubles, les étoffes, les bijoux de toute espèce, tout Paris est à la grecque. Cet excès est ridicule, sans doute ; mais qu’importe ? ». Le texte souligne ensuite l’apparition précoce des premières caricatures. Il rapporte ainsi que le peintre, architecte et dramaturge Carmontelle « a voulu se moquer un peu de la fureur du goût grec, en publiant un projet d’habillement d’homme et de femme, dont les pièces sont imitées d’après les ornemens que l’architecture grecque emploie le plus communément dans la décoration des édifices ». Il a été suivi « tout de suite par des singes qui ne savent que contrefaire ; ils ont publiés une suite d’habillemens à la grecque, sans esprit et d’un goût détestable »
.
         Comme ceux de Carmontelle, les personnages de Petitot sont tous vêtus d’ornements et d’éléments d’architecture antiquisants. Ils sont groupés par paires, associant les pendants féminins et masculins d’une même fonction voire d'un même rôle :   
  • La vivandière et le grenadier
  • La bergère et le berger
  • La mariée et l’époux
  • La sacerdotesse et le jeune moine

                La vivandière conserve quelques attributs de son métier (le gibier à la ceinture, le balai, du matériel de cuisine et un four qui brûle au centre de son corps, dans une position plus que suggestive). Le grenadier porte étrangement des flèches dans deux carquois. Son équipement ne correspond pas aux représentations du costume de son corps. Enfin, la bergère tient une quenouille. Les autres personnages, en revanche, ne sont pas pourvus d’éléments réellement signifiants, à l’exception peut-être de l’inscription en hébreu sur le scapulaire du jeune moine.
 

Charles Eisen, Grenadier à cheval, 1756, eau-forte.
Département des estampes et de la photographie

  

                L'auteur des dessins, lui, se représente en véritable personnification de l’architecture, montrant le plan avec le compas, en appui sur un livre (probablement un traité comme celui de Vitruve) posé sur une colonne. Le chapiteau composite cassé et renversé est posé à ses pieds. Une pyramide occupe le fond de l’image. Un jeu de miroir est ainsi construit entre l’Architecture comme concept personnifié auquel Petitot prête ses traits, et sa propre figure comme parfaite incarnation de l’architecture.

 

 

              L’intention de Petitot semble claire. Il a voulu, par ce recueil, se moquer du goût à la Grecque comme l’avait fait Carmontelle avant lui. Pourtant, à la date de parution de la Mascarade à la Grecque, la mode est passée depuis longtemps. En 1777, le Dictionnaire des origines, découvertes, inventions ou établissements, ou Tableau historique de l’origine et  des progrès de tout ce qui a rapport aux sciences et arts rappelle en son tome 2 :  « On a inventé, il y a quelques années, une mode, qui est plutôt un nom qu’une réalité, & qu’on appelle mode à la grecque. Les hommes  & les femmes du grand ton ne se coëffoient et ne s’habilloient qu’à la grecque, & tout se faisoit à la grecque chez les Artistes & les Ouvriers. Cette mode, quelque répandue qu’elle ait été, a fait place à plusieurs autres, qui se sont succédé rapidement ; le caprice, la vanité, le luxe, la coquetterie enfantent encore tous les jours de nouveaux ajustemens & de nouvelles modes : le goût pour la frivolité semble être devenu le goût dominant de la Nation ; il est à craindre que nous ne retombions dans les parures bizarres & ridicules de nos ancêtres ». Dès lors, il est possible de lire légèrement différemment le recueil.
 
                D’une part, la figure de Petitot-Architecture témoigne d’une forme d’autodérision car il a lui-même donné dans ce gout « à la grecque » dans ses jeunes années. D'autre part, il n’est pas exclu que la tenue de Petitot, plus égyptisante que grecque, soit une manière de souligner qu’une autre mode, celle d’un goût pour l’Égypte, peut elle aussi être regardée avec humour. Cet humour se retrouve dans la composition des figures dont les ornements sont agencés sans ordre. En page de titre, les colonnes semblent littéralement passer à travers l’architrave qu’elles sont censées soutenir et elles n’opposent leur force qu’à deux brûle-encens. Chez la vivandière, un socle de pierre lui sert de couvre-chef sur lequel reposent une casserole et un balai. Cette manière de combiner les éléments en se jouant de leurs fonctions architecturales n’est pas sans rappeler, entre autres, les planches de Delafosse dans la Nouvelle Iconologie Historique.

 

 

                Mais l’humour de Petitot ne concerne pas seulement la déconstruction de l’architecture. Deux têtes de boucs ornent la jupe de la mariée. Le jeune moine, quant à lui, emploie les guirlandes de feuillages, simulacres de bras, à barrer le passage vers son sexe. Les allusions sexuelles sont d’ailleurs nombreuses. Il suffit de regarder la chaudière de la vivandière pour s’en convaincre.

 

 

                Il nous faut enfin souligner quelques faits troublants concernant la publication du recueil, à Parme en octobre 1771. Le Duché de Parme et Plaisance est gouverné depuis 1731 par la Maison de Bourbon-Parme, branche cadette des Bourbons d’Espagne. Philippe Ier, duc de Parme et gendre de Louis XV, gouverne de 1748 à 1765. Il a été élevé à Paris et a souhaité s’entourer d’artistes français. En 1759, il nomme Guillaume Du Tillot Premier ministre, qui a été intendant général du coffre puis ministre de l’Économie et des Affaires étrangères pendant plus de dix ans. Le recueil lui est dédié sous le titre de « Marquis de Felino », titre qui lui est accordé en 1764. Il restaure notamment l’Accademia di Belle Arti, crée « une véritable école autour du peintre Laurent Pécheux, des sculpteurs Jean-Baptiste Boudard et Laurent Guiard, et surtout Ennemond Petitot ». Le renouveau culturel et économique du Duché lui vaut le surnom d’ « Athènes d’Italie ».
 
                En 1765, Don Philippe meurt et son fils, Don Ferdinand, alors âgé de 14 ans, lui succède. Puis l’infant entre en âge de se marier. Du Tillot soutient le parti de Marie-Béatrice d’Este qui aurait permis la réunion des duchés de Parme-Plaisance et de Modène. Le Duc de Choiseul propose Mademoiselle d’Orléans dont la fortune aurait fort servi les intérêts de Don Ferdinand. D'autres possibilités sont évoquées, mais c’est finalement Marie-Amélie de Habsbourg-Lorraine, fille de Marie-Thérèse d’Autriche et donc sœur de Marie-Antoinette, qui est retenue. Elle conserve contre Du Tillot, qui lui préférait une autre, une rancœur qui ne se dément pas avec le temps. Les archives rapportent des évènements qui laissent penser que le caractère de la princesse était fort difficile. De son côté, l’infant était très pieux jusqu’à la dévotion et alors qu’on lui recommandait d’en modérer les démonstrations, il répondit « que dans les malheurs domestiques qu’il éprouvait et dont il ne voulait pas se plaindre, il ne trouvait de consolation qu’au pied des autels ». Affilié à l’ordre des dominicains, il a pour singulière habitude d'en porter le scapulaire les jours de grandes fêtes, et même, bien qu'il se refuse à le reconnaître, sous sa chemise, selon ce que rapporte le marquis de Chauvelin.

 

 

                Les ennemis de Du Tillot s’allient Marie-Amélie en accusant le ministre de manœuvres vouées à faire échouer le mariage. Elle tente à son tour d’influencer l’opinion que son époux a de son ministre et va jusqu’à l’accuser de vouloir se séparer d’elle, ce qui aurait été rendu possible par le fait que le mariage n’avait pas encore été consommé. En effet, l’infant semble avoir éprouvé de ce côté quelques difficultés qui ont duré environ trois mois après les noces. Louis XV envoie le marquis de Chauvelin pour apaiser les tensions et indique dans une lettre à Don Ferdinand qu’il doit garder sa confiance en son ministre. Des engagements sont pris en ce sens.
 
                Les conflits repartent pourtant en décembre 1770 sur une question d’étiquette mettant en opposition Du Tillot d’un côté, M. de Revilla et M. de Boisgelin de l’autre. Cette affaire marque le point de départ de la chute définitive de Du Tillot qui perd au même moment son appui à Versailles, le Duc de Choiseul, exilé. En janvier 1771, l’infant écrit au roi d’Espagne dans le but de faire limoger Du Tillot. Une délégation espagnole et une délégation française sont envoyées. Elles arrivent mi-juillet. En août, le comte de Durfot, émissaire français, avait averti son gouvernement de l’impossibilité de maintenir Du Tillot dans son poste. Les événements se précipitent. La vindicte populaire se tourne également contre le ministre, les placards sont virulents : « Meurent Du Tillot, sa suite et sa canaille ! » peut-on lire sur la porte même de l'intéressé. La rumeur enfle et fait courir le bruit que Du Tillot aurait tenté d’emprisonner l’infante. Le 3 novembre, finalement, le successeur Du Tillot est désigné, le 14 sa destitution lui est signifiée. Il quitte Parme le 19 novembre. Le roi d’Espagne lui fait accorder une pension viagère de 9000 livres et le 30 janvier 1772, le roi de France en fait autant, lui signifiant explicitement dans le décret la satisfaction qu’il a eue de ses services.  
 
                Christophe Leribault a supposé, dans le catalogue de l’exposition L’Antiquité rêvée, que la publication du recueil, dédicacé à Du Tillot, en octobre 1771, avait alors pu embarrasser Petitot. Cependant, la chute du ministre a commencé depuis plusieurs mois à la parution, et Petitot ne pouvait l’ignorer. Par ailleurs, bien que l’architecte conserve ensuite ses fonctions à l’Académie, il se trouve lui aussi écarté de la cour. Les estampes, exécutées d’après des dessins qui étaient dans la collection de Du Tillot pourrait alors tout aussi bien porter la marque d’une certaine nostalgie des années pendant lesquelles le ministre a fait fleurir la culture à la cour du duché. En fin d'ouvrage, l'avertissement signé par le graveur, Benigno Bossi, concernant la suppression du titre d'Excellence plaide également dans ce sens. Une telle lecture ferait résonner bien différemment la rencontre des expressions « Athènes d’Italie » et « Mascarade à la Grecque ». Des éclairages complémentaires quant à l’intention de Petitot et Bossi à la publication des planches pourraient certainement nous être apportés par la personnalité des possesseurs du recueil et par la connaissance de sa diffusion. Nous savons en tout cas que Du Tillot en possèdait trois tirages, en plus des dessins à la sanguine qu'il avait conservés. Ces exemplaires passe en vente en 1775, après son décès.
 
                Le recueil du département des Estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France est entré dans les collections en 1823 à l’occasion de la vente des biens de Charles-Gilbert Morel de Vindé. Il est probable que lui-même le tenait de son oncle, Gilbert Paignon-Dijonval, dont il avait hérité la collection. Nous avons trouvé quelques autres traces du recueil dans les catalogues de vente et avons pu constater sa présence dans les bibliothèques italiennes et françaises, ce qui signifie qu’il a été diffusé des deux côtés des Alpes. Son caractère intriguant est relevé dès 1774 dans les Nouvelles littéraires, contenant l’annonce raisonnée des ouvrage les plus intéressans qui paroissent qui souligne : « L’Avertissement, gravé sur le premier Titre de ce volume, est tourné de manière assez obscure » et le recommande finalement à comme « modeles à ceux qui prennent des masques de caractere dans les Bals publics », semblant prendre à la lettre le mot mascarade.
 
               Pour finir de poser les données du problème, il convient enfin signaler une acception de l'expression « à la grecque » comme synonyme de mauvais. L'origine semble pouvoir en être retrouvée dans une anecdote. Mademoiselle de Gournay avait montré à Monsieur de Racan des épigrammes qu'il ne trouve pas bons. Il le lui fait observer, mais elle lui répond de ne point s'en soucier, qu'il s'agit d'épigrammes à la Grecque. Quelques temps après, invités tous deux chez Monsieur de Lorme, ils se voient servir un mauvais potage. Mademoiselle de Gournay en fait la remarque à Monsieur de Racan. Celui-ci lui répond alors : « C'est une soupe à la grecque ! ». L'histoire se répand. Une méchante soupe ou un mauvais cuisinier sont désormais dits « à la grecque ». Nous retrouvons la persistance de ce sens au XVIIIe siècle dans une estampe, Le Scribe, marchand d'images à la Grecque. Le vêtement du marchand n'a rien d'antique. En revanche, tous les éléments concourent à souligner son incompétence.  

 

 

                En combinant tous ces éléments, la Mascarade à la Grecque demeure bien intrigante. Quelle qu'en soit la lecture, le regard attentif s’amusera en tout cas sûrement à en découvrir les nombreux calembours visuels.

 

Voir aussi

La sélection "L'estampe au XVIIIe siècle"
 

Et ailleurs

 

- Les podcasts des conférences sur les relations entre la France et l'Italie au XVIIIe siècle, organisées par le département Philosophie, Histoire et Sciences. 
L'Antiquité rêvée, Innovations et résistances au XVIIIe siècle, Guillaume  Faroult, Marc  Fumaroli, Christophe  Leribault, Guilhem  Scherf, éditions du Musée du Louvre/Gallimard, 2010
- La Suite des vases tirée du cabinet de M. du Tillot dessinée par Alexandre-Ennemond Petitot et gravée par Benigno Bossi en 1764. 
- Sur la biographie de Guillaume Du Tillot, l'étude ancienne mais très documentée de Charles Nisard, Guillaume Du Tillot, un valet ministre et serétaire d'Etat, épisode de l'histoire de France en Italie de 1749 à 1771, Paris, P. Ollendorf, 1887.

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