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La justice selon Molière

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14 octobre 2022

Certains historiens affirment que Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, fut un apprenti juriste avant de se consacrer à l’écriture et au théâtre qui firent de lui l’un des monuments du patrimoine littéraire français.

Eugène Silvain dans Tartuffe, dessin de Yves Marevéry, 1906

Molière, juriste avant d'être avocat ?

La formation juridique de Molière expliquerait sa parfaite connaissance du langage, des arcanes et des modes de fonctionnement du droit et de la justice auxquels il ne ménagea ni ses critiques ni ses coups de griffes, ce qui lui valut de nombreux démêlés judiciaires.

Selon un contemporain de Molière, Charles Boullanger de Challuset, auteur d'une comédie satirique intitulée Élomire hypocondre, ou Les Médecins vengés (Élomire est une anagramme de Molière), Jean-Baptiste Poquelin devait devenir avocat. Ce point n’est cependant pas attesté. Quoi qu’il en soit, Molière, fort heureusement pour la gloire des Lettres françaises, décida de fonder sa troupe de théâtre et rédigea ses premières œuvres.

Molière et le droit par Ferdinand Sanlaville, 1913

Molière est aujourd’hui un classique, un auteur qui traverse les siècles et dont la lecture est riche d’enseignements pour le passé mais également pour le présent, et même l’avenir, tant son propos est intemporel. Il a su, mieux que quiconque, déceler, décrire et moquer les travers et le ridicule de la nature humaine  et de diverses institutions. La justice et ses représentants n’ont évidemment pas échappé à l’acuité ironique de son regard critique.

Critique du système judiciaire et de la corruption

Par le rire et le ridicule qui permettent, au moins partiellement et temporairement, d’éviter la censure, Molière va ainsi chercher à dénoncer les travers et les abus d’un système judiciaire étouffant et trop souvent corrompu. Ainsi, dans la scène V de l’acte II des Fourberies de Scapin, Scapin offre une description picaresque de la justice de son temps.

Les fourberies de Scapin, comédie de Molière
Costume de Baptiste cadet (Géronte), Maleuvre (graveur), 1807

« (...) Jetez les yeux sur les détours de la justice ; voyez combien d’appels et de degrés de juridiction, combien de procédures embarrassantes, combien d’animaux ravissants par les griffes desquels il vous faudra passer, sergents, procureurs, avocats, greffiers, substituts, rapporteurs, juges et leurs clercs.

Il n’y a pas un de tous ces gens-là qui, pour la moindre chose, ne soit capable de donner un soufflet au meilleur droit du monde. Un sergent baillera de faux exploits, sur quoi vous serez condamné sans que vous le sachiez. Votre procureur s’entendra avec votre partie, et vous vendra à beaux deniers comptants. Votre avocat, gagné de même, ne se trouvera point lorsqu’on plaidera votre cause, ou dira des raisons qui ne feront que battre la campagne, et n’iront point au fait. Le greffier délivrera par contumace des sentences et arrêts contre vous. Le clerc du rapporteur soustraira des pièces, ou le rapporteur même ne dira pas ce qu’il a vu.

Et quand, par les plus grandes précautions du monde, vous aurez paré tout cela, vous serez ébahi que vos juges auront été sollicités contre vous, ou par des gens dévots, ou par des femmes qu’ils aimeront. Eh ! Monsieur, si vous le pouvez, sauvez-vous de cet enfer-là. C’est être damné dès ce monde que d’avoir à plaider ; et la seule pensée d’un procès serait capable de me faire fuir jusqu’aux Indes.»

 De la même façon, dans Le Misanthrope, acte V scène I, Alceste s'indigne contre la corruption de l'appareil judiciaire qui « renverse le bon droit et tourne la justice ».

Le misanthrope : costume de Perrier (Alceste), 1820

 J'ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d'une fausseté noire !
Toute la bonne foi cède à sa trahison !
Il trouve, en m'égorgeant, moyen d'avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l'artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !

Démêlés de Molière avec la justice

Ces critiques et ces attaques ne restèrent cependant pas sans réponse de la part de l’institution judiciaire royale qui chercha à plusieurs reprises à faire interdire les pièces de Molière.

C’est principalement contre le Tartuffe, pamphlet impitoyable sur l’hypocrisie cléricale, que se concentrèrent les procédures judiciaires, aboutissant à un véritable bras de fer entre l’auteur et la justice.

  La seconde interdiction de Tartuffe, Édouard Thierry, 1667

Molière va ainsi tenter pendant plusieurs années de faire lever l’interdiction de la pièce en multipliant les initiatives auprès du roi, tout en continuant à brocarder les institutions dans ses nouvelles pièces, comme Don Juan ou Le Misanthrope.

Le Tartuffe, ou l'Imposteur, comédie par J.-B. P. de Molière
[avec la préface et les trois placets au Roy]

L’histoire mouvementée de cette pièce va d’ailleurs donner lieu à l'écriture des trois principaux textes non théâtraux de Molière — les requêtes ou « placets » présentés au roi en 1664 et 1667 et la préface de l'impression de 1669.

Molière, esprit libre

Suivant la mise en garde de Sainte-Beuve, il ne faut pas voir Molière « beaucoup plus radicalement agressif contre la société de son temps qu’il ne crût l’être », en le voyant anachroniquement comme une sorte de « prérévolutionnaire ».

Notice sur la vie et les ouvrages de Molière,
M. Sainte-Beuve, 1869

Molière ne fut pas moins incontestablement l’un des grands esprits libres de son époque, ne ménageant aucun des puissants, aucun des dogmes, ni aucun des pouvoirs et surtout pas celui censé être par essence le lieu de l’équité, de la probité et de la vertu, à savoir la justice.

Pour aller plus loin

- Série du blog Gallica Molière 2022
- Molière : Procès-verbal de sa mort
, Paris : Devriès
- Louis XIV (1638-1715 ; roi de France), Ordonnance portant défense à tous autres comédiens que ceux de la rue Mazarin, de jouer le « Malade imaginaire » de Molière , Acte royal. 1674-01-07. Saint-Germain-en-Laye
- Buchère, Ambroise (1820-1906), La langue du droit et les hommes de justice dans le théâtre de Molière , Paris : de Soye, 1894
- Conesa, Gabriel (1944-….), Le Pauvre Homme ! Molière et l’affaire du Tartuffe, Paris, L’Harmattan, 2012
- Fournier, Édouard (1819-1880), Molière et le procès du pain mollet, 1855
- Gaulot, Paul (1852-1937) ; Le Procès de la fausse épouse de Molière
- La Pijardière, Louis Lacour de (1832-1892), Le Tartuffe par ordre de Louis XIV , Reprod. en fac-sim., Nîmes : C. Lacour, 1999
- Maury, Nicolas (1979-....), Le procès de Molière : théâtre, La Rochelle : Alna éd., cop. 2011
- Prest, Julia (1972-....) , Controversy in French drama: Molière's "Tartuffe" and the struggle for influence, New York : Palgrave Macmillan, 2014
- Rey, François (1950-….)/Lacouture Jean (1921-2015), Molière et le roi : l’affaire « Tartuffe », Seuil, 2007

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