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Vers le romain

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La rupture entre Moyen Âge et Renaissance a des répercussions en calligraphie et en typographie : au 15e siècle, en Italie, les prototypographes s’approprient le style dit "romain" au détriment du style dit "gothique" (synonyme de "barbare" dans le discours de l’époque).

M. T. Ciceronis Epistolae ad Brutum, ad Quintum fratrem, ad Octavium et ad Atticum, Cicéron, Nicolas Jenson, Venezia, 1470

La dichotomie gothique-romain

Cinq formes d’écriture manuscrite entrent alors en concurrence en Europe : la Textura (qui sert de modèle pour imprimer la Bible à 42 lignes de 1455, le Psautier de Mayence de 1457 et le Psalterium benedictinum de 1459) ; la Rotunda, populaire en Italie ; la Bastarda ou gothique bâtarde (aussi nommée Schwabacher en Allemagne) ; l’écriture humanistique (scriptura humanistica), la future romaine ; enfin, l’écriture cursive (cancellaresca corsiva), à l’origine de l’italique introduit en 1501 par Alde Manuce. Chacune d’entre elles possède sa destination propre, car leur usage est codifié et leur lectorat cloisonné : "À chaque catégorie d’ouvrages — et par conséquent de lecteurs — correspond […] un caractère déterminé", indique Henri-Jean Martin dans L’Apparition du livre (Albin Michel, 1958, p. 114).

Comment les trois premières, qui sont gothiques, cèdent-elles le pas à l’écriture humanistique ? Les érudits italiens, non contents de restaurer les classiques de l’Antiquité, élaborent aussi des modèles calligraphiques pour les siècles à venir. L’écriture fere-humanistica de Pétrarque ("presque humanistique", selon les paléographes), que l’on peut voir sur cet exemplaire du Liber rerum senilium ou dans une note autographe de ce manuscrit de Prosper d’Aquitaine, ressuscite la minuscule caroline du 9e siècle : le poète souhaite le retour à une lettre claire et sobre, sans ornementation inutile. Ce sera la littera antiqua, qui deviendra l’objet d’une admiration et d’une vogue chez les humanistes de Florence, d’une part, de Venise et Padoue, d’autre part. Elle sera peu à peu adoptée par les scribes des chancelleries municipales de la Péninsule puis reproduite à l’identique par les typographes : "L’apparition de l’imprimerie n’entraîne pas de révolution soudaine dans la présentation du livre", note Henri-Jean Martin (ibid., p. 112). L’anatomie du caractère typographique romain est donc tributaire de l’écriture humanistique, au moins pour les bas de casse.

Nicolas Jenson : le premier romain dans sa forme achevée

Il est possible de dater avec précision la naissance du romain : celle-ci remonte soit à 1469, où Jean de Spire fait paraître les Epistolae ad familiares de Cicéron ; soit à 1470, où Nicolas Jenson met sous presse les Epistolae ad Brutum, ad Quintum fratrem, ad Atticum de Cicéron et De evangelica praeparatione d’Eusèbe de Césarée. En 1476, il imprime une édition de l’Historia naturalis de Pline l’Ancien, qui montre aussi la pureté de son œuvre. C’est à cet imprimeur que les historiens attribuent la paternité du romain dans sa forme achevée.

Pour décrire cette fonte, Paul McNeil (Histoire visuelle de l’art typographique, Imprimerie nationale Éditions, 2019) souligne "les proportions équilibrées de ses lettres, la régularité des approches entre les lettres et le gris typographique plein de retenue" ; "l’équilibre irréprochable entre la vivacité de la calligraphie de la Renaissance et une certaine retenue typographique". Il ajoute :

Malgré leur grande taille, alignée sur les ascendantes des bas de casse, et leur relative largeur pour certaines, les capitales respectent les proportions des inscriptions romaines classiques. Les bas de casse sont clairement influencés par la calligraphie italienne de l’époque : nombre de lettres reproduisent le tracé de la plume à bec large. Les empattements sont robustes et franchement obliques : dans le cas des minuscules, ils se fondent dans les montants avec fluidité, tandis que ceux des capitales sont rectangulaires et sans congé.

Nicolas Jenson organise, dès 1471, soit seulement un an après son installation à Venise, le commerce de ses fontes et, plus rarement, de ses matrices. Après 1473, où une crise de surproduction affecte le secteur de l’imprimerie, il change de stratégie éditoriale : il délaisse lui-même les ouvrages en romain (seulement douze éditions entre 1474 et 1480, date de sa mort) et se tourne vers les livres religieux et juridiques composés en Rotunda (quarante-six éditions dans la même période), bien plus lucratifs.

En Europe, de manière générale, les imprimeurs continuent d’avoir recours aux caractères gothiques. Henri-Jean Martin (op. cit., p. 120-121) détaille : "L’immense masse des bourgeois et des gens du commun, habitués à déchiffrer l’écriture manuscrite, restent longtemps fidèles à la gothique bâtarde qui s’en rapproche plus que le romain ou l’italique. Les Chroniques gargantuines, ne l’oublions pas, destinées à être achetées aux foires de Lyon par un vaste public populaire sont imprimées en caractères gothiques : longtemps, donc, on continue d’utiliser la lettre bâtarde traditionnelle pour imprimer les livres populaires, almanachs et 'plaquettes tohiques'."

Les Croniques admirables du puissant roy Gargantua, Guillaume de Bossozel, Paris, 1534

Les caractères gotico-antiqua et proto-romains

L’évolution de la typographie vers le romain se fait de manière très progressive, sans rupture soudaine. Suivant Jérôme Knebusch, un "espace de tension" se constitue entre gothique et romain, qui concerne une soixantaine de fontes des styles gotico-antiqua et proto-romain.

Il avance : "Les types en question, créés entre 1459 et 1470, sont tous caractérisés par une tendance romaine ayant des racines gothiques, ou par un dessin quasi romain ayant des réminiscences gothiques. Nous savons que les caractères n’évoluent pas par dérivation directe ; leur mutation s’explique souvent par des raisons paléographiques, et les relations et influences sont toujours complexes. Néanmoins il est possible de positionner un dessin sur un axe principal Durandus-Subiaco-Jenson" ("Drôles de types", in Marc Monjou (dir.), Azimuts, no 48-49, Le Type. Règne, crise et critique, Esadse / Cité du design, 2018, également accessible en ligne. Voir aussi Caractères du 15e siècle entre gothique et romain, Ensad Nancy / Atelier national de recherche typographique / Poem, 2021, actes du colloque accessibles ici).

Le Durandus est créé par Johann Fust et Peter Schöffer, en 1459, à Mayence, pour imprimer le Rationale Divinorum Officiorum, ouvrage liturgique rédigé par l’ecclésiastique français Guillaume Durand. Le Subiaco est dessiné et gravé par Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz, en 1465, au monastère de Subiaco, pour l’édition du De Oratore de Cicéron (il est classé comme "proto-romain").

Ces deux exemples témoignent de l’efflorescence de la création typographique entre 1455 (date d'impression de la Bible de Gutenberg) et 1480 (date du décès de Nicolas Jenson), alors que le caractère romain de ce dernier s’impose peu à peu par son excellence.

Rationale divinorum officiorum, Guillaume Durand, 1459

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