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Gabriel Ferry (Louis de Bellemare, 1809-1852)

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13 mars 2020

Gabriel Ferry, alias Louis de Bellemare, est l’homme qui a véritablement inventé le western à la française et fixé dans notre pays pour près de trois quarts de siècle les images de l’Ouest. Mort dans un naufrage à 42 ans, il est un peu oublié aujourd’hui en raison de la concurrence que lui a faite le cinéma américain, qui a depuis proposé une autre mythologie.

Dans la nuit du 3 au 4 janvier 1852, le navire L’Amazone, faisant route vers les Etats-Unis, voit le feu se déclarer à bord. L’incendie se propageant, deux chaloupes sont mises à la mer, remplies de voyageurs épouvantés. Mais le déferlement des vagues les fait chavirer corps et biens. On en prépare une troisième, la dernière. Un homme refuse d’y monter, préférant laisser sa place : "Mourir pour mourir, j'aime autant rester ici !", lâche-t-il. Les passagers de la chaloupe, sauvés quelques heures plus tard, purent voir le bateau exploser, le brasier ayant atteint le magasin de poudre. Ce quidam qui mourut en laissant sa place, c’était Gabriel Ferry, un écrivain en passe de devenir célèbre, l’inventeur du western à la française (on disait Far West à l’époque). Il avait 42 ans. Et était admiré par certains, dont le critique Marius Topin, qui a pu écrire, en 1881 : "En lui a disparu un des narrateurs les plus dramatiques, un des écrivains les plus purs de notre langue".

Eugène Louis Gabriel Ferry de Bellemare est né à Grenoble le 29 novembre 1809, d’un père baron, Ferry de Bellemare, qui faisait des affaires avec le Nouveau Monde. Après d’excellentes études au lycée de Versailles, il est envoyé à Mexico en 1830 pour travailler dans la maison de commerce de son géniteur. Il va y rester dix ans ! "Il voulut parcourir cette vaste contrée tout entière et pénétrer même dans l'immense désert qui la sépare des États-Unis", explique George Sand qui l’estimait beaucoup, dans une préface à la quatrième édition de Costal l'Indien de Ferry lui-même (1864), continuant : "Une affaire importante que son père avait nouée avec la Californie, alors presque entièrement sauvage, lui permit de traverser la Sonora ; de voir ensuite en passant les quelques huttes qui devaient être, vingt ans plus tard, la ville de San Francisco ; de pénétrer dans le désert, de revenir sur ses pas à travers les dangers de tout genre de ces routes mal hantées ; d'explorer une partie du littoral ; enfin de consacrer quatorze mois à une promenade à cheval de quatorze cents lieues". Car ce pays, que lui-même qualifie à la fois de "douteux" et de "pittoresque", va le marquer profondément et imprégner son œuvre. En rentrant en Europe, il fait un détour par l’Espagne, qu’il visite. Puis revenu à Paris, il s’achète une charge de courtier d’assurances navales, dont il se démet pour diriger une compagnie maritime. Mais sa carrière s’enlise. Pour s’en sortir, il commence à écrire des souvenirs de voyages, plus ou moins romancés, dans la prestigieuse Revue des Deux Mondes à partir de 1846. Articles qui seront plus tard réunis sous forme de volumes, comme Aventures d’un Français au pays des caciques ; Scènes de la vie sauvage au Mexique ; Scènes de la vie militaire au Mexique. Puis il se lance dans le roman : surtout deux textes qui font date : Costal l’indien et Le Coureur des bois, son texte le plus connu. Il écrit également deux romans historiques, La Chasse aux Cosaques (publié en feuilleton pendant la Guerre de Crimée !) et Tancrède de Chateaubrun. Ainsi qu’un roman contemporain se situant en Europe, Le Crime du Bois des Hogues. Mais le démon de l’aventure ne le quittait pas. Aussi accepta-t-il avec bonheur d’être nommé en 1851 représentant du gouvernement français à San Francisco pour recevoir les doléances des nombreux émigrants nationaux attirés par la fièvre de l’or découvert trois ans avant en Californie, la plupart sans prévoyance et sans ressources. Il embarque le 2 janvier 1852 à Bristol, mais périt le surlendemain.

Etant donnés sa vie assez brève et ses débuts tardifs à la littérature, Ferry a une œuvre modeste : huit livres en tout, plus quelques nouvelles non intégrées en volumes. Il est vrai qu’il n’avait commencé à écrire que depuis cinq ans. Son grand thème est celui de l’aventure dans l’Amérique, symbole de terres encore vierges, sauvages, synonymes de liberté sans entraves dans une Europe où le chemin de fer commence à raccourcir les distances. La violence est omniprésente dans une contrée où la civilisation n’a pas encore imposé le respect de la loi et l’ordre. Empruntant le motif de la "frontière" popularisé quelques années auparavant par Fenimore Cooper (l’auteur du Dernier des Mohicans), il décrit un monde où le progrès accompagne une société restrictive qui gagne du terrain au détriment de l’indépendance de l’individu. Ses personnages ne sont pas familiers au lecteur français : pêcheurs californiens, riches hacienderos (grands propriétaires) et paysans affamés, gambusinos (chercheurs d’or), bucherons et vacheros, indiens sauvages et bandits de grands chemins, ou encore trappeurs. Tous sont décrits avec leur appellation d’origine, leur violence, leur cruauté, mais aussi leur générosité et leur soif de grands espaces. Les héros sont souvent des nomades, d’origine européenne, faisant fonction dans le récit de passeurs entre la société industrielle en marche et les indigènes, indiens ou colons marginaux. Les personnages de Ferry sont des gens itinérants, généralement trappeurs ou chasseurs, parcourant inlassablement des forêts gigantesques ou des déserts sans fin. Mais aussi sans responsabilité, ainsi que l’exprime le héros du Coureur des Bois : "Notre vie se passe à courir les bois sans autre but que de ne pas nous trouver resserrés dans les villes […] Nous aimons à aller où il nous plaît, sans chef, sans contrôle, à être libre, en un mot, comme le soleil ou le vent dans les savanes."
 

Mais, contrairement à beaucoup d’écrivains qui ne juraient que par l’exotisme et l’aventure stéréotypée, lui est un vrai voyageur, qui connaît les pays qu’il décrit et peint ce qu’il a vu. Il se présente presque comme un témoin. Il brosse superbement le Mexique, avec l’originalité de ses mœurs, le pittoresque des décors, ses traditions particulières comme ses assassinats d’amour, ses prêtres pervers, ses mauvais garçons et ses spadassins. Et surtout ses paysages, dessinés de façon presque lyrique, par exemple dans le Coureur des Bois : "Les étoiles disparaissaient lentement l'une après l'autre, et dans cette demi-obscurité les pitons de la sierra se dessinaient comme des tours et des créneaux fantastiques dont un brouillard grisâtre couronnait le faîte. Détaché de la masse des montagnes, sur le flanc desquelles des ombres épaisses traçaient de profondes fissures, un rocher en forme de cône tronqué s'élevait comme un bastion avancé. A la hauteur de son sommet, une cascade s'élançait de la montagne voisine et tombait avec fracas dans un gouffre sans fond. En avant de ce rocher, une rangée de saules nains et de cotonniers indiquait ou un terrain d'alluvion ou le voisinage d'un cours d'eau. Puis la plaine immense du delta formé par l'écartement des deux bras du Rio-Gila, qui, à l'est et à l'ouest, se frayait un double passage à travers la chaîne des Montagnes-Brumeuses, se déployait dans toute sa sombre majesté". Son importance pour la fixation du paysage américain dans l’imaginaire français est primordiale. Il popularise la Californie (alors mexicaine) et le désert de Sonora, remplaçant dans l’imaginaire de ses lecteurs les forêts immenses de Chateaubriand ou Fenimore Cooper.

"Il écrit bien, il est sobre, rapide et coloré. Il a de l'humour, il voit vite et comprend tout. Observateur exact, il ne doit pas être considéré seulement comme un artiste ; ses récits ont une sérieuse valeur ; l'histoire des mœurs peut en faire largement son profit", disait George Sand Son œuvre peut être classée en deux catégories : des récits brefs, suivant la tradition romantique, avec ses détails pittoresques, les curiosités de la région, les habitudes étranges des habitants. Il insiste sur la couleur locale, évoquant pêcheurs de perles et individus autochtones, et il joue sur la curiosité mais aussi l'inquiétude. Ce sont les récits publiés dans la Revue des Deux mondes et par la suite en volumes sous des titres parfois différents : Scènes de la vie militaire au Mexique, Scènes de la vie mexicaine, Impressions de voyages et aventures dans le Mexique, la Haute Californie et les régions de l'or.

Les romans à coté, peuvent paraître plus conventionnels, mais sont emplis de bruit et de fureur, avec guets-apens, assassinats, complots, coups de théâtre, histoires d’amour aussi, dans des panoramas à couper le souffle. Car contrairement à ses nouvelles qui se voulaient proches de la réalité, ses romans privilégient plutôt une nature sauvage presque idéalisée, s’inscrivant dans une tradition de feuilletons exotiques qui commençaient à l'époque à connaître le succès, succès qui allait s'accroître tout au long du siècle. D’abord Costal L’Indien, qui s’inscrit dans la lutte des Mexicains pour leur indépendance. Puis Le Coureur des Bois, le plus connu, le plus long, le plus romanesque. Dans ce long feuilleton (près de mille pages), le lecteur suit une fresque fougueuse mêlant conspirations politiques, drames personnels, meurtres familiaux, courses-poursuites, et luttes sans merci de chercheurs d’or contre les Indiens. Il met en scène Bois-Rosé, comédien nomade d’origine normande, et Turbicio, enfant enlevé et en proie à la vindicte d’un Grand d’Espagne. La critique l’a considéré comme une sorte d’opéra de l’Amérique sauvage. "On n’oubliera pas de sitôt les clairières hantées par les tigres ni les déserts où rôdent les aventuriers, décimés par l’épuisement et les flèches carrelées", indique Marc Soriano dans son Guide de littérature pour la jeunesse (1974).

Ses ouvrages furent rachetés par Hachette en 1855 qui les publie dans sa collection de La Bibliothèque des Chemins de fer. La logique du récit d’aventure prévaut parfois sur l’authenticité. Mais c’est aussi le propre de la littérature que d’improviser et de peindre une réalité plus forte et plus grande que le réalisme. Les rééditions successives vont être tronquées, dépouillées de certaines parties, adaptées de façon plus ou moins importantes, sans que cela soit toujours indiqué. Ils sont également réédités sous des intitulés différents. Si des écrivains comme George Sand l’ont aimé, d’autres contemporains l’ont détesté, comme Barbey d’Aurevilly, qui traitait Le Coureur des Bois de "livre mort d’un homme mort qui avait du talent". Plus récemment, le western américain a changé notre vision de l’Ouest : les personnages de Ferry sont en effet loin du cowboy bâtisseur amenant la civilisation et l’ordre dans un monde encore anarchique, mais encore libre, oh combien ! Car un de ses buts est de décrire un milieu en train de disparaitre sous les coups de la modernité :"La Société mexicaine m’avait séduit… Quand d’ailleurs ce monde s’en va, on éprouve une pieuse satisfaction à en rassembler les traits principaux, à en recueillir les vestiges qui s’effacent". Comme le dit un spécialiste moderne du roman d’aventure, Maurice Letourneux : "Ces éléments font de Gabriel Ferry une étape fondamentale dans l'histoire du roman d'aventures exotiques: ils témoignent de l'amorce vers une forme plus populaire de ce type d'œuvres, mais aussi de la constitution de stéréotypes qui deviendront centraux pour tout le récit de l'Ouest européen, enfin d'une généalogie littéraire plus étonnante, celle qui conduit, en un sens, de Chateaubriand à Gustave Aimard".
 
On notera que son fils, qui a le même pseudonyme que son père, a continué aussi son œuvre, et que certains des textes de son enfant lui sont attribués, ce qui ne facilite pas la tâche des bibliographes.
 

 Roger Musnik

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