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Diderot et Chardin, ou l’invention de la critique d’art

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13 janvier 2021

Écrivain, philosophe, essayiste, traducteur, contributeur de l’Encyclopédie, Denis Diderot (1713-1784) fut aussi l’un des premiers critiques d'art. Ses contacts réguliers avec les peintres et ses visites des Salons et des collections privées l'amenèrent à développer une pensée sur l'art pictural inédite, qu’il exprima également dans ses Essais sur la peinture.

Pierre-Alexandre Aveline, Le Château de cartes, d’après Chardin, 17..

 

Friedrich Wilhelm Bollinger, Denis Diderot d'après M. Vanloo, Zwickau : Schuman, 1850
 

Les comptes rendus des Salons de peinture et de sculpture du Louvre

L’organisation régulière d’expositions au Louvre, à partir de 1737, offrit des conditions propices à la multiplication des comptes rendus, de la simple note descriptive à la charge polémique, en passant par de véritables textes d’écrivains. Le premier Salon de peinture fut créé en 1667 et nécessitait un nouveau discours sur l’art : Il s’agissait de soutenir les maîtres peintres que le souverain visait à distinguer des artisans. En dotant la peinture du prestige associé aux arts libéraux, l’Académie relevait ainsi le statut du peintre, tout en exigeant de lui de nouvelles obligations. Parmi celles-ci, les conférences académiques témoignaient d’un cérémonial de l’éloquence. Les grands peintres devaient tenir un discours sur leur art et participer aux débats théoriques ou transcrire les impressions qu’ils avaient recueillies lors de l’indispensable voyage à Rome. Avec ce principe d’exposition d’une sélection d’œuvres des artistes de l’Académie royale de peinture et de sculpture dans le Salon du Louvre, la création artistique se soumettait plus que jamais au regard et au jugement du public comme celui de la foule plus vaste. À l’occasion de ces expositions, la tentation était donc grande de faire connaître son opinion. Parmi le public des « connoisseurs » se trouvait la figure d’Étienne La Font de Saint-Yenne, qui avait publié en 1747 ses Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, inaugurant une nouvelle forme du discours sur l’art promis à une longue postérité. Vers la fin du XVIIe siècle, les débats se faisaient surtout autour des fondements de la beauté artistique. L’abbé Du Bos commençait à poser les conditions du jugement sur l’œuvre d’art en assouplissant la doctrine de l’imitation et en établissant le primat de la sensation. Désormais, l’expressivité, la nécessité de plaire, de toucher ou d’instruire devenaient autant de notions débattues à l’aube de l’avènement du genre critique.
 

 

L’apprentissage du regard chez Diderot 

Denis Diderot rédigea pendant vingt-deux ans, de 1759 à 1781, des comptes rendus réguliers des Salons et fit part des questions que se posait alors le critique d’art : Comment l’écrit parle-t-il du visuel ? Que critiquer ? Comment parler des arts figuratifs ? Comment regarder l’œuvre d’art ? L’ambition de ses Salons, qui furent publiés dans la Correspondance littéraire de Grimm, consistait à renseigner les cours européennes sur les expositions de l’Académie royale de peinture et de sculpture, à la manière d’un « reportage ». Le philosophe avait à cœur de transmettre ses réflexions sous la forme d’une correspondance envoyée à une quinzaine de personnes. La Correspondance littéraire était un journal manuscrit, qui échappait à la censure, puisqu’il contournait ainsi l’obligation du dépôt légal. Son abonnement fort coûteux était réservé à de prestigieux souscripteurs peu nombreux et éloignés de Paris. Diderot disposait ainsi d’une grande marge de liberté dans l’appréciation des œuvres et des artistes. Ses Salons devinrent au fil du temps la rubrique la plus célèbre de la Correspondance littéraire !
Mais avant de s’engager officiellement dans l’activité de critique d’art, Diderot commença par se lier avec des artistes, tels Jean-Baptiste Greuze, Maurice Quentin de La Tour, Carl van Loo, Jean-Siméon Chardin ou encore Allan Ramsay, peintre anglais considéré comme « premier peintre ordinaire » par Georges III. Par ces contacts précieux avec ces peintres, Denis Diderot se familiarisait avec leur langage technique et n’hésitait pas à leur faire part de son opinion sur leurs œuvres afin d’affiner ses connaissances picturales. Outre les visites d’atelier, le philosophe fréquentait les expositions consacrées aux beaux-arts, à commencer par les expositions officielles qui avaient lieu tous les deux ans au Salon Carré. Il ne dédaignait pas non plus la galerie du Luxembourg, la collection de l’hôtel d’Ancezune et les nombreuses collections privées. C’est ainsi qu’il contempla chez Crozat la Résurrection de Lazare de Rembrandt

 

Résurrection de Lazare, par Rembrandt, 1642
 

et qu’il demeura ébloui par les tableaux de David Téniers, comme en témoigne cette exclamation du Salon de 1767 :
 

Œuvres de Denis Diderot, Salon de 1767, Tome 9, Paris : J. L. J. Brière, 1821, p. 326.
 

Ernest Meissonier, La lecture chez Diderot, 1888.

 
Parallèlement à ces visites de salons, d’ateliers et de galeries, Diderot n’avait de cesse de lire des ouvrages consacrés aux beaux-arts : L’Art de peindre de Charles-Alphonse Dufresnoy, les Cours de peinture par principes de Roger de Piles, L’Idée de la perfection de la peinture démontrée par les principes de l’art de Roland Fréart, les Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes d’André Félibien ou encore la Méthode pour apprendre à dessiner les passions de Charles Le Brun, développant ainsi de solides connaissances techniques sur le métier des peintres.
 

Le métier de critique d’art

Les lectures de Diderot lui permirent de se forger une vaste connaissance artistique, tant en ce qui concerne les œuvres d’art elles-mêmes, qu’en ce qui relève des techniques ou de l’idéal de l’art. En outre, huit ans avant la rédaction de son premier Salon, il s’était attelé à la tâche de l’Encyclopédie et s’était attaché à proposer des définitions précises et rigoureuses sur les aspects techniques de la peinture et les outils utilisés par les artistes. Avec cette rapide mais solide éducation technique effectuée entre 1759 et 1763, Diderot avait désormais acquit une réelle célébrité en tant qu’amateur et critique d’art, qui dépassait largement les frontières françaises. Les Salons de Diderot se distinguaient déjà de la vaste majorité des productions de la critique d’art du XVIIIe siècle. Non seulement le philosophe écrivait pour un public éclairé, mais il écrivait aussi pour un public éloigné, c’est-à-dire pour un public qui n’avait pas l’occasion de venir visiter en personne le Salon. Au lieu de proposer une simple critique des tableaux et des sculptures exposés, il était d’abord obligé de les faire « apparaître » dans l’imagination de ses lecteurs distants. Pour rendre visibles ces œuvres « absentes » à ses lecteurs, il devait avoir une confiance absolue dans le pouvoir de la parole à traduire l’image et dans celui réservé à l’écrivain de réaliser cette traduction. N’oublions pas que la Correspondance littéraire était avant tout destinée aux princes étrangers et qu’en 1767, l’Académie des Arts de Saint Petersbourg accueillit le célèbre salonnier parmi ses membres. Critique, il devint finalement courtier lorsque Catherine II de Russie le chargea d’acheter des collections d’art sur le marché parisien. Les tableaux acquis pour l’impératrice sont aujourd’hui encore conservés au musée de l’Ermitage.
 

Antoine Radigues, Catherine II, 1771

 Richard Earlom, d’après Michel-François Brandoin, Exposition au salon de 1771, 1772.
 

Chardin et le genre mineur de la nature morte

 

Jacques-Fabien Gautier-Dagoty, Nature morte, 1743
 

Dans la hiérarchie des genres établie par l’Académie, les natures mortes étaient perçues comme de moindre valeur face aux représentations valorisantes et exemplaires illustrant des événements historiques, mythologiques ou religieux. Les peintres qui présentaient des œuvres picturales montrant des mets, des repas ou des natures mortes s’inscrivaient d’emblée dans la tradition de peintures jugées « mineures », tandis qu’en Hollande et aux Pays-Bas, les peintres continuaient à exalter par des natures mortes la fertilité de leurs terres ainsi que les produits nouvellement arrivés des colonies depuis le XVIIe siècle. Cette célébration du monde domestique, avec des intérieurs de cuisine plantureux et luxuriants, affirmait une prospérité sociale et économique, partagée par toutes les classes. Avec un étalage débordant de victuailles, les natures mortes du Nord reflétaient une société florissante, même si, sur le mode des vanités, des indices mettaient en garde en soulignant la fragilité du temps qui passe et la mort qui rôde. En s’intéressant aux natures mortes de Chardin, Diderot participait à l’émancipation de ce genre qui jouait avec le goût et le dégoût du spectateur. Jean-Siméon Chardin (1699-1779), qui consacra une grande partie de son œuvre aux natures mortes, naquit à Paris dans une famille d’ébéniste et entra à 19 ans dans l’atelier du peintre Pierre-Jacques Cazes qui l’orienta vers l’étude de la peinture flamande et hollandaise. Il rejoignit ensuite l’atelier de Nicolas Coypel. C’est avec le soutien de Nicolas de Largillierre qu’il entra en 1728 à l’Académie royale de peinture, avec des œuvres presque exclusivement consacrées à des natures mortes et à des scènes familiales. Il est probable que deux de ses tableaux, La Raie et Le Buffet, furent remarqués par deux membres de l'Académie royale à l'Exposition de la Jeunesse, place Dauphine, en 1728 : Louis de Boullogne, Premier Peintre du Roi, et Nicolas de Largillierre. Ces deux tableaux étaient les morceaux de réception de Chardin à l'Académie royale, et sont actuellement conservés au musée du Louvre. Chardin devint ainsi peintre académicien « dans le talent des animaux et des fruits », c'est-à-dire au niveau inférieur de la hiérarchie des genres reconnus.

Par sa proximité avec les peintres, Diderot dépassait le simple commentaire des œuvres exposées au Salon et proposait une réflexion sur la matière picturale, comme dans cet extrait dédié au Bocal d'olives :
« C'est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c'est que ces olives sont vraiment séparées de l'œil par l'eau dans laquelle elles nagent, c'est qu'il n'y a qu'à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade, l'ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau. C'est celui-ci qui entend l'harmonie des couleurs et des reflets. Ô Chardin ! Ce n'est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c'est la substance même des objets, c'est l'air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile. (…) On n'entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes aux autres et dont l'effet transpire de dessous en dessus (…). Approchez-vous, tout se brouille, s'aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se crée et se reproduit[1]. »

Henri Guérard, La pourvoyeuse, d'après Chardin, 1888

 
Ce que Diderot admirait dans les œuvres de Chardin, c’était cette manière qu’avait le peintre de suspendre les personnages dans le temps d’une action : l'instant du déjeuner dans le bénédicité, des servantes tournant leur regard en dehors du tableau, une pourvoyeuse ayant déposé le pain sur le buffet, son sac encore à la main… Dans La Raie, les spectateurs découvraient un « monstre étrange ». À la cruche et au chaudron, accessoires inertes à droite, s'oppose la posture apeurée du chaton, son regard tournée vers une scène située hors du tableau. Pour le philosophe, la peinture apparaissait comme un moyen nouveau pour accéder directement à la connaissance. Dans son Salon de 1765, il évoquait ce fonctionnement didactique de la peinture : « la peinture est l’art d’aller à l’âme par l’entremise des yeux ; si l’effet s’arrête aux yeux, le peintre n’a fait que la moitié du chemin[2]. »
En rendant compte des caractéristiques des œuvres d’art, les néologismes imaginés par Diderot jouaient un rôle essentiel dans les Salons. Ils remplissaient une fonction nouvelle : celle de rompre l’ennui des termes techniques, propres au jargon artistique, tout en offrant au salonnier la possibilité d’enrichir une palette lexicale. En cela, Diderot contribua indéniablement à la critique d’art comme genre, en dépassant le simple exercice du compte rendu. Dans son Salon de 1763, il définissait encore le rôle du peintre : « Ce que le peintre broie sur sa palette, ce n’est pas de la chair, du sang, de la laine, la lumière du soleil, l’air de l’atmosphère, mais des terres, des sucs des plantes, des os calcinés, des pierres broyées, des chaux métalliques[3]. »
 

François-Bernard Lépicié, La Gouvernante, d’après Chardin, L. Surugue, 1739

 

Pour aller plus loin :

Approfondir ses connaissances sur Denis Diderot dans Les Essentiels de la littérature  
Découvrir les penseurs des Lumières
Télécharger le Neveu de Rameau de Diderot
Découvrir les Essais sur la peinture de Diderot
Lire les œuvres de Diderot dans Gallica
Se renseigner sur les salons et expositions artistiques
Approfondir ses recherches sur la critique d’art
Redécouvrir une exposition sur Diderot présentée à la BnF en 1963

 

 
[1] Diderot, Salon de 1763
[2] Nadège Langbour, Diderot écrivain critique d’art, t.1, L’initiation artistique de Diderot avant 1759 et l’écriture des Salons, Saarbrücken : Presses académiques francophones, 2014, p.78.
[3] Arnaud Buchs, Diderot et la peinture, Paris : Éditions Galilée, 2015, p. 49.

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