Jean Jaurès, une figure emblématique de la République et du socialisme
Fervent pacifiste et ardent critique du bellicisme, Jean Jaurès est assassiné le 31 juillet 1914, au moment où il tentait d'enrayer la marche vers une guerre qui allait embraser toute l'Europe. Sa mort a été perçue comme une tragédie nationale et ses funérailles ont marqué un moment significatif de l’histoire politique française. Alors que nous commémorons le 100e anniversaire de son transfert au Panthéon, revenons sur le parcours de cette figure emblématique de la gauche française, du socialisme et de la République.
Tableau de Jaurès à la Chambre des Députés : [photographie de presse] / Agence Meurisse
Homme politique, intellectuel et défenseur de la classe ouvrière, Jean Jaurès, de son nom complet Auguste Marie Joseph Jean Léon Jaurès, naît à Castres le 3 septembre 1859. Issu d'une famille de modeste bourgeoisie, il passe son enfance et sa jeunesse dans sa ville natale.
Castres, maison natale de Jean Jaurès, 15/03/1925 : [photographie de presse] / Agence Rol
Il se distingue dès l’âge de neuf ans par son éloquence. Brillant élève, il intègre l'École normale supérieure et obtient l'agrégation de philosophie. Il est professeur au Lycée Lapérouse à Albi, puis exerce comme maître de conférences à la faculté des lettres de Toulouse en 1882. Il se marie le 29 juin 1886 avec Louise Bois avec qui il a deux enfants : Madeleine et Louis Paul.
Jean Jaurès, une figure politique de premier plan
En 1885, Jean Jaurès entre en politique comme député du Tarn à l'âge de 26 ans. Non réélu en 1889, il reprend l’enseignement à la faculté de Toulouse et poursuit ses travaux universitaires. En 1892, il est reçu docteur ès lettres. Il continue également son activité politique et devient en quelques années une grande figure socialiste jusqu’à s’imposer, après de longues luttes internes, au congrès de Toulouse (15-18 octobre 1908) comme le chef unique de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO). L'Humanité, qu'il fonde et dirige en 1904, retranscrit au jour le jour le compte-rendu du congrès dans ses unes des 16 octobre, 17 octobre, 18 octobre et 19 octobre 1908.
En 1885, benjamin de la Chambre des députés, Jean Jaurès siège au centre-gauche avec les républicains « opportunistes » favorables à Jules Ferry. Préoccupé par les questions sociales, Jaurès s'éloigne progressivement des opportunistes qu'il juge trop favorables au capitalisme. À partir de 1887, il s’investit dans la vie politique toulousaine en tant qu’adjoint en charge de l’instruction publique (1890- 1893) et comme journaliste à La Dépêche de Toulouse. Cette activité l’oriente progressivement vers le socialisme et il développe une bonne connaissance des milieux ouvriers et des militants socialistes.
Jean Jaurès, un homme engagé
De la tribune de l'Assemblée aux colonnes de la presse, Jaurès mène de nombreuses luttes politiques : défense des combats ouvriers, conquête des droits sociaux... Il s'engage contre la censure et la peine de mort et sera un acteur de l'Affaire Dreyfus.
L’enseignement laïc et la liberté d’expression
L’une des premières causes qu’il défendra est celle de l'enseignement laïc. Il publie un article dans La Dépêche du 8 juin 1892, L'instruction morale à l'école, dans lequel il prône et définit la morale laïque.
L’instruction morale à l’école, La Dépêche, 8 juin 1892
En 1893-1894, la France est frappée par une série d’attentats anarchistes. En réponse à ces événements, le gouvernement adopte une série de lois connues comme les « lois scélérates » dont le but est de réprimer le mouvement anarchiste considéré comme une menace pour la sécurité. Ces textes liberticides engagent Jean Jaurès dans une bataille contre la censure et la corruption.
Les lois scélérates de 1893-1894, Francis de Pressensé et Émile Pouget, 1899
Il écrit dans L’Humanité du 18 avril 1904 : « La grande cause socialiste et prolétarienne n'a besoin ni du mensonge, ni du demi-mensonge, ni des informations tendancieuses, ni des nouvelles forcées ou tronquées, ni des procédés obliques ou calomnieux. Elle n'a besoin ni qu'on diminue ou rabaisse les adversaires, ni qu'on mutile les faits. »
Les combats ouvriers et la conquête des droits sociaux
Rapidement il s'impose comme l'une des figures majeures du socialisme et du mouvement ouvrier en France au tournant du siècle et parvient grâce à ses talents d’orateur et à ses écrits dans des journaux comme L'Humanité, à mobiliser l'opinion publique et sensibiliser les masses populaires aux inégalités économiques et sociales.
Il soutient activement les grèves ouvrières, mettant en lumière les injustices sociales et milite pour le droit à une organisation syndicale libre. En août 1892, à Carmaux, encore jeune professeur de philosophie de 33 ans, il se bat aux côtés des mineurs en grève pour défendre Jean-Baptiste Calvignac, ouvrier et syndicaliste socialiste, licencié par le marquis de Solages, administrateur de la Compagnie minière et député, en raison de ses absences liées à son nouveau mandat de maire. Il publie plusieurs articles dans La Dépêche : demande de réintégration de Calvignac le 4 octobre 1892, appel à la démission de Solages le 17 octobre 1892, victoire des mineurs de Carmaux le 1er novembre 1892. C’est une des premières grèves ayant un motif politique car les ouvriers ont compris l’importance et la nature de leur pouvoir. Le siège de député de Solages étant vacant, Jaurès se présente, massivement soutenu par les ouvriers de Carmaux et il est élu avec une large avance. C’est la première grande victoire d’un candidat socialiste et du mouvement ouvrier sur le patronat.
Brillant défenseur des ouvriers, il continue son combat en étant élu plusieurs fois et s'engage pour les droits des travailleurs à la retraite.
La « retraite de vieillesse » est instituée en 1910 pour les salariés du commerce, de l'industrie et de l'agriculture, concédant une retraite à 65 ans. Dénoncée par les militants du mouvement ouvrier comme une « retraite des morts », elle constitue, aux yeux de Jaurès, une première avancée qui doit être suivie de luttes pour faire abaisser l'âge de départ à 60 ans. Son combat à l’Assemblée se poursuit par la publication d’une tribune dans L’Humanité intitulée « Effort nécessaire » le 20 mai 1911.
L’affaire Dreyfus
Un autre combat mené par Jaurès est celui pour le droit, la justice et la vérité lors de l’affaire Dreyfus. S’il n’est pas un dreyfusard de la première heure, il prend néanmoins une part importante à la défense de l’officier. En 1894 il est d’abord convaincu de la culpabilité de celui-ci et soutient devant l’Assemblée que le droit autorisait la réquisition de la peine de mort. Ce tumultueux débat à l'Assemblée l’oppose à Louis Barthou, alors ministre des Travaux publics. L'affaire se solde par un duel au pistolet le matin de Noël 1894, sans résultat. Lorsque les preuves mettent en évidence la machination conduite par les antisémites, il prend ardemment la défense du capitaine et cherche à y entraîner les socialistes, mais certains refusent de le suivre, la défense d’un officier bourgeois n’étant pas considérée comme une priorité. Il publie Les preuves : affaire Dreyfus (29 septembre 1898).
Les preuves : affaire Dreyfus (29 septembre 1898) / Jean Jaurès
Dreyfus est innocent, Le Siècle, 1899
L’abolition de la peine de mort
En 1908, il se prononce contre la peine de mort lors d’une joute oratoire l’opposant à Maurice Barrès au cours de la deuxième séance de la Chambre des députés du 18 novembre. « On nous dit : « La peine de mort ! Elle est nécessaire, elle est exemplaire ; si on la supprime, les crimes vont se multiplier » […] Ah ! Si vous la maintenez, si vous la développez, il y aura demain une certitude, la certitude que des têtes humaines tomberont ; mais il y aura cette certitude aussi que parmi ces têtes qui tomberont, il y aura des têtes d'innocents. »
Jean Jaurès, un ardent combattant pour la paix
Dans ses combats pour la classe ouvrière, Jaurès lie également la paix internationale à la justice sociale. Il s’oppose à la guerre, qu’il considère comme un fardeau supplémentaire pour les travailleurs, et plaide pour une coopération entre les peuples. Jean Jaurès s’oppose à l’Assemblée au projet de loi présenté le 6 mars 1913 par le ministre de la Guerre Eugène Etienne visant à allonger la durée du service militaire de deux à trois ans. L’Humanité consacre sa une du 5 mars 1913 à dénoncer le projet, et à nouveau le 18 juin 1913. La « loi des trois ans » est cependant adoptée le 7 août 1913. Pour Jaurès elle représente une fuite en avant dans la militarisation de l’Europe ; il préconise de son côté une alternative basée sur une armée réduite, mais bien formée, combinée à des stratégies de paix.
Il s’oppose à la guerre imminente en Europe, et c’était encore le propos qu’il tenait au Café du Croissant avec quelques amis avec lesquels il dinait avant d’être assassiné : « À la minute où il fut ainsi mortellement frappé, il s’entretenait avec nous des événements si graves qui acculent l’Europe à une catastrophe sans précédent dans l’histoire. Il cherchait à écarter l’horrible, le terrifiant péril. Il nous disait comment, par un viril et lucide effort, le gouvernement français pouvait encore sauver des horreurs d’un cataclysme universel la France et l’Europe avec elle ». C'est ainsi que Louis Dubreuilh, premier secrétaire général de la SFIO, relate les événements dans L’Humanité le 1er août 1914.
Café du croissant, Floréal, 31 juillet 1920
Tandis que les puissances européennes parlent d’actions militaires, Jean Jaurès, qui croit toujours pouvoir convaincre, avant de monter dans le train qui l’emmènera à Bruxelles à une réunion d’urgence du Bureau socialiste international, laisse à La Dépêche, un article intitulé « Oscillation au bord de l’abîme » où il évoque ses craintes de la guerre :
« Devant la formidable menace qui plane sur l’Europe, j’éprouve deux impressions contraires. C’est d’abord une sorte de stupeur et une révolte voisine du désespoir. Quoi ! c’est à cela qu’aboutit le mouvement humain ! C’est à cette barbarie que se retournent dix-huit siècles de christianisme, le magnifique idéalisme du droit révolutionnaire, cent années de démocratie ! Les peuples se sentent soudain dans une atmosphère de foudre, et il semble qu’il suffit de la maladresse d’un diplomate, du caprice d’un souverain, de la folie d’orgueil d’une caste militaire et cléricale au bord du Danube pour que des millions et des millions d’hommes soient appelés à se détruire. »
Jean Jaurès n’aura de cesse de promouvoir la réconciliation entre les nations. En 1910, le socialiste rédige une proposition de loi consacrée à « L’organisation socialiste de la France : L’armée nouvelle, rééditée en 1915 par L’Humanité, dans laquelle il préconise une organisation de la Défense nationale fondée sur la préparation militaire de l’ensemble de la Nation.
Pour Jean Jaurès, il faut « assurer la paix par une politique évidente de sagesse , de modération et de droiture, par la répudiation définitive des entreprises de force, par l’acceptation loyale et la pratique des moyens juridiques nouveaux qui peuvent résoudre les conflits sans violence ; assurer aussi la paix, vaillamment, par la constitution d’un appareil défensif si formidable que toute pensée d’agression soit découragée chez les plus insolents et les plus rapaces : il n’y a pas de plus haut objet pour le parti socialiste ».
Lors du meeting de Bruxelles, il dénonce les diplomaties qui « ont juré d’affoler les peuples », L’Humanité, 30 juillet 1914.
Il consacre les dernières années de sa vie à tenter d'empêcher le déclenchement de la Première Guerre mondiale, se liant aux autres partis de l'Internationale ouvrière et faisant planer la menace d'une grève générale au niveau européen. Alors qu'il fait campagne contre la « loi des trois ans », symbole du militarisme qu'il condamne, Jean Jaurès s'impose une fois de plus comme un immense tribun. Il prononce un discours devant 150 000 personnes à la butte du Chapeau-Rouge, au Pré-Saint-Gervais le 25 mai 1913.
Il y évoque notamment les acteurs de la Commune de 1871, mouvement qu'il prend régulièrement en exemple, affirmant « qu'ils n'avaient pas lutté pour se ménager de vains honneurs, pour les joies du pouvoir », mais au contraire « ils avaient combattu pour préparer un avenir de justice » et « leur foi, leur ardeur doivent être un exemple, car c'est cette foi, cette ardeur qui fait notre force et fera la force des générations nouvelles ».
Dans son discours prononcé dans le quartier de Vaise à Lyon le 25 juillet 1914, il évoque ce que sont pour lui les causes de la guerre et se bat pour une reprise des relations internationales : « Citoyens, je veux vous dire ce soir (...) que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l'heure où j'ai la responsabilité de vous adresser la parole. » Ainsi débute ce qui sera le dernier discours de Jean Jaurès, devant 2 000 personnes réunies dans un café populaire du quartier de Vaise, à Lyon. Venu soutenir un candidat de la SFIO aux élections législatives, il axe son propos sur la tragédie qui s’annonce :
« Songez à ce que serait le désastre pour l'Europe : ce ne serait plus comme dans les Balkans une armée de 300 000 hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d'hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie. (…) Je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n'y a plus au moment où nous sommes menacés de meurtre et de sauvagerie, qu'une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c'est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes, et que nous demandions à ces milliers d'hommes de s'unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l'horrible cauchemar. »
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