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Les Gueules cassées

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11 novembre 2020

En 1919, deux anciens poilus fondent une amicale : l'Union des blessés de la face et de la tête. Quels étaient les problèmes spécifiques aux sans-visages ? Pourquoi a t-on ressenti le besoin de défendre leurs intérêts ?

Réception des Gueules cassées aveugles à l'Élysée le 22 mars 1920 : photographie de presse / Agence Rol

Pendant la Grande guerre, on estime qu'il y eut 15000 soldats français blessés à la face. Que ce soit dans les tranchées ou bien lors des assauts, la tête même protégée par un casque était souvent plus exposée aux projectiles (balles, éclats d'obus) ou aux armes blanches que le reste du corps. Il est impossible de se représenter la détresse de ces hommes dont la bouche et la langue avaient été arrachées, atteints dans leur chair, souvent aveuglés et dans l'impossibilité physique d'appeler à l'aide ou même d'extérioriser leur douleur.
Dans un premier temps, ils étaient transportés par des brancardiers jusqu'au poste de secours où le médecin militaire pratiquait des gestes d'urgence (libération des voies aériennes, arrêt d'une hémorragie, nettoyage et pansement). Ils étaient ensuite pris en charge dans les centres spécialisés de la zone des combats ou dans les auto-chir (ambulances chirurgicales automobiles). Ils y recevaient des premières interventions type sutures ou immobilisations.

Chirurgie d'ambulance, le premier traitement des blessures de guerre / André Lapointe,..1917

En 1914, on tâtonnait encore dans ce domaine. Même si en 1712 l'Hôtel-Dieu de Lyon aménage une salle des testes cassées, jusqu'alors les connaissances insuffisantes face à de telles lésions ne permettaient pas de sauver les hommes ainsi mutilés. Au début de la Grande guerre, les médecins militaires s'occupaient davantage du traitement des plaies que de la mutilation osseuse. S'y rajoutait une incurie administrative qui faisait perdre un temps précieux en trimballant les blessés d'hôpital en hôpital. Ceux dont la fonction de mastication n'avait pas été rétablie se retrouvaient alors avec des plaies mal cicatrisées et une mauvaise consolidation propres à compliquer le travail minutieux de restauration maxillo-faciale. C'est pourquoi le rôle du dentiste militaire apparut crucial pour la réussite des futures opérations. Lorsque les blessés avaient enfin été dirigés vers un centre de chirurgie spécialisé, les opérations pouvaient s'enchaîner pendant des mois voire des années.

Hôpital Lariboisière. Album de l'Internat des Hôpitaux de Paris 1912.
Léon Dufourmentel est le 2e à gauche au premier rang  (Collections de la BIU Santé)
.

De façon générale, le conflit permit aux chirurgiens de tirer de nombreux  enseignements. La chirurgie maxillo-faciale progressa énormément car les praticiens avaient malheureusement pu s'exercer sur de très nombreux cas. Ainsi un chirurgien spécialisé dans cette discipline Léon Dufourmentel inventa la méthode de greffe éponyme. De nombreux traités de chirurgie de guerre paraissaient à cette époque.
 

Docteur Hippolyte Morestin. Extr. de Silhouettes médico-chirurgicales
humoristiques  / Louis Dartigues, 1923 (Collections de la BIU Santé)

L''Hôpital militaire du Val de Grâce à Paris se forgea une réputation d'excellence avec sa Ve division ou Service des baveux où opèrait Hippolyte Morestin. En 1930 fut créé un centre de recherche maxillo-faciale à l'Hôpital Lariboisière de Paris, suivi en 1935 d'un centre de prothèse faciale. Parmi les grands chirurgiens réparateurs on trouvait aussi Léon Imbert à Marseille, Pierre Sebileau.
 

Sebileau, Pierre, professeur agrégé à la Faculté de Médecine, chirurgien
des Hôpitaux de Paris. Graveur Brauer H. (Collections de la BIU Santé)

Une chirurgie aussi longue et minutieuse que celle-ci avait un certain coût et les soldats issus des couches populaires ne pouvant se la payer restaient défigurés à vie. En 1920, grâce à  des appels aux dons fut fondée l'Assistance médicale aux mutilés de la face qui avait pour but de leur permettre l'accès aux opérations de chirurgie réparatrice dans un hôpital spécialisé rue Edmond Valentin à Paris sous la direction du docteur Maurice Virenque.

Extr de : Discours prononcés au cours de la cérémonie organisée en l'honneur du médecin commandant Virenque,médecin chef du Centre Maxillo Facial de la Région de Paris, chirurgien de l'Association des Blessés de la Face "Les Gueules Cassées", 1943 (Collections de la BIU Santé)

Des faces de soldats de la grande guerre défigurées, déchiquetées, broyées par les éclats d'obus, des faces informes qui n'ont plus rien d'humain, lambeaux sanguinolents, des trous béants au fond desquels ne subsiste plus à la place des maxillaires, du menton, du nez, des joues qu'une bouillie de chairs tuméfiées et déchirées. Et, à côté, les mêmes faces de cauchemar miraculeusement reconstituées, ressoudées, littéralement recréées par l'admirable méthode appliquée par le regretté docteur Morestin au traitement des blessures de la face.

En 1921, l'Union des blessés de la face et de la tête devint une association loi 1901 afin de défendre les intérêts des gueules cassées, expression inventée par son président le colonel Picot. En effet, seules les mutilations des membres et la cécité avaient été reconnues comme invalidités de guerre et donnaient droit à une aide publique. Contrairement aux pays voisins (Belgique, Angleterre, Italie) l'Etat français n'avait pas pris en charge ces mort-vivants. Certes des défilés et des fêtes étaient organisés afin d'attirer l'attention des pouvoirs publics. Mais les appels à souscription et les galas de charité ne suffisaient pas et en 1924 l'Union des blessés de la face interpella de nouveau le gouvernement : en 1925 le préjudice de défiguration fut enfin entériné.                                                                                                                                                              

4/6/26, les gueules cassées à l'Elysée, colonel Picot [4e à partir de la g.] : photographie de presse / Agence Rol
 

Car dans les faits, on était bien loin de la prose grandiloquente et chauvine de Maurice Barrès en 1914. Confrontés à la curiosité malsaine ou au rejet de la part d'une population mal à l'aise devant des mutilations aussi atroces, ils n'avaient pas pu reprendre le cours normal de leur vie. Même dans les hôpitaux militaires, ils étaient tenus à l'écart des autres blessés !  Il était donc nécessaire de créer un établissement qui leur servirait de refuge : un château dans le village de Moussy le Vieux en Seine-et-Marne qualifié de Paradis des gueules cassées, puis en 1934 un autre domaine à Coudon dans le Var. Les deux centres accueillaient parfois définitivement les cas les plus graves qu'il fallait protéger du regard des autres mais aussi parfois d'eux-mêmes.

On comprend aisément pourquoi ces ostracisés sombraient dans une profonde dépression qui pouvait mener certains au suicide. Sans parler de la perte d'identité qu'implique la privation de son visage d'origine et des psychonévroses de guerre dont certains pouvaient être atteints. Ce fut alors le rôle des psychiatres de traiter ces lourdes pathologies parfois concomitantes !  

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