Bandes d’amateurs !
Au milieu des années 1870, en Angleterre, l’esprit du sport fait débat. L’amateurisme et le professionnalisme représentent le nœud gordien du sujet. Jusqu’aux années 1980, tout un corpus d’idées et d’actions entrainent une véritable séparation entre les amateurs et les "pros".
Règles de distinction
La première définition de l’amateurisme provient d’un des premiers clubs du sport moderne, l’Amateur Athletic Club de Londres qui, en 1886, précise : "Est amateur tout gentleman qui n’a jamais pris part à un concours public ouvert à tous venants, ou avec des professionnels ou pour de l’argent provenant des admissions sur le terrain ou autrement ; ou qui n’a jamais été, à aucune période de sa vie, professeur ou moniteur d’exercices de ce genre comme moyen d’existence ; qui n’est ni ouvrier, ni artisan, ni journalier". D’entrée, les bâtisseurs du sport chantent le désintéressement total du sportif.
En 1894, le sujet de l’amateurisme est au cœur de la réflexion d’un Pierre de Coubertin rétablissant les Jeux olympiques. C’est lors de ce premier congrès olympique qu’est fixée la règle établissant que seuls les athlètes qui pratiquent leur sport sans en retirer un quelconque avantage financier ou matériel seront admis aux Jeux.
L’amateurisme s’oppose donc formellement au professionnalisme. L’ethos de l’amateurisme produit une séparation individuelle entre l’amateur et le professionnel, ou plutôt entre gentleman amateur et professional player. Ainsi, les premières organisations sportives européennes vont se prémunir d'idéaux stricts pour préserver l'unique modalité de pratique sportive qui vaille à leurs yeux : l'amateurisme.
"The Boat Race", course d’avion annuel entre les universités d’Oxford et de Cambridge, 1913
Les disciplines telles que l’aviron, le cricket et le rugby à 15, nées dans les établissements éducatifs des milieux d’élite (Eton, Harrow, Oxford, Cambridge) sont imprégnées de règles de distinction sociale. Dans les compétitions d’aviron, il est hors de question d’inclure les personnes issues des classes ouvrières sous prétexte qu’un mineur, un artisan ou un mécanicien a l’avantage de "la force de son travail".
En 1895, la pratique du rugby se scinde en deux : rugby à 15 contre rugby à 13. Ce schisme illustre la montée en puissance de la bourgeoisie industrielle qui soutient le professionnalisme et le rugby à 13 face aux familles aristocratiques qui veulent préserver l’amateurisme et promeuvent le rugby à 15. Cette séparation est également géographique : la fédération de rugby à 13 se trouve à Leeds (Nord), celle du 15 à Londres (Sud).
Eux et nous
L’amateurisme n’est pas qu’une question de règlement. La condition renvoie à d’autres critères tout aussi symboliques. L’amateurisme est une qualification éminemment valorisée et constitue un atout majeur pour devenir une figure nationale. Ainsi, en 1926, Francis Eden Lacey, ancien étudiant de Cambridge et avocat de métier devient le premier joueur de cricket à être anobli.
Des années 1890 aux années 1940, la distinction entre amateurs et "pros" au cricket s’étend hors du terrain. Amateurs et professionnels d’une même équipe ne partagent pas le même vestiaire. Bien évidemment, le vestiaire des amateurs est plus confortable. Ils n’entrent pas sur le terrain par la même porte. A l’intérieur des programmes de matchs, les initiales des prénoms des professionnels sont imprimées après leur nom. Pour les amateurs c’est l’inverse. Celui qui représente l’équipe, qui incarne les vertus du club, à proprement dit le leader, le capitaine, est forcément un amateur. Le mépris de classe est poussé jusqu’à une forme d’humiliation : les amateurs sont appelés Sir par les professionnels, et quelques fois ces derniers doivent effectuer des corvées (entretien du terrain).
La Chasse aux "Pros"
A partir de la définition de l’amateurisme, les parcours de nombreux sportifs ont pu être scrupuleusement suivis par les "censeurs" de la morale sportive. Plusieurs athlètes voient leurs carrières brisées. Les plus célèbres sont certainement l’Américain Jim Thorpe et le Français Jules Ladoumègue.
Jules Ladoumègue bat le record du km en 1930
En 1928, aux Jeux olympiques d’Amsterdam, le Bordelais Jules Ladoumègue rate de peu l’or olympique au 1 500 m. Porté par ce succès et également par une soif de victoire sur la vie, qui ne l’a guère épargné (orphelin à l’âge de 17 jours), il mise tout sur ses talents de coureur. Il intègre le Club athlétique des sports généraux et s’attaque à plusieurs records. Il connaît une réussite extraordinaire, notamment en battant six records du monde de demi-fond entre 1930 et 1931.
Voilà : l'hebdomadaire du reportage du 23 mai 1931
La réussite et la popularité de Ladoumègue sont gênantes pour les instances fédérales qui sont prises d’un vent de panique. En effet, l’esprit d’amateurisme vacille. En 1931, les Anglais bannissent le XV de France pour fait de violence et soupçons de professionnalisme. En 1932, la Fédération de Football officialise le professionnalisme. Face à une menace de "fin de vie" du vrai esprit sportif, la Fédération Française d’Athlétisme décide de radier Ladoumègue. Raison évoquée : professionnalisme caché, ou pour utiliser le terme de l’époque, "amateurisme marron". Ladoumègue aurait touché de l’argent pour avoir participer à des exhibitions, des courses contre des chevaux ou des démonstrations dans des cirques. "L’affaire Ladoumègue" divise. D’un côté les utopistes de l’amateurisme pur et dur et, de l’autre côté, le public qui comprend l’évolution du sport spectacle.
Jules Ladoumègue, pourtant archi favori pour une médaille française, n’est pas autorisé à concourir aux Jeux olympiques de Los Angeles 1932. "On m’a brisé les jambes" répétait Ladoumègue après cet épisode douloureux.
L’arrivée du pragmatique Juan Antonio Samaranch à la présidence du CIO, en 1980, est un coup d’arrêt à l’amateurisme. La volonté de faire des Jeux olympiques, un grand spectacle lucratif et universel est déterminante. L’ère du business est arrivée : suppression de toute référence à l’amateurisme et ouverture des Jeux aux "pros" (football, tennis).
Désormais, le mot professionnel est synonyme d’excellence et devient un idéal valorisant pour le sport.
Pour aller plus loin
L'Olympiade Culturelle est une programmation artistique et culturelle pluridisciplinaire qui se déploie de la fin de l’édition des Jeux précédents jusqu’à la fin des Jeux Paralympiques.
La série "Histoire du sport en 52 épisodes" de Gallica s'inscrit dans la programmation officielle de Paris 2024.
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