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Alexis Bouvier (1836-1892)

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11 juillet 2022

Alexis Bouvier est l'un des rares ouvriers qui ont réussi à percer dans l’écriture. Il a rédigé un nombre impressionnant de romans-feuilletons, pleins de crimes et de folie, où les personnages sont en proie à des situations extrêmes, et où l’attention est presque toujours portée sur les gens d’origine modeste.

Portrait d'Alexis Bouvier, Revue encyclopédique, Paris, 1892

Une façon de colosse, bâti à chaux et à sable pour la rude bataille de chaque jour à soutenir, exubérant de santé apparente, de couleurs épanouies et de chevelure au vent ; un énergique, à la tête rabelaisienne, au tempérament d'athlète, au geste de force, maniant la plume comme le marteau, un écrivain populaire, verveux et fécond, incorrect et puissant, forgeant sans trêve, battant l'enclume d'une action sans arrêt, jusqu'au moment où il faut enfin crier grâce, jusqu'à l'heure de l'accablement brusque, qui frappe, assomme, après les orgies démesurées du travail, justement les plus robustes : tel était Alexis Bouvier, ce Dumas des faubourgs."

Ainsi écrivait un journaliste de La Nouvelle Revue le 1er janvier 1892. Cet écrivain, totalement oublié de nos jours, a connu un certain succès dans la seconde moitié du XIXe siècle. Comme le titrait La Lanterne du 20 mai 1892, "M. Alexis Bouvier […] avait conquis, à force de travail et d'énergie, une des premières places parmi les romanciers populaires de ce temps".

Alexis Bouvier, Les Hommes d'aujourd'hui, Paris, 1878

Louis Alexis Bouvier voit le jour à Paris le 15 janvier 1836. Issu d’une famille ouvrière, lui aussi sera travailleur manuel. Ses premières années de vie professionnelle le voient devenir ciseleur de bronze, métier qui l’occupera jusqu’à l’âge de vingt-sept ans passés. Ses études furent en effet courtes : l’école primaire, et rien que l’école primaire. Il tente néanmoins de combler son retard par un travail acharné, à côté de son labeur, pour combler cette absence d’instruction. Il se marie avec Léonide Levasseur, mais n’aura pas d’enfants. Il occupe le peu de loisirs qui lui reste par la composition de vers et de chansons, dans des réunions ou chacun, ouvrier ou artisan, doit apporter son concours. Il devient vite populaire dans ces cercles de travailleurs, au point que son nom finit par être connu d’un certain nombre de directeurs de cafés-concerts. Il se met alors à écrire pour eux. Ainsi, La Canaille et Les Trois Lettres d’un marin connurent un beau succès et furent chantés dans de nombreux foyers des classes laborieuses. De là à rédiger des opérettes, puis des vaudevilles, il n’y a qu’un pas qu’il franchit allègrement. Dès 1863, il abandonne son métier, compensant sa perte de revenus par une production intense : Versez, marquis (1862), Euréka (1863), La Veuve d’un vivant ou encore Suzanne au bain (1865).

Puis, en 1863, Hippolyte de Villemessant, Directeur du Figaro, lui donne sa chance, et lui permet de publier ses premières nouvelles dans son journal. "Chômage d'ouvriers, vue d'intérieur lamentable, le père croisant les bras, l'œil égaré, les petits criant la faim, la mère s'éteignant, épuisée, phtisique, sur le grabat ; abandons impitoyables d'enfants, jetés sur le pavé, couchant sous les ponts, poussant au hasard dans la fange et le vice ; explosion de mine, drame du grisou, mêlée formidable de murailles croulantes et d'hommes meurtris, clameur de veuves et d'orphelins : il y eut, au Figaro, des crises de larmes !" (encore l’article de La Nouvelle revue de 1892). Mais très vite Villemessant se lasse. Bouvier propose alors sa prose à d’autres titres de presse, tel Le Satan ou Le Corsaire. Par exemple des textes liés à la nature et au braconnage, emblématiques pour lui d’une certaine liberté refusée par la société. Certaines de ces nouvelles ont été réunies dans des recueils, comme Les Pauvres ou Amour, Misère et Cie. Cependant cela ne lui suffit pas pour vivre. Il s’établit comme limonadier sur le boulevard de Strasbourg. Mais il n’a pas l’âme commerçante, et son incursion dans la gestion des cafés est un échec. Cependant, on raconte que ce fut sur les tables de son bistrot qu’il commence à rédiger ses premiers romans.

La Lanterne commence "Bayonnette", affiche, 1881

Son premier texte à connaître un certain retentissement est Auguste Manette, publié dans Le Petit Journal. Ce succès en entraîne d’autres. S’esquisse à ce moment une renommée qui va rapidement s’étendre, grâce à des œuvres nombreuses, sinon très variées. Le Dictionnaire Larousse explique que "doué de beaucoup de verve et d’imagination", il publie "un assez grand nombre de romans, qui paraissent dans divers journaux et qui rappellent la manière de Gaboriau. Quant à son style, il est vigoureux et coloré" (Grand Larousse universel du XIXe siècle, supplément). Suivent, entre autres, Les Soldats du désespoir (1871), Les Drames de la forêt (1873), Le Mouchard (1878), La Grande Iza (1878) et ses suites, La Belle Grêlée (1879), Malheurs aux pauvres ! (1880), Les Créanciers de l'échafaud (1880), Le Fils d'Antony (1881), Caulot le garde-chasse (1881), Bayonnette (1882), La Sang-Brûlé (1883), Etienne Marcel, ou la Grande Commune (1884), L'Armée du crime (1886), Ninie (1887), Les Assassins de femmes (1891), Les Petites Blanchisseuses (1891) ou Les Chansons du Peuple (1891). En tout plus de cinquante romans en près de vingt ans : car Bouvier fut prolifique ! Et à côté de ses longs récits, il cherche aussi à gagner plus d’argent en adaptant certaines de ses narrations au théâtre : Auguste Manette (1875), Le Mariage d’un forçat (1878), La Dame au Domino rose (1872), Malheur aux Pauvres (1882) ou La Sang-Brûlé (1885).

Les Assassins de femmes par Alexis Bouvier, affiche, A. Jacob

Pendant quelque temps, Alexis Bouvier tente le journalisme politique, devenant un temps rédacteur du Républicain (1877) ; mais il ne tarde pas à revenir tout entier au roman populaire, qui avait fait sa notoriété. Ce qui ne l’empêche pas d’être plutôt de gauche. Il aurait même participé à la Commune en 1871, mais de façon discrète. Sa bonne fortune fait qu’il gagne très bien sa vie, vendant beaucoup. Il se fait d’ailleurs construire une maison à Veules-les-Roses (en Seine-Maritime), où il reçoit tous les étés de nombreux invités à des festins "quasi-pantagruéliques". Car il est également généreux, dépensant sans compter pour les gens qui se pressent autour de lui. Mais, pour régler les frais, il lui faut produire sans cesse. Souvent trois romans simultanément. Et un jour vient où il finit par payer cette fécondité. L’inspiration se fait plus rare. Et en 1888, une hémiplégie, suivie d’aphasie combinée à des pertes de mémoire, le contraint à ralentir son activité. Du coup, ses revenus baissent en rapport avec sa perte d’activité, et Bouvier se retrouve fort démuni. Un groupe de peintres de ses amis organisent alors, en 1892, une vente de tableau pour lui venir en aide. Mais ce fut en pure perte : une nouvelle attaque de paralysie l’emporta le 18 mai 1892, à cinquante-six ans, à son domicile du Boulevard de Clichy, à Paris.

Le romancier Jules Lermina, auteur d’un fameux Dictionnaire universel illustré biographique (1884) dit de cet écrivain qu’il était

doué d’un talent primesautier, d’une vigueur d’imagination et d’une originalité de forme très remarquable."

Bouvier est un enfant du peuple, et s’en vantait presque. Du coup, il veut écrire pour les pauvres, les délaissés, les laissés-pour-compte.

Que de fois le pain des ouvrières se trempa de pleurs, aux tragiques aventures d'Auguste Manette ou de La Princesse Saltimbanque. Doué d'une imagination bouillonnante, possédant un style abrupt, qu'il se souciait peu d'enguirlander, mais qui s'appropriait d'autant mieux au genre qu'il exploitait, il était devenu rapidement célèbre dans le quartier populeux. Aussi sûr de sa plume d'écrivain qu'autrefois de son burin d'artisan, il s'était fait la main prestement à son nouveau métier, alignant sans effort les pages et les chapitres, filant les intrigues à perte de vue."

ajoute sa notice nécrologique de La Nouvelle Revue. Chez lui, pas de fioritures stylistiques, ni de complexités psychologiques. Tout doit aller vite, et droit. On est loin de Gustave Flaubert ! Seule compte l’intrigue.

Généralement ses textes se situent en ville. Mais il aime aussi la nature, les noms des petits villages, les effets du climat sur les forêts et les campagnes, comme le montrent les premières lignes de Caulot le garde-chasse :

Un matin d'avril, vers quatre heures… c'est-à-dire à l'heure où la nature semble s'arracher des brouillards de l'aube, à l'heure où le gris opaque enveloppe les basses futaies, tandis que dans l'horizon plus clair pointille la cime chauve des grands arbres… un matin d'avril, disons-nous, l'homme vertueux assistant au lever de l'aurore aurait vu sur la côte qui longe les bois de La Grandville pour descendre à Neufmanil, le plus beau et le plus terrible spectacle."

Malheur aux pauvres, Paris, 1881

Ses personnages sont souvent des petits artisans, des ouvriers, de employés. Cela se voit souvent dans ses titres : Les Petites Ouvrières, Les Petites Blanchisseuses, Malheur aux Pauvres !, Amour, Misère et Cie (nouvelles), Les Créanciers de l’échafaud ou Les Pauvres. Il écrit également selon l’idée qu’il se fait des attentes de son lectorat : des intrigues plus ou moins sanglantes, des disparitions et des retrouvailles soudaines, des histoires tragiques à l’heureux dénouement, des imbroglios de la narration avec ses retournements de situation, ses péripéties secondaires, sur un rythme toujours soutenu, et surtout une émotion à fleur de peau, à la limite d’un sentimentalisme fiévreux. Avec parfois un air de rébellion sociale, comme cette phrase terminant La Grande Commune, qui se situe au XIVe siècle :

Je suis fier de mourir en face les fenêtres desquelles, un jour, nous avons donné à tous les libertés communales. Je meurs dans l'espérance que mon sang fécondera la terre des libres. Nos fils nous vengeront."

La Sang-Brûlé, Alexis Bouvier, illustration par Louis et Julien Tinayre, Paris, 1883

Il aime les situations extrêmes, avec ses substitutions de personnages, leurs repentirs, leurs folies parfois. Ainsi, le héros de La Sang-Brûlé, qui se met à divaguer dans la rue, en criant à qui veut l’entendre :

— Oui. Je suis la mort... la mort... c'est moi qui tue tout ce qui me touche... J'embrasse ceux qui vont mourir."

Ou encore cette vision d’un coupable, face à une sorte de fantôme venu l’accuser dans La Femme nue

Celle-ci, le front sanglant, les cheveux épars, le visage livide, les vêtements souillés de boue et de limon et recouverte d'un grand châle blanc, qui semblait son suaire, fixait sur le misérable son œil ardent […] - "Me reconnais-tu, Roger ? Tu vois que les morts peuvent ressusciter pour venir accuser les criminels. Me reconnais-tu, assassin ? "."

La Grande Iza par Alexis Bouvier, 10c la livraison illustrée..., Jules Rouff & Cie, affiche, Paris, 1890

Son œuvre maîtresse est le cycle de La Grande Iza, une demi-mondaine qui cherche avant tout le pouvoir et la richesse qui en découle. Il va connaître un grand succès, au point qu’un artiste croate, Vlaho Bukovac, va peindre en 1882 le portrait de cette aventurière imaginaire. Cette série de romans comporte La Femme du mort, La Grande Iza, Iza, Lolotte et Cie, Iza la ruine, et La Mort d’Iza. Ces textes relatent la lutte qui oppose Iza, aventurière sans scrupule et sans morale, et l’inspecteur Huret, représentant de la Loi. Crimes, détournements de fonds, amours vaincus puis vainqueurs, prétendants séducteurs puis abandonnés, courriers compromettants, enquêtes détournées : bref, de la littérature populaire dans toute sa grandeur, et ses limites ! Pour finalement voir l’intrigante vaincue, mais pas par la justice. On se rend compte un peu du style de Bouvier dans ce passage, qui résume ainsi la sensiblerie de son écriture et la démesure des situations :

Et il s'habituait déjà à la faute. Il eut une seconde de logique ; se jugeant lui-même, voyant son état d'inertie, il s'écria : — C'est effrayant ; mais pour cette femme je suis capable de tout... Qu'il est vrai ce mot : "En tout, cherchez la femme !" Et il s'étendit sur le canapé, rêvant d'Iza, heureux de ses douleurs."

De son vivant, Louis Ganderax dans son article "Revue dramatique" dans la Revue des Deux Mondes analysait :

Il a cet avantage sur la plupart de ses confrères, tristement aplatis dans le bas rez-de-chaussée des petites gazettes, qu'il connaît au moins les mœurs d'une certaine classe de ses personnages, de la plus humble justement, à laquelle appartiennent la plupart de ses lecteurs, et qu'il dépeint ces mœurs, en quelques passages de ses feuilletons, avec une brutalité qui ne laisse pas d'être sincère."

Dans sa notice nécrologique reprise dans des journaux de province, Le Petit Moniteur Universel du 20 mai 1892 précisait :

Il cherchait toujours à passionner en de tragiques histoires, habilement imaginées, les masses populaires auxquelles s’adressaient les productions de son esprit. Il avait réussi et possédait, dans toutes ses complications, l’art spécial des feuilletons émouvants. « La suite au prochain numéro n’avait pas de secrets pour lui."

Mais son éclat n’est pas resté lumineux très longtemps. Mort en 1892, la dernière réédition d’une de ses œuvres date de 1905, sauf une exception en 1925. De nos jours, Alexis Bouvier est totalement ignoré. Pourtant, même s’il fait partie de la cohorte des écrivains populaires de son temps, bien insérés dans leur époque et du coup oubliés quand cette période est passée, il reste du rythme, de la faconde, et surtout cette attention aux milieux populaires qu’il était l'un des rares parmi ses contemporains à saisir. S’il reste un peu dans les dictionnaires, c’est en tant qu’auteur de chansons, ce qui, avec toute sa production écrite, est quelque part est assez cocasse. Sa complainte La Canaille, popularisée en 1870 par une femme, Bordas, qui sera Communarde l’année suivante, va entraîner les foules insurgées de 1871, avec ces paroles :

Ils fredonnaient la Marseillaise,
Nos pères, les vieux vagabonds,
Attaquant en quatre-vingt-treize
Les bastilles dont les canons
Défendaient la vieille muraille !... Que de trembleurs on dit depuis
« C'est la canaille !... 
Eh bien ! j'en suis
 ! »"

Ces deux derniers vers ont peut-être fait trembler un moment les puissants du jour…

La Chanson illustrée, Paris, 1870

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