L’objectif des années 1880 est d’affermir la République, régime encore fragile, et pour cela, de faire des enfants, les défenseurs de l'idéale républicain face aux monarchistes ou bonapartistes, confondus en grande partie avec le clan clérical. Dans un contexte de fortes tensions, le conflit va se cristalliser autour de manuels scolaires à deux reprises. Nous nous intéresserons ici à la première guerre des manuels qui a éclaté en 1882 avec quatre titres mis à l’Index. Pourquoi ces titres en particulier ? En quoi ces livres de morale et d’instruction civique pouvaient-ils faire scandale ? La mise en place de l’école laïque en 1882 nécessite de repenser l’enseignement de la morale à l’école qui était jusque-là compris dans l’enseignement religieux. Comme l’écrit Ferdinand Buisson dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire Partie 1 / Tome 2, 1883-1887, p. 1472 :
Corollaire : la morale n’est plus assise sur la religion. Mais quelle morale enseigner à l’école ? Les débats font rage entre les partisans d’une morale issue de la religion, le courant spiritualiste et les positivistes comme Jules Ferry qui préféreraient effacer toute référence à Dieu.
C’est le courant spiritualiste qui va l’emporter dans les programmes de 1882 élaborés par Ferdinand Buisson. Dans une volonté d’apaisement, il rejette toute accusation d’irréligiosité et prône une sagesse commune à toutes les religions. Il décrit ainsi le rôle du maître :
Les manuels élaborés à la suite de la loi de 1882 ont le plus souvent pour plan type : devoirs envers Dieu, devoirs envers la patrie, devoirs envers les parents, devoirs envers soi-même. Cette morale du devoir est inspirée de la morale kantienne enseignée à la Sorbonne par Victor Cousin. Les devoirs envers Dieu ne seront supprimés des programmes qu’en 1923.
Programme mentionné au début d’un manuel :
Les nouveaux manuels scolaires de morale sont sélectionnés par des commissions scolaires. L’enjeu est alors pour l’Eglise d’influencer les commissions qui doivent choisir entre les manuels rédigés par des auteurs catholiques et ceux de morale laïque inspirés du positivisme. Les tensions liées à la mise en place de l’école laïque se cristallisent une première fois sur le choix des manuels scolaires. Mais finalement, le rôle des commissions est restreint par la circulaire du 13 juin 1882.
Des plaintes étant remontées dans la hiérarchie catholique, vingt évêques français décident de saisir la Congrégation de l'Index qui condamne par décret quatre manuels de morale et d’instruction civique. Le quotidien catholique L'Univers de Veuillot publie le décret le 11 janvier 1883 :
Les évêques font appel à la nouvelle neutralité de l’école, en faveur de l’Eglise cette fois. Les livres de religion ont été interdits : tout livre portant atteinte à la religion doit l’être aussi. L’évêque de Tours (Église catholique. Diocèse (Tours), Lettre circulaire... au sujet des manuels de morale civique récemment condamnés par la Congrégation de l'Index, 1883) fait ainsi référence à la déclaration d’athéisme de Victor Schoelcher pendant les débats du Sénat lors de l’adoption de la loi sur la laïcité le 23 mars 1882, susceptible d’influencer les instituteurs.
L’émotion suscitée chez les membres catholiques du Sénat avait conduit Jules Ferry à s’engager à protéger la foi des élèves : « Tout instituteur, ajoutait M. le ministre, qui se permettrait de blesser dans son enseignement la foi de ses élèves, devrait s’attendre à être vivement puni. »
L’évêque de Tours explique ensuite la marche à suivre, distinguant les « écoles libres », dans lesquels les quatre manuels mis à l’Index sont simplement proscrits, des écoles publiques qui ne dépendent pas des prêtres : « La plupart des instituteurs laïques, dans notre pays, appartiennent à la religion catholique. Quand vous les trouverez disposés à suivre vos conseils, vous les détournerez de l’usage des livres dont il s’agit. » En dernier recours, les prêtres peuvent s’adresser aux parents pour qu’ils fassent pression sur l’instituteur.
L’évêque d’Angers, quant à lui, recommande aux parents de mettre leurs enfants dans une école chrétienne, car la neutralité religieuse présente un danger pour la foi de leurs enfants.
Mais que reproche exactement l’Eglise à ces quatre manuels ?
Ministre de l'Instruction publique et des Cultes du gouvernement Gambetta du 14 novembre 1881 au 30 janvier 1882, Paul Bert a porté les lois scolaires avec Jules Ferry. En plus de son engagement politique, c’est un grand scientifique, élève de Claude Bernard. C’est à ce double titre qu’il va être la cible des attaques de l’Eglise. Il incarne la défense de la laïcité à l’école mais aussi l’esprit positiviste et scientiste.
L’avant-propos initial du manuel a heurté de nombreux catholiques en raison de la démarche scientifique préconisée par Paul Bert dans l’éducation des enfants et de sa critique des miracles.
Les revues catholiques relaient évidemment la mise à l’Index du manuel de Paul Bert, publiant la lettre de l’évêque de Saint-Dié :
Cette partie de l’avant-propos de Paul Bert sera supprimée dans les éditions ultérieures. Paul Bert expose effectivement sa démarche de façon explicite : enseigner une morale détachée de la religion, transmettre l’esprit critique et rationnel, quitte à remettre en cause l’existence du surnaturel.
La polémique est vive également au sujet de la présentation de la Révolution française comme l’atteste Paul Bert lui-même dans la 11e édition :
« En publiant cette onzième édition, à laquelle ont été apportées un certain nombre de modifications de détail, et qui est augmentée d'une courte biographie de Léon Gambetta (voir page 167), j’appelle particulièrement l'attention de MM. les instituteurs sur le chapitre VlI : La Révolution. Les attaques, aussi injustes que violentes, dont il a été l’objet, m'ont contraint à y introduire des notes justificatives, ce qui est contraire, je le sais aux habitudes pédagogiques. Mais, du moins, l'exactitude des allégations historiques qu’il contient ne pourra plus être mise en doute.
Paris, 15 mars 1883. »
L’avant-propos souligne que le manuel est républicain et vise à défendre la République :
« Un bon élève connaîtra sur le bout du doigt le nom des douze tribus d'Israël et la règle des participes; mais cet enfant, qui demain sera citoyen ou épouse de citoyen, à peine saura-t-il que la France est une République, et ce que signifient les élections pour le Sénat, pour la Chambre des députés, pour les Conseils départementaux et communaux, dont il entend parler autour de lui, auxquelles bientôt il va prendre part. Une pareille ignorance peut convenir à un régime despotique qui ne veut que brutalement ou hypocritement imposer ses volontés ; elle serait en contradiction flagrante avec un régime de liberté, de discussion, d'élections libres. »
Le chapitre intitulé « les bienfaits de la révolution » présente l’abolition de la servitude, les privilèges de la noblesse, les impôts et les famines, le système métrique, l’état civil et s’achève sur une sorte de prière, qui fait appel au vocabulaire religieux pour ironiquement bénir la Révolution :
Evidemment Paul Bert passe sous silence la Terreur en tant que telle. Il reconnaît seulement que des crimes ont été commis et que des innocents ont été tués.
C’est bien ce que lui reproche, en premier lieu, l’auteur anonyme du Bon Instituteur ou La véritable instruction civique opposée à l'instruction civique de M. Paul Bert (Nouvelle édition, revue avec soin et considérablement augmentée par un de ses amis), éditeur Delhomme, 1886.
« L'Histoire, telle qu'ils la font, est un tissu des plus odieuses calomnies.
Que n'ont-ils pas inventé pour flétrir la mémoire de Jeanne d'Arc, la libératrice de la France ?...
Ces fidèles disciples de Satan ne se sont-ils pas plu à présenter sous un faux jour la Révocation de l'édit de Nantes, la Saint-Barthélemy, les Templiers, l'Inquisition, etc. ? En même temps, ils ont l'impudence de dire que les affreux massacres commis par les protestants et par les révolutionnaires, sont des peccadilles. Or, il est facile de faire justice de leurs récriminations, et, d'un autre côté, il leur est impossible de justifier les brigandages et les assassinats inspirés par la haine satanique dont leur cœur est rempli contre Jésus-Christ, et contre le Pape, son organe visible. »
Deux visions de l’Histoire de France donc, deux romans nationaux très différents.
Plus fondamentalement, pour cet auteur anonyme, l’absence de références religieuses dans l’enseignement de la morale est rédhibitoire :
Elle relègue l’homme au rang d’animal, ce que confirme, selon lui, la théorie du darwinisme :
« Qu'est-ce que Paul Bert ? — Un animal. Ce n'est pas moi, Paul, qui t'appelle ainsi, c'est toi-même : car tu fais de tous les hommes, sans exception, un troupeau d'animaux. »
Les évêques veillent à ne pas outrepasser leurs fonctions en concentrant leurs critiques sur les aspects religieux ou spirituels des manuels, mais les écrits d’anonymes et de laïques montrent que c’est plus largement deux visions de la société française et de son histoire qui s’affrontent, prélude au conflit plus violent qui traversera la société française pendant l’affaire Dreyfus.
- Eléments d'éducations morale et civique, écrit par Gabriel Compayré, député du Tarn. Editeur : P. Garcet, Nisius et Cie, en fait, le nom de l’usine de fabrication de meubles scolaires de l’éditeur Delagrave.
Trutat, Eugène (1840-1910). Photographe ,
G. Compayre [à vélo], Luchon, laiterie, 5 septembre 1895. Série A. Hanau n° 17, 1895.
Alors que Paul Bert représente le courant scientiste et positiviste, Gabriel Compayré incarne le courant spiritualiste, plus proche de Ferdinand Buisson. Compayré est en effet un historien de l’éducation qui a publié de nombreuses biographies de pédagogues dans la série «
les grands éducateurs ». Député républicain du Tarn, philosophe et darwiniste, il présente une vision spiritualiste de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme en se plaçant hors de toute religion.
Bien que les attaques du clan clérical soient moins virulentes contre lui que contre Paul Bert, ses
Eléments d'éducations morale et civique sont néanmoins mis à l’Index.
Certes Dieu n’est pas absent du manuel d’éducation morale, mais la conception de la religion qui y est décrite est très éloignée du dogme catholique. Le sentiment religieux naît de la contemplation du monde.
«
Adorez-donc Dieu, puisqu’il est grand : mais aimez-le, puisqu’il est bon.
C’est lui qui est l’ordonnateur des lois morales que la conscience vous révèle : c’est donc à lui que vous obéissez en écoutant la voix du devoir.
Si jamais il vous arrivait d’être aveuglé par la passion au point de ne plus reconnaître ce que les prescriptions du devoir ont de respectable et de sacré pour tout homme qui a le sentiment de sa dignité personnelle, représentez-vous par-delà le devoir l’existence de l’Être suprême dont la volonté rend le devoir obligatoire pour tous.
Et s’il vous arrivait d’oublier que Dieu existe, venez, comme ce soir, regarder au-dessus de vos têtes le ciel étoilé ! »
Les critiques de l’évêque de Nîmes portent essentiellement sur ce passage qui présente comme facultatif le mariage religieux :
«
Mais une attribution autrement importante du maire, c’est qu’il célèbre les mariages. C’est devant lui que s’engagent solennellement à s’aimer, à se protéger l’un l’autre, à élever en commun des enfants, l’homme et la femme qui veulent fonder à eux deux une nouvelle famille. Quand le maire les a déclarés unis au nom de la société et de la loi, les deux conjoints sont bel et bien mariés. Si la cérémonie religieuse suit la cérémonie civile, ce n’est pas pour ajouter plus de force à un acte qui est définitif, qui se suffit à lui-même, c’est parce que les époux, pour satisfaire leurs sentiments religieux, veulent prendre Dieu à témoin d’un engagement que la société civile a déjà consacré. »
Si le cadre de références religieuses est très différent dans les manuels de Paul Bert et de Gabriel Compayré, ils se rejoignent dans le roman national et la glorification des révolutions :
La vision de la société d’Ancien Régime est assez caricaturale : l’histoire est perçue comme un progrès continu. Compayré prend pour exemple la situation des enfants qui se serait nettement améliorée depuis l’Ancien Régime, établissant un parallèle entre le roi et le père de famille, tous deux dépeints comme des tyrans.
Pour faire l’éloge de la liberté de conscience, il rappelle la persécution des protestants et des juifs. Il critique le catholicisme en tant que religion dominante, précisant cependant que les pays protestants faisaient de même envers les non-protestants. Il modère ainsi sa critique de l’Eglise dans son plaidoyer pour la tolérance religieuse.
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Jules Steeg est également partie prenante de la mise en place des lois scolaires puisqu’il fait partie du cabinet Ferry. Il est ensuite chargé de la direction du Musée pédagogique.
Ancien pasteur protestant, il défend la liberté de croyance. La religion est reléguée à une affaire privée ; la nécessité d’une autorité religieuse est déniée, c’est ce que les catholiques reprocheront principalement à ce manuel.
Déiste comme Gabriel Compayré, il évoque un Dieu mystérieux :
Cette force cachée, cette raison suprême, cet auteur mystérieux de tout ce qui existe, nous l'appelons Dieu.
A travers la défense de la tolérance, la pratique religieuse est présentée comme un choix personnel, une simple option, ce qui suggère aux enfants qu’ils peuvent pratiquer la religion à leur manière, sans suivre les indications d’un prêtre.
« Tous ces devoirs nous sont personnels et ne regardent qui que ce soit en dehors de nous-mêmes. Nul n'a le droit de nous les dicter, de nous les imposer, de se mêler de la manière dont nous les remplissons ou non. C'est une affaire entre Dieu et nous. La religion est un sentiment intime, jaillissant du cœur de l'homme et écartant avec un soin jaloux toute autorité étrangère. Que nous soyons religieux ou non, que nous entendions ou pratiquions la religion à notre manière, ou que nous n'en pratiquions pas du tout, aucune loi n'a le droit de s'en occuper. »
La présentation de l’Histoire de France est tout aussi biaisée. L’auteur accuse Louis XVI d’avoir conspiré contre la République mais n’évoque ni la mort du roi ni la Terreur.
Jules Steeg, Instruction morale et civique : l'homme, le citoyen
De son vrai nom Alice Marie Céleste Fleury, Mme Henry Gréville est une romancière à succès du milieu du XIXe siècle. Son manuel pour l’
Instruction morale et civique pour les jeunes filles a été réédité vingt-huit fois entre 1882 et 1891. Le manuel de Mme Gréville semble peu novateur. Ce livre destiné aux petites filles insiste sur la politesse, la modestie et le sens du devoir. Et pourtant il est apparu comme scandaleux, car contrairement aux trois manuels précédents, le nom de Dieu n’apparaît même pas. Ne pas citer Dieu, c’est considérer qu’il n’existe pas.
En dehors de Mme Gréville, les auteurs des livres mis à l’Index sont fortement impliqués politiquement : la publication de leur manuel est un acte militant tout autant que pédagogique. L’enjeu réside clairement dans la formation de futurs citoyens. L’idéologie est manifeste dans ces manuels : roman national qui caricature la société d’Ancien Régime et glorifie la Révolution, insistance sur la tolérance religieuse et sur le droit de choisir une religion.
On remarque que les éditeurs de ces manuels sont des éditeurs scolaires qui ont émergé sous la troisième République et qui se placent stratégiquement près du pouvoir : Picard-Bernheim ; E. Weill et G. Maurice, qui éditent aussi Pauline Kergomard, inspectrice des écoles maternelles ; Fernand Nathan, qui publie manuels et revues pédagogiques ; Delagrave, qui en plus des manuels fabrique le mobilier scolaire. Ces éditeurs pédagogiques ont tout intérêt à publier des députés républicains et à soutenir le gouvernement Ferry.
A l’opposé, certains éditeurs sont identifiés comme éditeurs catholiques : Putois-Cretté, qui publie des ouvrages religieux, des catéchismes et l’un des manuels recommandé par le clergé en contre-point des quatre manuels mis à l’Index : La Commune, le département et l’Etat par Pégat ; Mame, célèbre éditeur de Tours au magnifique catalogue de livres de prix ; E. Ardant qui publie en particulier de nombreux abécédaires, Barbou qui édite de nombreux récits moraux ; Lefort et ses nombreuses méthodes de lecture. La position dominante sur les publications destinées à la jeunesse de l’édition catholique est remise en question par la troisième République. L’instauration de l’école laïque annonce le déclin de ces éditeurs qui ont perdu leur situation de monopole sur les ouvrages scolaires. Ils seront remplacés par de grands éditeurs scolaires républicains qui ont su conquérir un marché florissant et qui sortent victorieux de cette guerre des manuels.
Vers l’apaisement
Aux menaces du clergé, répondent celles du gouvernement qui décide de suspendre le traitement des prêtres qui lisent les mandements dans leur église. La presse s’enflamme. Pendant ce temps, des négociations s’engagent entre le Saint-Siège et le gouvernement. Léon XIII se montre très diplomate. La Lettre aux instituteurs 17 novembre 1883 de Jules Ferry, très conciliante, apaise également les relations avec les familles.
Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l'enfant, ce n'est pas votre propre sagesse ; c'est la sagesse du genre humain
Discours et opinions de Jules Ferry. Les lois scolaires (suite et fin) : lois sur l'enseignement des jeunes filles, sur la gratuité, l'obligation et la laïcité de l'enseignement primaire, sur la caisse des écoles, discours divers sur les questions scolaires. Discours sur la politique extérieure et coloniale : affaires grecques, affaires tunisiennes, publiés avec commentaires et notes, par Paul Robiquet,... 1893-1898
Cette première guerre des manuels s’achève donc sur un compromis. Néanmoins elle porte en elle, à l’échelle scolaire, tous les éléments des débats qui surgiront lors de la suppression des congrégations enseignantes et la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, signe, s’il en fallait un, de l’importance de l’enjeu scolaire dans la construction de la République.
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