Les portraits mystérieux de Sélika Lazevski par Nadar
On sait très peu de choses sur Sélika Lazevski. Seulement six photographies d’elle datées de 1891 sur plaques de verre, conservées à la Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine de Paris, nous sont parvenues. Ces photographies proviennent du célèbre atelier Nadar, alors dirigé par Paul Nadar. Celui-ci y reçoit dans la décennie 1890 de très nombreuses personnalités du spectacle qui viennent volontiers se faire photographier : c'est alors la grande mode des portraits au format carte postale. Quatre des photographies de Sélika Lazevski ont d’ailleurs été tirées dans ce format et sont consultables au département des Estampes et de la photographie.
Sélika Lazevski porte ici la tenue dite « amazone » des écuyères de la haute école.
Sur ces portraits, Sélika Lazevski apparaît habillée dans deux tenues différentes appelées amazones, composées d’une veste cintrée, d’une longue jupe et d’un chapeau haut de forme. Ce nom est également utilisé pour désigner les écuyères pratiquant la haute école, par métonymie avec leur technique de monte spécifique, la monte en amazone, c’est-à-dire en chevauchant les deux jambes du même côté du cheval.
L'amazone au manège et à la promenade : traité de l'équitation des dames / F. Musany
La haute école est une technique de dressage équestre artistique qui repose sur une forme relevée du pas, du trot et du galop chez le cheval. Longtemps restée majoritairement réservée aux hommes, cette discipline s’ouvre aux femmes au XIXe siècle. Celles-ci la marquent fortement de leur empreinte et contribuent à la renouveler et à la diffuser, à une époque où les écoles de dressage fleurissent dans toute l'Europe. Certaines d’entre elles deviennent ainsi de véritables vedettes en leur temps : on peut citer Caroline Loyo, première écuyère à présenter en amazone un cheval dressé en haute école, Pauline Cuzent et sa soeur Antoinette Cuzent-Lejars, qui ont fait la gloire du Cirque Olympique, ou encore Clotilde et Emilie Loisset, étoiles du Cirque d’été.
Sélika Lazevski aurait, elle, officié au Nouveau Cirque situé au 231, rue Saint-Honoré, dont on sait qu’y jouaient à cette époque Valli et Laura de Laszewski, couple de dresseurs franco-polonais arrivés à Paris en 1888. Les liens avec Sélika ne sont malheureusement pas documentés : peut-être ont-ils adopté Sélika ou l’ont-ils au moins initiée au dressage. Elle aurait alors pris leur nom (que l'on retrouve d'ailleurs sous plusieurs orthographes : Lavzeski, Lavezeski ou encore Lasvezski). Son prénom est quant à lui très probablement une référence au célèbre opéra de Meyerbeer, L’Africaine, qui connaît un immense succès à sa création en 1865 (ce prénom est assez courant à l'époque dans le monde du spectacle).
Les registres du Nouveau Cirque ne portent cependant aucune trace de ses numéros. Comme le remarque la chercheuse Marika Maymard, ce mutisme des archives est particulièrement étonnant :
La présence [...] dans le corpus de l’atelier Nadar de portraits de Laura Laszewski, du même âge et dans le même costume, questionne le chercheur sur leurs liens, et surtout sur l’absence de mention de Sélika dans la presse du temps et dans les programmes où figurent largement les Laszewski jusqu’en 1930.[1]
Son nom n’est pas resté dans les annales aux côtés de ceux d’autres grands artistes noirs de l’époque qui jouaient aussi au Nouveau Cirque, comme l’acrobate Miss Lala, le clown Chocolat, ou encore le dompteur Delmonico.
Nouveau cirque. La noce de Chocolat : [affiche] / [non identifié]
Fantasies-Oller-Music-Hall... Delmonico, le Dompteur noir... : [affiche] / lithographie Jules Chéret
Quelques années auparavant, d'autres écuyères noires connaissent également un certain succès, comme la voltigeuse surnommée Sarah l'Africaine, qui se produit pour la première fois à l'Hippodrome de l'Etoile en 1865, ou encore Adah Isaacs Menken, actrice métisse américaine qui est restée dans les mémoires comme l'interprète de Mazeppa Nu, mélodrame de Lord Byron adapté par Henry Milner en drame équestre en 1861, rôle qu'elle joue aussi à Paris en 1868 quelques mois avant sa mort.
Il faut toutefois rappeler que ces destins restent atypiques, et défient les représentations habituelles des femmes noires d'alors, qui se résumaient souvent à celles d’êtres hypersexualisés ou de curiosités ethnographiques. C'est en effet le temps où les Parisiens vont visiter les zoos humains du Jardin d'acclimatation de l’époque coloniale. Dans le monde du cirque, cette fascination se manifeste dans l'archétype de la "femme sauvage", figure clownesque tout en bas de la hiérarchie circassienne que l'on pouvait voir dans des numéros grotesques affublée de couronnes de plumes et de peaux d'animaux (ces rôles de "femmes sauvages" étaient d'ailleurs la plupart du temps incarnés par des femmes blanches qui s'enduisaient le corps d'encre et d'huile).
Les photographies de Sélika Lazevski n’en restent pas moins tout à fait exceptionnelles. Ce silence des archives s’expliquerait-il par le fait qu’elle n’était qu’une écuyère mineure, une de celles qui montaient dans les quadrilles en soutien des grandes vedettes ? L’auteure Susanna Forest avance une autre hypothèse : Sélika Lazevski n’était probablement tout simplement pas écuyère, mais ne faisait que poser comme telle ou peut-être encore n’a-t-elle jamais joué à Paris. Le mystère demeure donc entier…
[1] Extrait de l’essai « Les artistes noirs du cirque au XIXe siècle », du catalogue de l’exposition Le Modèle noir, de Géricault à Matisse. [Marika Maymard - pp. 226/241], Musée d’Orsay, 2019
Pour aller plus loin :
Susanna Forest, Everything I Don’t Know About Selika Lazevski, 2018.
Marika Maymard, La haute école, Les arts du cirque, BnF/CNAC
Exposition virtuelle, Les Nadar, une légende photographique
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Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité.
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