Mady Humbert-Lavergne, "Melle Lavergne" comme on la trouve désignée dans les archives (et plus tard Mme Lavergne-Sauvageot quand elle se mariera), est mentionnée comme "l’assistante" de l'historien de l'art et conservateur Philippe Stern, lui-même "chargé de la question des
enregistrements de disques à l’exposition coloniale" internationale de 1931 (courrier du
7 mars 1931 au Gouverneur Général de l’Exposition). Philippe Stern doit résoudre toutes les difficultés politiques et financières, trouver les fonds et également les partenariats nécessaires. C’est lui qui supervise les enregistrements. Mais, de fait, sur le terrain, c’est Mady Humbert-Lavergne qui interagit avec les différents protagonistes, écoute, prend des notes, et c’est elle qui réalise le catalogue commenté des enregistrements, qui ne sera jamais publié. Le tapuscrit de ce catalogue est conservé dans les archives du Musée Guimet.
Mady Humbert-Lavergne, ici dans les années 1920 © Collection Privée. (Photographie publiée dans
Die Zeit, 2021)
Même si les femmes sont très présentes pour le domaine qui nous intéresse ici, et ce dès les débuts de la Société française de musicologie, comme souvent dans l’histoire des sciences, les femmes sont pour partie invisibilisées. Retracer le parcours de Mady Humbert-Lavergne semblait tout d’abord impossible, tant les traces que l’on trouve - notamment sur internet - sont ténues. Jusqu’à ce qu'un article de Julia Tieke paraisse en 2021, présentant une expérience de recherche-création autour des Ondes Martenot.
8/4/28, Maurice Martenot [avec sa soeur Ginette Martenot] expérimentant son instrument pour les ondes musicales : [photographie de presse] / [Agence Rol]
Les "Ondes Martenot" constituent l'un des plus anciens instruments de musique électronique (conçus par Maurice Martenot à partir de 1918 et présentés au public en 1928). Elles correspondent à un clavier électronique capable de jouer notamment des intervalles microtonaux. Avant que cet instrument prenne le nom de son inventeur, il portait le nom d’"Ondes musicales". Et au printemps 1932, Mady Humbert-Lavergne, qui participe au Premier Congrès de musique arabe au Caire, suggère que ces "Ondes musicales" pourraient tout à fait jouer cette musique : une suggestion qui ne sera pas entendue, alors que le débat tourne autour de la possibilité d’introduire des instruments occidentaux pour interpréter la musique arabe et de la crainte de dénaturation que cela entraînerait pour elle.
Le Petit Marocain, 4 mai 1939 - Conférence Humbert-Sauvageot
L'auteure allemande Julia Tieke (2021) a patiemment rassemblé les fils pour dessiner la biographie d’une femme qui d’"assistante", devient "une figure intéressante de la vie musicale parisienne du XXème siècle : soprano, compositrice, archiviste et ethnomusicologue", et qui initiera Pierre Boulez aux collections d'ethnomusicologie.
Mady Humbert-Lavergne développera aussi avec Ginette Martenot, la sœur de l’inventeur des "Ondes musicales" (et première "ondiste" à en jouer), un concept de concerts-conférences, intitulés "Voix lointaines", jouant et expliquant des morceaux du monde entier, et cela pendant plus de dix ans, de 1932 à 1943.
L'Ère nouvelle, 29 novembre 1932 : Un concert de musique orientale
En parlant de "musique lointaine", comme l’écrit Julia Tieke, Mady Humbert-Lavergne "introduit un concept spatial dans lequel une musique ne vient pas d'un passé pré-moderne [selon un déni de contemporanéité bien étudié par l'anthropologue Johannes Fabian], mais simplement "d'un peu plus loin". Contrairement à "exotique" ou "traditionnel", ce terme contient l'idée de s'approcher du lointain, d'ouvrir l'oreille à l'inconnu".
Environ six mois avant le Congrès du Caire, Mady Humbert-Lavergne enregistre donc l’ensemble des musiques et parlers indigènes dans le cadre de l’Exposition coloniale internationale. Et c’est aussi en musicienne qu’elle écoute ces enregistrements, écrivant à propos de ce morceau dahoméen : "Nous ne saurions trop recommander à nos lecteurs, surtout s’ils sont compositeurs, à prêter la plus grande attention à la structure modale de ce chant […]".
Les archives nous livrent peu de choses sur ce moment. Dans l’introduction du catalogue, elle remercie, avec sensibilité et empathie : "tous ceux qui ont participé aux enregistrements de cette collecte et qui s’y sont prêtés avec tant d’intelligence, de confiance et de compréhension", ajoutant qu'"ils durent être bien nombreux à penser que nos questions étaient bien indiscrètes et que l’Occident avait de bien singuliers moyens de fixer les traditions orales".
Cécile Van den Avenne, sociolinguiste et directrice d'études à l'EHESS,
sur la chaire « Pratiques langagières. Afrique-Europe (XIXe-XXIe siècles)
Agenda culturel : BnF - 18 octobre 2024 - Autour des enregistrements Dahoméens de l'Exposition coloniale de 1931 : quand une chercheuse et un musicien travaillent de concert
La Bibliothèque nationale de France organise le 18 octobre prochain, en partenariat avec l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), une restitution du travail mené par l'artiste musicien béninois Yewhe Yeton et Cécile Van den Avenne, directrice d’études à l'EHESS, dans le cadre d’une résidence Fondation Camargo-EHESS.
L’après-midi permettra d’explorer le processus de création de Yewhe Yeton qui s'est appuyé sur plusieurs enregistrements dahoméens issus du fonds de l’Exposition coloniale internationale de 1931 (conservé par le département Son, vidéo, multimédia de la BnF).
En regard et en dialogue avec la démarche artistique de ce dernier, Cécile Van den Avenne, sociolinguiste travaillant sur les circulations textuelles entre Afrique et Europe, présentera les enjeux liés à la contextualisation d'un fonds colonial ancien et le duo explorera les conditions permettant d’en faire la matière vivante d’une création contemporaine, une nouvelle écriture du patrimoine sonore.
Nous avons le plaisir de vous convier à cet événement qui se déroulera le vendredi 18 octobre de 15h à 17h (salle 70) à la Bibliothèque François Mitterrand (Quai François Mauriac, 75013 Paris) :
https://www.bnf.fr/fr/agenda/autour-des-enregistrements-dahomeens-de-lexposition-coloniale-de-1931-quand-une-chercheuse
Pour en savoir plus...
- Liste des contributions de Mady Humbert-Lavergne/Sauvageot connues à ce jour :
Manuscrits :
- Lavergne-Sauvageot, Mady, (s.d.) Les enregistrements de l’exposition coloniale, tapuscrit non publié, Archives du Musée Guimet.
Publications :
- Humbert-Sauvageot, Mady (1934) «Quelques aspects de la vie et de la musique dahoméennes ».
Zeitschrift fur vergleichende Musikwissenschaft. Berlin, t. II, n° 4, 1934.
Editions critiques, traductions, commentaires :
- Suzuki, Daisetsu (1954)
Essais sur le bouddhisme Zen [en ligne sur Gallica] (traduction de l'original anglais par René Daumal, Fernand Divoire, Mme Humbert-Sauvageot et Pierre Sauvageot ; sous la direction de Jean Herbert), Paris, Albin Michel.
Partitions, arrangements musicaux :
- (1931)
Florile Dalbe. Song. Piano [en ligne sur Gallica] (Musique traditionnelle arrangée -Roumanie) Recueilli et harmonisé par M. Humbert-Lavergne. Paris, Louise B. M. Dyer.
Conférences :
- 25 novembre 1934, conférence introductive du cycle de conférences musicales au Musée Guimet en collaboration avec le Musée de la Parole : « Voix lointaines. Continuation du rapide voyage à travers les musiques de l’Asie, l’Afrique et l’Océanie » (à partir du fonds de l’Exposition coloniale, source : Berthomier, 2005)
Enregistrements, collectages :
- Références bibliographiques :
- Deutsch, Catherine (2018) - Un siècle de rapports de genre en musicologie. Les femmes musicologues à la Société française de musicologie et dans sa revue. Revue de musicologie, Un siècle de musicologie en France, 104 (2), pp.773-802.
- Fabian, Johannes (2014 [1983]) - Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet, Éditions Anacharsis.
- Loupien, Sabine (2012) -
Conserver et diffuser le patrimoine sonore kabyle de l’immigration : l’apport des métadonnées METS. Études et Documents Berbères, 31, pp. 85-107.
https://doi.org/10.3917/edb.031.0085
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