Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Alde Manuce ou l’avenir d’une invention

0
8 septembre 2023

Alde Manuce, imprimeur et éditeur à Venise, a introduit diverses innovations graphiques : foliotation, page de titre simplifiée, petit format… Et, avec Francesco Griffo, artisan ingénieux, il a su créer des caractères typographiques d’exception, qu’ils soient romains, grecs, hébraïques ou italiques. Portrait d’un homme aux mille ressources.

Portrait d'Alde Manuce, estampe, Martinus Sibenicensis Rota, 16e s.

Au confluent de l’économie et du savoir

À partir de 1465, les premiers typographes de la vallée rhénane essaiment en Italie et Venise devient l’un des principaux foyers de l’imprimerie. Alde Manuce (1449-1515) s’y établit comme imprimeur-éditeur en 1490, après avoir mené durant dix ans une carrière d’enseignant en grec et en latin (voir la troisième édition de sa grammaire latine). Il se situe au confluent de deux mondes : celui des négociants en quête de profit, où le livre est considéré comme une marchandise, et celui de l’humanisme italien de la Renaissance, au service du savoir. On peut trouver, sur la page de titre de cet exemplaire des Adages d’Érasme, sa marque d’éditeur, une ancre entortillée et mordue d’un dauphin, associée à la devise : Festina lente ("hâte-toi lentement").

Deux bailleurs de fonds lui permettent de faire fabriquer un grand nombre de caractères par un excellent artisan, Francesco Griffo. Ce dernier fait alors figure d’exception en tant que tailleur de poinçons spécialisé dans l’imprimerie, sans être orfèvre ni métallurgiste. En douze ans, de 1490 à 1502, il grave six romains pour le latin, quatre cursives grecques de même façon et un jeu de caractères hébraïques, épisodiquement utilisé par Alde Manuce. Après 1502, date de leur rupture — sur laquelle nous reviendrons en fin d’article —, les types d’origine sont remplacés par des moulages effectués à partir des mêmes matrices par un autre fondeur, probablement Jacomo Ungaro, mais aucun nouveau modèle n’est introduit.

Le Bembo : un nouveau romain

En 1495 paraît De Aetna, journal de voyage de 60 pages écrit en latin par le poète humaniste Pietro Bembo. De petit format (129 × 176 mm), il est composé en Bembo, un caractère romain créé par Griffo qui forme par son excellence une rupture dans la tradition typographique.

En 1499 paraît Le Songe de Polyphile (Hypnerotomachia Polifili), roman d’amour allégorique de 234 feuillets dû au moine dominicain Francesco Colonna. Publié en italien au format in-folio et enrichi de gravures sur bois, il est composé, à d’infimes différences près, dans le même caractère que le De Aetna.

"La délicatesse [du] romain [de Griffo] tranche avec les formes plus épaisses de Jenson. Ses lettres présentent une tension fortement inclinée et les empattements de ses bas de casse sont obliques et nettement découpés. Ils se rattachent aux montants des lettres, elles-mêmes pleines et rondes, par un élégant congé. Les caractères de Griffo se distinguent des formes vénitiennes antérieures notamment par la hauteur des capitales plus petites que les ascendantes des bas de casse afin de ne pas gêner la lecture", comme le décrit Paul McNeil dans l'Histoire visuelle de l’art typographique (Imprimerie nationale Éditions, 2019).

Le Bembo appartient à la famille des garaldes, et non plus à celle des humanes, selon la classification Vox-Atypi. C’est qu’il ne copie plus exactement le modèle de l’écriture manuscrite contemporaine, dite "humaniste" et favorisée en Italie par Pétrarque : la traverse du e est horizontale ; l’axe oblique s’est déjà redressé ; les points ne sont plus losangés, etc. En outre, il faut insister sur la filiation entre le Bembo et le Garamond : en 1530, à Paris, Robert Estienne introduit un romain très influencé par celui de Francesco Griffo et qui sera reproduit par Claude Garamont

Les cursives grecques

La cohérence du programme éditorial d’Alde Manuce se trouve en partie dans l’hellénisme alors en vogue chez les étudiants des universités et des chaires publiques de Venise. Convaincu du pouvoir émancipateur de cette littérature, il fait paraître une trentaine de premières éditions en grec sur un total de 150. Or, le dessin des lettres et la gravure de poinçons dans cette langue ne vont pas sans poser problème, comme le rappelle Martin Lowry dans Le Monde d’Alde Manuce. Imprimeurs, hommes d’affaires et intellectuels dans la Venise de la Renaissance (Promodis / Éditions du Cercle de la librairie, 1989) :

L’écriture grecque à la mode du 15e siècle était une cursive flamboyante, pleine de ligatures et de fioritures. On se rend compte des difficultés de reproduction de cette écriture en consultant l’alphabet joint par Alde à sa première édition de la grammaire de Lascaris. Il y avait sept formes différentes pour la seule lettre nu, cinq pour l’alpha, le phi et l’oméga, quatre pour le bêta et le tau, en tout soixante-quinze caractères pour les vingt-quatre lettres de l’alphabet. Avec les abréviations par contraction et suspension, les accents et les esprits, le nombre total des caractères atteignait plusieurs centaines.

Cette première fonte grecque est étendue afin d’aboutir à une seconde utilisée pour imprimer le poème de Musée, la Galaemyomachie ainsi que la grande édition d’Aristote en cinq volumes.

Deux innovations majeures :  l’italique et le livre de poche

En avril 1501, Alde Manuce fait paraître une édition in-octavo de Virgile entièrement composée en italique, une écriture penchée et dynamique qui s’est répandue dans les chancelleries municipales et que l’on appelle pour cette raison "cancellaresca" (mais il faudra attendre 1551 et l’œuvre de Robert Granjon pour bénéficier de capitales également inclinées). L’italique, étendu à tout un volume, permet notamment un encombrement moindre, ce qui fait baisser son coût de revient. De nos jours, c’est un enrichissement réservé à quelques emplois orthotypographiques bien définis, comme le fait de présenter une préface, de souligner un terme ou de baliser un titre d’œuvre…

Cette innovation, préparée par l’édition des Lettres de sainte Catherine de Sienne en 1500, s’accompagne d’un changement de format, plus petit, maniable et facilement transportable : l’in-octavo, ancêtre du livre de poche  (une feuille pliée trois fois pour obtenir huit feuillets et seize pages par cahier). Le livre s’affranchit de son lieu traditionnel, la bibliothèque, et conquiert un nouveau public de bourgeois.

Par la suite, Alde Manuce dépose une demande de privilège, c’est-à-dire de monopole, portant sur l’italique, pour en revendiquer la paternité et se protéger de la contrefaçon. Martin Lowry écrit : "Au tout début de sa carrière, il innova en déposant des demandes de privilèges pour ses caractères grecs plutôt que pour des titres d’ouvrages. Il agit de même pour ses caractères italiques en mars 1502, et fit confirmer les deux privilèges par un décret d’ensemble du Sénat et une lettre ducale, accordés l’un et l’autre à l’automne de la même année (14 novembre 1502). […] Quand Alde tenta de protéger l’énorme investissement consenti par son entreprise grâce à un privilège qui interdisait l’imitation de ses caractères grecs et italiques, il empêcha Griffo de vendre ses caractères les plus originaux et les plus demandés à d’autres imprimeurs. Rien d’étonnant, dès lors, à leur querelle."

L’italique se diffusera rapidement en Europe : il sera immédiatement "piraté" à Lyon par Balthasar de Gabiano ; puis il gagnera les ateliers de Johann Froben à Bâle, en 1519, et de Simon de Colines à Paris, en 1528 (et en 1533 pour le premier texte en français). Un succès, une influence, une empreinte, qui prouvent l’inventivité d’Alde Manuce au sein de la nouvelle industrie du livre !

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.