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Apollinaire, chef-d’orchestre de la poésie

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6 novembre 2018

Ce 9 novembre 2018 marque le centenaire de la mort de Guillaume Apollinaire. Affaibli par ses blessures de guerre, le poète s’éteint à Paris des suites de l’épidémie de grippe espagnole. Il laisse derrière lui une œuvre considérable qui a marqué son temps et qui a impulsé une extraordinaire nouveauté à la création poétique qui lui succède, en libérant l'écriture de carcans trop rigides.

Portrait de Guillaume Apollinaire

 

Passeur du tournant du siècle, Apollinaire nourrit son univers de culture traditionnelle, classique, mythologique, qu’il emmène vers une poésie nouvelle : de cette rencontre émerge le lyrique, l’inattendu ou le dramatique, mais toujours le poétique. Tout l’art d’Apollinaire émane de ce foisonnement savamment dosé et maîtrisé de réalités diverses. Le poète se fait  « chef d’un orchestre d’une étendue inouïe » (L’Esprit nouveau et les poètes).

 

Syncrétisme

Héritage et modernisme

Si la poésie d'Apollinaire a tant plu et continue d'émerveiller, peut-être est-ce parce qu'elle fait revivre toutes les traditions poétiques passées, au prisme d'un modernisme assumé. La musique et les mythes du symbolisme, lui servant à « condamne[r] le symbolisme dans un style symboliste » (Claudine Gothot-Mersch), le romantisme qui rencontre le motif du refrain, le déséquilibre des strophes, l'évocation rapide et discrète de la fin de l'amour (« Le Pont Mirabeau ») ; des poèmes qui se réclament des lais médiévaux, des romances anciennes, des comptines sans âge, où surgissent les automobiles, les appareils électriques (« Chanson du mal aimé »). Ce sont encore les modernes gravures sur bois de Raoul Dufy, qui, tout en faisant penser au douanier Rousseau, illustrent à la façon médiévale le Bestiaire d’Orphée, recueil dont l'idée serait née dans l'atelier de Picasso.
Très cultivé, de cette culture vaste et éclectique des autodidactes, Apollinaire convoque les légendes séculaires et les thèmes universels des chansons populaires pour les mêler sans complexe à ses propres souvenirs, à son vécu personnel ancré dans son siècle à l'intérieur d'un même recueil, ou au sein d'un poème : ses rencontres ses amours.
 
Apollinaire aime ainsi entrelacer les cultures anciennes et modernes, comme l’illustre si bien « Zone », le poème liminaire d’Alcools, qui interroge, entre autre, les relations entre modernité et passé. « A la fin tu es las de ce monde ancien » : ce bel alexandrin à diérèse qui ouvre le poème renvoie cependant en son sens-même à une soif de changement.

Prosaïsme et lyrisme

En consacrant comme matériau poétique, voire lyrique, le matériau moderne (la ville, le béton, les machines…) ainsi que le prosaïque comme dans cette 1e strophe de « Merlin ou la vieille femme », le quotidien, le ridicule, le calembours et l'érotique, Apollinaire ouvre l’imaginaire pour les générations suivantes : le poétique est affaire de langue, non de poncifs.
 
Dans Calligrammes, poèmes de la paix et de la guerre, on lit un poète profondément marqué par son expérience du front. Certains poèmes rappellent les lettres des poilus qui racontent à ceux de l'arrière leur quotidien effrayant. Et pourtant, ces évocations sont transcendées par l'imaginaire, qui vise à faire échapper des tranchées, une sorte d'émerveillement forcené et indispensable pour survivre à l'horreur (« Chevaux de Frise »)

 

Imaginaire sans frontière

L’arpenteur de la capitale où finissent au petit jour des poèmes comme « Zone » et « Vendémiaire », le fidèle du Bateau-lavoir et de la bohème parisienne, le patriote d’adoption qui s’engage pour la durée de la guerre sous le drapeau français est aussi citoyen du monde, particulièrement, citoyen européen. De nationalité russe puis naturalisé français en 1916, né à Rome d’une mère polonaise, il vit pendant son enfance en Italie et à Monaco et parle italien et russe, il voyage en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, en Hollande… Ses poèmes se nourrissent ainsi de toutes ces cultures. Il loge ses vers aussi bien dans les rues de Paris, dans l’atmosphère londonienne quittée pour l’Amérique qu'au cœur des forêts rhénanes.

 

 

Vocabulaire apollinairien

Son travail sur la langue est tout aussi subtil.  C’est avec un plaisir gourmand qu’il insère malicieusement, au détour d’un vers, un mot qui semble sorti d’une collection d’un amoureux du verbe. Un mot rare ou très spécialisé (gypaète), archaïque (Annonciade), scientifique (hématidrose), dialectal (mouque pour mouche), d’un registre en décalage avec le reste du poème, ou encore issu d’une langue étrangère (Traum), ou bien simplement d’une musicalité recherchée, créant chez le lecteur la surprise, l’incompréhension, l’étonnement ou encore l’amusement. Et cependant, ce mot est à sa place dans ce poème, et bientôt le lecteur ne conçoit plus le poème sans lui. La pratique du néologisme camouflé semble un jeu pour le poète : du nouveau créé sur de l'ancien par exemple en dérivant simplement le verbe « incanter » de « enchanter », ou du latin incantare, ou de l’italien incantere, ou…, donnant l'impression que le mot existe (« Nuit rhénane »).
 
 

Apollinaire et le rythme

Particulièrement attentif à la musicalité et à la rythmique, il inaugure avec le recueil Alcools la suppression de la ponctuation dans sa poésie, estimant que la rythmique de l’écriture-même la rend inutile.  Dans cet enregistrement, le poète met lui-même en valeur la rythmique souhaitée. A sa suite, plusieurs de ses poèmes ont été dits ou chantés, par des artistes sensibles à leur musicalité de chansons populaires. Francis Poulenc composa de nombreuses mélodies à partir du Bestiaire, des calligrammes, etc. Jacques Brillouin a donné une partition du  calligramme « Il pleut ». Léo Ferré composa un oratorio à partir de « La Chanson du mal-aimé ».
 
Par ailleurs, s’il aime déstructurer le vers classique, il n’en fait pas non plus un mode d’écriture systématique, et joue librement avec la métrique, en faisant un principe de mouvement, de dynamisme, toujours dans le but de faire surgir au mieux l’impression chez le lecteur (Automne malade).

 

 

 

« Et moi aussi je suis peintre »

 
Comme l’indique ce titre pressenti avant guerre pour un recueil de calligrammes, si Apollinaire fut soucieux de la musicalité de la langue, il le fut tout autant de sa plasticité. Avec le Bestiaire d'Orphée déjà, le poète souhaitait associer le verbe et le dessin. Avec ses célèbres calligrammes, influencés par les collages cubistes, il unit verbe et dessin. Comme si, ainsi qu'on l’a vu, dans ce recueil où l’imaginaire est obnubilé par la guerre et l’asservissement des hommes dans les tranchées sous la menace de l’ennemi, il était vital de libérer le poème de ses contraintes formelles. Il fut aussi l’un des poètes les plus illustrés par des artistes contemporains de son temps, comme en témoignent les dessins de Roger de La Fresnaye pour Calligrammes, les eaux fortes de Louis Marcoussis pour Alcools, les dessins d’André Rouveyre pour Vitam impendere amori, les bois gravés d’André Derain pour L’Enchanteur pourrissant.
 

« Coeur » in Calligrammes

 
Apollinaire eu une intense activité de critique d’art. Il admira et encouragea les créations nouvelles comme celles du courant cubiste, dont il fréquentait nombre de ses représentants, à l'instar de Picasso. Parallèlement, il est aussi un fervent défenseur de ce qu’on appelle aujourd’hui les arts premiers. Il préface Sculptures nègres : 24 photographies, album élaboré par son ami Paul Guillaume, collectionneur et galeriste à l’origine de la collection permanente du musée de l’Orangerie. Il ne s'agit pas chez lui d'une passade de mode, mais d'un attachement réel (ce n'est pas pour rien qu'il demande en 1918 son affectation au ministère des Colonies). Il voit dans « l'art nègre » les principes de création d'une nouvelle poésie : refus de l'imitation simple, « un art qui n’est pas le naturalisme photographique uniquement et qui cependant soit la nature », (interview par Gaston Picard dans Le Pays du 24 juin 1917), s'éloignant de l'anthropomorphisme, dans un élan évocatoire et suggestif plutôt que descriptif. Il influence fortement son écriture (comme les poèmes énumératifs), et semble même à l'origine de son « nouveau réalisme » ou surréalisme, mot qui sera repris  différemment par André Breton. Apollinaire n'aura de cesse de défendre l'art africain auprès de ses contemporains, notamment avec À propos d'art nègre : 1909-1918.
 

Apollinaire théoricien ?

Apollinaire s'est abondamment exprimé sur sa conception de l'art, dans ses préfaces, avant-propos, articles et conférences. Cependant il ne sembla pas chercher à établir un dogme définitif.
En sous-titrant « méditations esthétiques » son ouvrage sur Les peintres cubistes, il le présente davantage comme une réflexion en cours. Ce sous-titre était d’ailleurs l’ancien titre même.
Brièvement associé au mouvement futuriste, il signe en 1913 L’anti-tradition futuriste : manifeste-synthèse, dernier des manifestes du mouvement, et qui semble plutôt une parodie burlesque signant la fin de sa collaboration suite à désaccord, et la mort du mouvement. Dans sa conférence « L’esprit nouveau et les poètes », il privilégie à une doctrine rigide l'ouverture, la recherche, les expériences pleines d’ « embûches », de « surprises », l'évolution permanente, les possibilités (issues des nouvelles possibilités techniques du début du siècle). Il fuit les extrêmes et les surenchères qui se prolongent au-delà de l’expérimentation.
Il n'a jamais été question de faire table rase du passé. Dans sa présentation de la Phalange nouvelle, qui prend place significativement dans l’opuscule La Poésie symboliste, édité à l’occasion de « L’après-midi des poètes » du Salon des Indépendants de 1908, il redit, sous la forme de deux questions rhétoriques en miroir, son souci de continuité créative : « Quelle serait la caractéristique d’une tradition sinon la continuité ? » aussi bien que « Au contraire, de quelle tradition peuvent se réclamer les jeunes gens, qui, sans souci de création, tentent en vain de ressusciter les systèmes poétiques morts ? »
Peut-être est-ce parce qu’Apollinaire n’a jamais pris de position dogmatique, ne s’est jamais posé en théoricien que cent après sa disparition son œuvre continue de résonner si justement et d’inspirer si largement (voir le Nouveau Magazine littéraire n°10, octobre 2018). Et si c’était sa conception de la création : une ouverture et une expérimentation permanente, sans posture exacerbée, pour faire accéder au poétique le monde dans sa diversité.
 

Vous reprendrez bien un peu d’Apollinaire ?

* Salle H, jusqu’au 15 janvier 2019 : présentation d’une sélection d’ouvrages sur le thème « Apollinaire et les arts ».
 
* Les manuscrits d'Apollinaire sont en grande partie conservés à la bibliothèque Jacques Doucet (Paris) ainsi qu’au département des manuscrits de la BnF.
 
*Ecouter Apollinaire, dit ou chanté : dans le portail des ressources audiovisuelles.
 
 

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