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Dante et Virgile aux Enfers par Eugène Delacroix

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Pour ce nouveau billet à la loupe, nous vous invitons à traverser le Styx en compagnie de Dante, Virgile et Delacroix.

Dante et Virgile aux Enfers, dit aussi La Barque de Dante, huile sur toile, H. : 1,89 m. ; L. : 2,41 m., 1822
in
Delacroix : huit reproductions fac-simile en couleurs, Lafitte, 1910.

 

Eugène Delacroix a été formé dans l'atelier de Pierre-Narcisse Guérin où il a rencontré Théodore Géricault. Alors qu'il est encore en formation, Delacroix peint entre 1819 et 1821 le décor de salles à manger dans des hôtels particuliers, dont celui de Talma, dans le style néo-antique. Il peint aussi des retables inspirés de la Renaissance. À la suite de ces travaux, Delacroix expose à l'âge de 24 ans le tableau connu sous les titres Dante et Virgile aux Enfers et La Barque de Dante au Salon de 1822.

 

Le thème de l'œuvre est tiré de La Divine Comédie (1303-1321) de Dante Alighieri (1265-1321), et plus précisément de L'Enfer [chant VII, vers 100 à Chant VIII, vers 75] consacré au cinquième cercle, où sont condamnés les Coléreux.

 

L'Enfer de Dante

Égaré dans une forêt obscure, Dante voit son chemin entravé par la présence successive d'une panthère, d'un lion et d'une louve. Il ne doit son salut qu'à l'intervention de Virgile, envoyé par Béatrice, l'amante du poète florentin. L'auteur de L'Enéide, des Bucoliques et des Géorgiques a pour mission d'aider Dante à traverser sans encombre l'Enfer et le Purgatoire sur le seul chemin qui lui permettra de sortir de la forêt. Après avoir passé la porte et le vestibule de l'Enfer, les poètes franchissent l’Achéron sur la barque de Charon, puis poursuivent leur chemin, traversant les quatre premiers cercles : les Limbes, les Luxurieux, les Gourmands, les Avares et les Prodigues.


Baccio Baldini ou son atelier, Dante et Virgile au bord de l'Achéron : chant 3, estampe, [1er état],1481-1487.

Dante décrit ensuite leur descente vers le Styx, ses eaux boueuses desquelles émergent des corps nus : les âmes de damnés qui se sont adonnés à la colère.


La Divine Comédie, L'Enfer, chant VII

Pour poursuivre leur chemin, Dante et Virgile doivent traverser le Styx pour atteindre la cité de Dîté et à cette fin ils prennent place dans la barque du passeur, le nautonier Phlégyas. Cet ancien roi des Lapithes a été condamné à transporter les âmes sur le Styx en châtiment d'un crime passé : il avait incendié le temple d'un dieu. La fille de Phlégyas, Coronis, était aimée d'Apollon. Or un jour, elle prit un amant, le jeune Ischys. De rage, le fils de Léto tua les amants avec l'aide de sa sœur Artémis. Avant de mourir, la jeune femme révéla au dieu qu'elle était enceinte de lui. Apollon sauva l'enfant à naître qui s'avéra être Asclépios, le futur dieu de la médecine. À la suite du meurtre de sa fille, Phlégyas, ivre de fureur envers l'Olympien, mit le feu à son temple de Delphes.


La Divine Comédie, L'Enfer, Chant VIII

Alors qu'elle avance sur l'eau, la barque subit les assauts des damnés. Dante reconnaît un ancien ennemi parmi eux, Filippo Argenti, qui appartenait aux Guelfes noirs. Ce dernier aurait giflé le poète en public et s'opposait au retour de Dante à Florence. Virgile repousse cette âme qui se retrouve propulsée au milieu des autres damnés.

20. Peu après je vis la gent fangeuse se ruer sur lui de telle furie, que j’en loue encore et en remercie Dieu.
21. Tous criaient ; « À Philippe Argenti! » et cet esprit florentin, dans sa rage, se déchirait lui-même avec les dents.
22. Là nous le laissâmes, et plus n’en parlerai. Mais des cris douloureux frappant mon oreille, je portai en avant un regard attentif.

 

Une fois descendus de la barque, les poètes se dirigent vers Dîté et poursuivent leur route à travers les derniers cercles des Enfers et du Purgatoire. Quand ils arrivent à l'entrée du Paradis terrestre, Virgile se retire et laisse place à de nouveaux guides. Béatrice, puis Bernard de Clairvaux, accompagneront Dante sur les chemins du Paradis.

L'Enfer de Dante version Delacroix

Voir en plein écran ici

Traditionnellement, les sujets, peints ou sculptés, extraits de La Divine Comédie sont l’histoire d’Ugolin et ses fils (Enfer, chant XXXIII), celle de Paolo et Francesca (Enfer, chant V) et le passage de l'Achéron sur la barque de Charon (Enfer, chant III). Or, en s'attelant à peindre un thème rarement représenté, le jeune Delacroix fait preuve d'innovation. De plus, le peintre utilise, pour un sujet littéraire, un format (189 x 241 cm) réservé au "grand genre" : la peinture mythologique, religieuse et d'histoire.


D. Ingres, Francesca da Rimini et Paolo Malatesta (version du musée de Bayonne), huile sur toile, entre 1814-1819.

Fidèle au texte de Dante, le tableau de Delacroix montre les poètes à bord de la barque du nocher Phlégyas voguant au milieu des âmes des Coléreux, prisonnières des eaux boueuses du Styx. Pétries de douleur et de désespoir, certaines tentent de monter dans l'embarcation, alors qu'au loin, on aperçoit la cité de Dîté, le sixième cercle de l'Enfer.

Pour le traitement des corps des damnés, Delacroix s'inspire d'œuvres anciennes qu'il a pu contempler, comme le Torse du Belvédère conservé au musée Pio-Clementino (au Vatican) et dont il existe un moulage à Paris, ou les Néréides peintes dans la partie inférieure du Débarquement de la reine à Marseille de Pierre Paul Rubens. L'influence de Michel-Ange est évidente aussi dans la torsion et le rendu de la musculature à l'instar du corps allongé, les bras levés, qui rappelle l'Esclave mourant exposé au Louvre.

 
Le Torse du Belvédère, marbre, IIe s av. J.-C. et Michel-Ange, l'Esclave mourant, marbre, 1513-1516
 

P.P. Rubens, Les Néréides, détail du Débarquement de la reine à Marseille, huile sur toile, H. : 3,94 m. ; L. : 2,95 m. (1621-1623)

 

S'il est inspiré par les œuvres des maîtres du passé, Delacroix est aussi influencé par Théodore Géricault, son mentor et ancien condisciple de l'atelier de Guérin. On retrouve la trace de l'imprégnation dans la dynamique des corps, dans le contraste marqué entre les couleurs sombres des eaux et de l'arrière-plan avec l'aspect blafard des chairs, ce qui contribue à l'effet dramatique. Aussi, lorsqu'il expose La Barque de Dante en 1822, le rapprochement avec Le Radeau de Méduse présenté au précédent Salon (1819) est immédiat. Pour l'anecdote, Eugène Delacroix a servi de modèle à Géricault pour le personnage représenté au premier plan face contre les planches du radeau. Aujourd'hui, nous pouvons voir les deux œuvres accrochées au musée du Louvre non loin l'une de l'autre (aile Denon, 1er étage, salle 700 / salle Mollien).

Th. Géricault, Le Radeau de La Méduse, huile sur toile, H. : 4,91 m. ; L. : 7,16 m.(1819)

La composition de La Barque de Dante est en arc de cercle dynamique, ce qui n'est pas sans faire écho aux cercles de l'Enfer. Cette dynamique part du damné en bas à gauche qui mord la barque, traverse les corps plongés dans les eaux boueuses, remonte par la rame, puis via les axes des épaules de Phlégyas, Virgile et Dante, dont la main droite à fois prolonge le mouvement ascendant et fait face à Dîté, atteint la prochaine étape à travers les Enfers. Il est aussi possible de distinguer une composition pyramidale dont les trois côtés sont l'alignement des corps des damnés, la diagonale du flanc de Dante et enfin la ligne qui, partant de la jambe de Phlégyas, remonte le long de son dos et la toge de Virgile.

On trouve trace d'une composition à structure pyramidale dans un dessin conservé au musée des Beaux-Arts du Canada (Ottawa). Et dans les carnets de notes numérisés de Delacroix, on découvre ce croquis qui représente Dante s'agrippant à Virgile, probablement sur le coup de la frayeur.

 

"Tartouillade" ou "Rubens châtié" ?

En 1821, après avoir travaillé intensément à la réalisation de ce tableau durant une courte période de deux mois et demi, Delacroix dépose sa Barque de Dante pour le Salon de 1822 en tentant "un coup de Fortune".

L'œuvre reçut un accueil partagé et passionné, car attaquée avec violence ou défendue avec vigueur. Elle fut louée par Prud'hon et défendue par Géricault, mais elle fut surtout appréciée de Jean-Antoine Gros, qui à l'époque, était un peintre célèbre et reconnu. Le maître aida Delacroix à être reçu au Salon de 1822 en soutenant sa candidature et en payant un nouvel encadrement. Gros lui aurait même proposé d'intégrer son atelier, offre que le jeune peintre aurait déclinée.

 

...

Boyer d'Agen, "Un supplément inédit au "Journal" d'Eugène Delacroix" in La Revue des revues, 15/12/1895
 

Admiratif de ce premier envoi au Salon, Gros eut cette expression qui reste désormais associée à Delacroix : "c'est du Rubens châtié !"

Journal de Eugène Delacroix, tome 1, Paris, 1893-1894

 

Guérin, lui, ne soutenait pas son élève ; et Delacroix écrivit : "Je priai Guérin, par déférence, de venir voir mon tableau pour me donner son avis. Je n'en reçus que des critiques".

Parmi les admirateurs de Delacroix se trouve Adolphe Thiers qui rédigea un article dans le numéro du 11 mai 1822 du Constitutionnel :


 

Parmi les critiques négatives, la plus connue est celle de J.-E. Delécluze. Fervent défenseur du style néo-classique dans la lignée de J.L. David, Delécluze porta un jugement sévère dans le Moniteur universel du 18 mai 1822. Néanmoins, il reconnut du talent dans la réalisation des corps des damnés en dépit de l'aspect “tartouillade” :

 

L'œuvre de Delacroix sera acquise par l'État et exposée au musée du Luxembourg. Elle sera maintes fois copiée, notamment par Adolphe-Félix Cals, Edouard Manet et Paul Cézanne.

Pour aller plus loin

Le manuscrit du Journal de Delacroix,
Edition imprimée du Journal de Delacroix,
La Lettre sur les Concours,
Ch. Baudelaire, Salon de 1845 - Delacroix,
Ch. Baudelaire, Salon de 1846 - Eugène Delacroix,
Ch. Baudelaire, Variétés critiques. I. La Peinture romantique , IV Eugène Delacroix,
Catalogue de l'exposition Eugène Delacroix : peintures, aquarelles, pastels, dessins, gravures, documents : [Musée du Louvre], juin-juillet 1930,
A. Robaut, L'OEuvre complet de Eugène Delacroix : peintures, dessins, gravures, lithographies, 1885.

Il existe d'autres illustrations du même thème du passage du Styx par Dante et Virgile notamment par Sandro Botticelli (1485-1495), Jan van der Straet  (1587) et William Blake (1825-1827). Vous pouvez aussi trouver sur Gallica plusieurs versions depuis un manuscrit du XVe siècle à Wolinski :


Le 5e cercle où sont punis les colères in C. Morel, Une Illustration de "l'Enfer" de Dante. 71 miniatures du XVe siècle.
Reproduction en phototypie et description par C. Morel, 1896. pl. XVI (vue 217).

Ill. de Gustave Doré pour La Divine Comédie, L'Enfer, 1861. vue 149
 


Ill. de Gustave Doré pour La Divine Comédie, L'Enfer, 1861. vue 153.
 

Ill. de Yan Dargent pour La Divine Comédie, 1925. p. 29.
 

Présentation du prototype permettant une présentation animée du document Gallica

Dans le cadre du projet européen The Rise of Literacy (La construction de l'Europe des savoirs), Gallica a bénéficié d’un co-financement par le programme Mécanisme d'interconnexion Européen (Connecting Europe Facility) de l’Union européenne (accord de subvention INEA/CEF/ICT/A2016/1332086) pour la création d’un outil innovant de médiation des collections numérisées. Cet outil est actuellement en cours de test par les chargés de collection de la BnF. Permettant l’appropriation des collections numérisées de manière scientifique ou ludique, il sera prochainement enrichi en fonctionnalités, ouvert au public et accessible depuis Europeana et Gallica.

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