Louis Jacolliot (1837-1890)
Louis Jacolliot, un temps magistrat français dans les colonies, a accumulé des connaissances sur les traditions hindouistes, qu’il a ensuite popularisées en France, avec une tendance ésotérique. Puis il a écrit de nombreux récits de voyage et publié des feuilletons d’aventures de belle facture.
Si de nos jours le nom de Louis Jacolliot ne dit plus rien à la plupart des gens, il n’en était pas de même dans la seconde moitié du XIXe siècle. Rédacteur de feuilletons d’aventures, il a également été fonctionnaire colonial, essayiste ésotérique à la limite du religieux, auteur de récits de voyage (dont on n’est pas certain que tout ce qu’il rapporte soit véridique), dramaturge, peut-être auteur d’un texte érotique, et aussi conférencier. Sans compter qu’il s’est intéressé à la politique. Il a constitué en un court laps de temps - moins de 16 ans - une œuvre prolifique : plus de 55 titres ! Toutes ces raisons font qu’il est intéressant de se pencher sur son cas.
Les renseignements manquent sur sa vie. On sait que Louis Jacolliot naît le 31 octobre 1837, à Charolles (Saône-et-Loire). Il suit des études juridiques (sa thèse date de 1861). On le retrouve avocat dans les possessions françaises en Inde, en 1865, à Chandernagor, où il devient par la suite Président du tribunal de la ville. Il en profite pour s’intéresser aux mythes sanscrits de la région. Puis il occupe les mêmes fonctions à Tahiti, jusqu’en 1869. Là, il est pris dans une affaire de corruption, et écrit une brochure, La Vérité sur Tahiti, Affaire de La Roncière (1869), dans laquelle il prend le parti du Gouverneur contre un certain Père Laval. Malheureusement pour lui, il est condamné en diffamation par la justice à 15 000 francs d’amende et à la suppression de nombreuses pages de son libelle.
On peut supposer que cet épisode met fin à sa carrière de fonctionnaire. Car il commence à écrire, d’abord des essais sur la culture indienne, puis sur les religions, dans les années 1870. Il en profite pour vagabonder dans le monde entier. Par la suite vont donc suivre des récits de voyage. Et, dans les années 1880, il écrit des fictions, dans lesquelles prédomine l’aventure. Il se mêle aussi en 1881 au monde du journalisme, dirigeant quelques titres, qui ne durent pas, comme Le Journal populaire, L’Art populaire ou encore La Revue populaire : politique, illustré : histoire, littérature, romans, sciences, voyages. Il donne également des conférences sur divers sujets, la plupart du temps exotiques (par exemple celle sur les éléphants, notée par Le Temps en 1879). Ses écrits sur les religions lui valent des ennemis, comme le parti catholique (cf. L’Univers 15 février 1881). Ses relations avec ses éditeurs sont tumultueuses : parfois très bonnes (il exploitait avec l’un de ceux-ci un parc à huitres), parfois houleuses, comme quand il arriva chez l’un d’eux, accompagné par deux gendarmes, pour lui demander une "caution" de 10 000 francs. Il écrit aussi une ou deux pièces de théâtre (Le Sang des Gélinard). Finalement, il est élu en 1887 maire de Saint-Thibault-des-Vignes, en Seine-et-Marne. C’est là qu’il meurt, le 30 octobre 1890, à 52 ans. Sa mort passe assez inaperçue. Ainsi La Presse publie un entrefilet 13 jours après, le 5 novembre :
On annonce que M. Louis Jacolliot, le voyageur et auteur bien connu, serait mort il y a trois jours en province. Il est étrange que cette nouvelle n'ait pas été plus tôt connue et publiée."
Ses ouvrages sont très nombreux, on l’a vu. Ils sont de deux sortes. D’abord, des livres ésotériques, dont les plus notables sont Christna et le Christ, Fétichisme, polythéisme, monothéisme, Histoire des vierges, La Bible dans l'Inde : vie de Iezeus Christna, La Mythologie de Manou, La Femme dans l’Inde ou Le Spiritisme dans le monde. Ces essais combinent histoire, mythologie hindoue et ésotérisme. Il relate, par exemple, que des tablettes sanscrites parlent d’une terre appelée Rutas, engloutie dans l’océan, et que lui-même relie à l’Atlantide et au continent perdu de Mu. Dans La Bible dans l’Inde, il analyse les ressemblances entre le Christianisme et la religion des brahmanes, développant l’idée que ces correspondances ne sont pas que des coïncidences et que l’Hindouisme a plus qu’inspiré les apôtres chrétiens. Il a également traduit un texte sanscrit, le Manu Smirti : ce travail aurait d’ailleurs influencé Friedrich Nietzsche et son Antéchrist. Néanmoins la version de ce texte par Jacolliot laisse dubitatif beaucoup de spécialistes des religions indiennes. Toujours est-il que ces écrits ont beaucoup orienté les hypothèses plus ou moins fantaisistes à propos de continents perdus qui ont fleuri tout au long du XXe siècle.
On le soupçonne également d’être derrière le pseudonyme de Jacobus X, un soi-disant écrivain allemand auteur de L’Amour aux colonies, singularités physiologiques et passionnelles, qui, sous prétexte d’être un livre de sociologie et d‘étudier les formes diverses de l’amour chez les peuples des colonies françaises, se contentait de parler de sexe de façon assez crue à une époque où cela n’était pas considéré comme "convenable".
Les autres écrits de Louis Jacolliot se répartissent entre récits de voyage et romans d’aventures. Chez lui, la distinction n’est pas évidente à faire entre les deux genres. Ses récits de voyages sont rythmés comme des romans, avec des dialogues et même du suspense. D’ailleurs, les critiques ne s’y sont pas trompés ! Celui du Gil Blas parlait ainsi de son Voyage au pays des singes en 1883 :
ce qui m'a plu et attiré dans son livre, c'est l'évocation très vivante de ces continents mystérieux, où rugissent les fauves, où des lianes se tordent autour d'arbres géants, de ces caravanes qui s'avancent d'un pas lourd à travers un désert brûlé de soleil, et aussi de ces bons rois nègres qui, pour une gourde de rhum, livreraient toutes leurs femmes et tous leurs ministres ! […] ce sont les grandes chasses à travers les forêts profondes, foulées par des troupes d'éléphants ; ce sont les vastes clairières, aperçues tout à coup, où chantent des milliers d'oiseaux ; ce sont ces paysages africains que, avec les données du volume, chacun peut se représenter à sa guise."
On peut lire à travers cette critique l’attitude quelque peu méprisante de Jacolliot et du journaliste envers les autochtones, prêts à tout pour un peu d’alcool. On a également l’impression, à lire cet extrait, que le commentateur relate un coup de cœur envers une fiction et non à l’égard du compte-rendu objectif d’une expédition sur un continent différent.
Car Jacolliot ne parle pas de voyages faits en Europe, et à peine de visites en Amérique (à l’exception d’un Voyage au pays de la liberté : la vie communale aux États-Unis daté de 1876). Ce sont essentiellement des régions, voire des continents colonisés, qui l’intéressent. On peut lire ses exploits en Extrême-Orient (Voyage au pays des Bayadères : les mœurs et les femmes de L'Extrême Orient), dans les Indes (Voyage aux ruines de Golconde, 1875, Voyages au pays des Brahmes 1878, Voyage aux pays des éléphants, 1876, Voyage au pays des fakirs charmeurs, 1881), en Australie (Voyage dans le buisson australien, 1884, Voyage humoristique au pays des kangourous, 1884) en Afrique (Voyage aux rives du Niger, 1879 ou Voyage aux pays mystérieux, 1880, Voyage au pays des singes, 1883). Ce qui retient surtout son attention, ce sont les anecdotes qu’il multiplie à loisir, quitte à les inventer. Et aussi les aspects fantastiques et ésotériques des pays traversés. Encore une critique du Gil Blas, cette fois-ci à propos du Voyage au pays des Fakirs charmeurs :
l’auteur y trace, en effet, le récit de tous les phénomènes véritablement extraordinaires et inexplicables qu'il a vu produire par les Fakirs indous, les charmeurs, les magnétiseurs, les prestidigitateurs les plus habiles, les médiums les plus étonnants du monde. On ne saurait rien lire de plus attachant ; c'est de la féerie revêtue de tous les caractères de la réalité."
Quant à ses fictions, de la pure littérature imaginaire donc, elles sont souvent rédigées comme des descriptions de divers pays, et ne sont pas si nombreuses que cela. Elles se situent en Afrique (L’Afrique mystérieuse, 1884, comprenant La Côte d'Ebène (1876), La Côte d'Ivoire (1877), La Cité des sables (1877) et Les Pêcheurs de nacre de 1883), l’Australie (Les Mangeurs de feu, 1887), l’Inde (Le Coureur des jungles, 1888), mais aussi les océans (Le Capitaine de vaisseau : scènes de la vie de mer, 1890) ou le Grand Nord (Les Ravageurs de la mer, 1890). A cela, on peut aussi ajouter deux romans policiers : Le Crime du moulin d'Usor (1888) et L'Affaire de la rue de la Banque (2 volumes, 1890-1893).
On y voit ici, de même, un mélange entre fiction et relation d’expédition. On y trouve souvent en effet l’histoire de la région, les conditions de vie des autochtones (vues par un Européen blanc assuré de sa supériorité, comme pratiquement tous les écrivains de ce temps) ou renvois bibliographiques, etc. En outre, les titres sont parfois trompeurs. Comme ce Voyage sur les rives du Niger, au Bénin et dans le Borgou, qui date de 1879, et dont le lecteur serait bien en peine de détecter s’il s’agit d’une équipée inventée ou réelle. Il n’empêche que ces récits sont bien tournés, bien rythmés, avec un mélange de connaissances (souvent véridiques, mais parfois factices) et de fiction. Car Jacolliot connaît généralement les contrées dont il parle. Ainsi décrit-il le Congo :
Le sol du Congo, par son inclinaison générale du nord-ouest au sud-ouest et par sa configuration, appartient au grand système qui, d'après la géologie moderne, constitue le continent africain, et qui se compose de plateaux tendant à s'élever successivement vers un point culminant situé au centre, à peu près sous l'équateur, et où se développent de grandes chaînes de montagnes qui forment comme le noyau de l'Afrique. Plusieurs de ces immenses plateaux, notamment celui du lac Couffoua, dont quelques chaînes de collines interrompent parfois l'uniformité, sont couverts de sables fins et mouvants, et de cailloux roulés comme par les tempêtes diluviennes."
Cet aspect didactique est très présent chez Jacolliot, et fait penser à Jules Verne avec ses longues explications énumératives.
Les épisodes de ses récits s’enchaînent sans temps mort (certes, parfois un peu trop rapidement : le lecteur n’a pas le temps de finir une péripétie qu’une autre arrive immédiatement sans lui avoir laisser le temps de souffler). Les coups de théâtre abondent, mais l’émotion est à peine effleurée. L’action est partout présente, même si ce sont des scènes assez brèves, comme dans L’Afrique mystérieuse :
Cependant sur les deux heures du matin, loin de se calmer, la mer semble redoubler d'efforts pour anéantir le frêle esquif qui lui résiste ; fatigué par le combat qu'il soutient, le brick craque de toutes parts avec des bruits étranges, dans les mouvements effroyables du roulis ; la mâture plie et menace à chaque instant de se briser ; de grandes lames viennent successivement ensevelir le pont sous des montagnes d'eau."
Néanmoins, il mêle à son récit une dimension historique indéniable : révolte des cipayes en Inde, massacres des indigènes, affrontements entre puissances européennes (surtout France et Grande-Bretagne), agitation des Thugs, cette société secrète indienne nationaliste et inquiétante pour un européen. Le discours de l’auteur est cependant très clair : il est partisan d’une colonisation à la française, paternaliste et emphatique vis-à-vis des peuples colonisés. Mais il est également favorable à l’émancipation de ces mêmes populations, quand ils sont sous le joug britannique (comme beaucoup d’écrivains français de cette période !). Ce que montre très bien ce passage du Coureur des jungles :
Lors de la grande révolte des cipayes, tout le sud de l'Indoustan attendait en frémissant le signal de la France, pour se soulever ; les habitants de Pondichéry avaient noué des intelligences avec tous les rajahs dépossédés et tous ceux à qui les Anglais n'avaient laissé, sous l'autorité d'un résident, qu'un semblant de puissance. Tout était prêt, il suffisait que le gouverneur dit un seul mot, un seul "marchez !" et quatre-vingt millions d'hommes couraient aux armes au cri de : "Vive la France !" ; huit jours après, il n'y avait plus un seul Anglais dans l'Inde."
Ces romans montrent un auteur pénétré de la justesse de sa cause, et presque imbu de ses connaissances : au lieu de privilégier l’action, comme la plupart des feuilletonistes, il raisonne, détermine les enjeux et tranche comme s’il avait la solution en main. "Il joue le savant avec une telle autorité que ses livres ont souvent servi de sources à des imitateurs voyageant en chambre" (Jean-Marie Seillan, Aux sources du roman colonial (1863-1914), 2006). De même, il introduit dans sa fiction ses idées ésotériques. Ainsi dans Le Coureur des jungles :
d'après la croyance religieuse, tout être privé de sépulture se voit impitoyablement fermer, après sa mort, les portes du swarga (ciel) ; il tombe au rang des vampires et est contraint d'errer, jusqu'à la consommation des siècles, dans les charniers solitaires et de s'y repaître de la chair des morts. C'est comme un écho de ces traditions indo-asiatiques, apportées par nos ancêtres sur le sol de la Germanie et de la Gaule, que la privation de sépulture fut, pendant tout le Moyen Age, une sorte de peine accessoire prononcée contre tous les condamnés à mort, bien que le sens antique de cette aggravation de peine se fût perdu, noyé dans la rédemption chrétienne. "
Mais ses anecdotes, parfois de seconde main, ont participé à la découverte d’autres cultures en un temps où les colonies étaient considérées comme des régions justes bonnes à être exploitées par les pays européens, sans s’intéresser aux peuples sous le joug, considérés alors avec mépris. Ainsi, dans Perdus sur l'océan (posthume, 1893) montre-t-il les signes du pouvoir en Afrique, de façon très condescendante :
De grandes prérogatives étaient attachées à ces gourdins, qui étaient distingués par le nom de la fonction qu'ils représentaient. Ainsi, on ne disait pas, le ministre de l'intérieur, mais le bâton de l'intérieur, le bâton de la guerre, le bâton des bananes, ou des approvisionnements, etc. Aucuns appointements n'étaient attachés à ces fonctions, mais le bâton donnait le droit à ceux qui en étaient investis de prélever sur la population tout ce dont ils avaient besoin, ou simplement désiraient."
La critique, quand elle s’intéressait à ses récits (ce qui n’était pas si fréquent), était souvent louangeuse. Ainsi, celle des Mangeurs de feu dans Gil Blas en 1887, qui ont fait une bonne impression :
Oh ! La terrible société des Invisibles ! Oh ! Les hommes masqués ! Oh ! Les vaisseaux mystérieux ! Nous voici en Russie, en Australie, dans les steppes de l'Asie centrale, partout où il y a d'homériques exploits à accomplir."
Louis Jacolliot est donc un auteur plus complexe qu’il n’y paraît. Il est dommage qu’il soit complètement occulté de nos jours. Il a en quelque sorte popularisé en France les traditions indiennes et beaucoup joué sur l’ésotérisme, au point que dans les quelques analyses anglo-saxonnes sur cet auteur, on ne parle que de cet aspect-là. Mais il n’est pas considéré partout de la même façon : si les Français se rappellent surtout le romancier, les Anglo-Saxons et les Russes (il a beaucoup été traduit là-bas) parlent essentiellement de son œuvre d’occultisme et de ses essais sur la religion hindoue. Jacolliot a aussi énormément voyagé, et popularisé dans ses romans l’idée que les peuples colonisés devraient être libres, cependant sous la férule de la France, ce qui restreint considérablement le projet de départ, et laisse un fumet un peu amer. Comme l’explique un spécialiste français du roman populaire, Maurice Letourneux :
Entre aventures débridées et discours idéologique, entre reconnaissance de l’identité d’un peuple et paternalisme, entre facilités d’écriture et efficacité du récit, [les histoires] de Jacolliot témoigne[nt] des ambiguïtés du roman d’aventures coloniales de l’époque."
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