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La chrématistique (2/2): postérité chrétienne et marxiste d'une idée d'Aristote

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5 avril 2024

On trouve dans les nombreux traités d'Aristote quelques développements sur l'économie. Ce que le philosophe pointe en particulier sous le nom de chrématistique a retenu l'attention de Marx aussi bien que de Thomas d'Aquin. A quoi tient donc cette prestigieuse postérité?
 

Tétradrachme, monnaie athénienne, VIIe siècle av. J.C.-IIIe siècle av. J.C.

La postérité chrétienne d’Aristote

La critique aristotélicienne d’une économie centrée sur le commerce et l’accumulation d’argent devait naturellement trouver, du Moyen Âge jusqu’au XXe siècle, un écho dans le christianisme. Ainsi, rapporte l’économiste Joseph Rambaud (1849-1919) dans son Histoire des doctrines économiques (1899) : « Le commerce était vu défavorablement par une partie des théologiens scholastiques, une sorte de condamnation prononcée au nom de la justice et de la morale. » En particulier, « Saint-Thomas regardait le commerce comme honteux, turpe, c’est-à-dire mauvais ». Or, précisément, « pour les scholastiques, le blâme du commerce s’expliquait fort bien par l’autorité d’Aristote qui avait condamné l’acquisition chrématistique. »

Cette défiance foncière de l’Eglise à l’égard d’une activité économique émancipée des cadres traditionnels a perduré, inchangée, jusqu’à au XXe siècle. En témoigne le tout dernier texte de Jacques Maritain (1882-1973), représentant éminent du catholicisme social, intitulé "Une société sans argent, un pays où l’argent soit banni de la vie des citoyens" (Cahiers Jacques Maritain, 1982). Il y note que « la vérité sur le prêt à intérêt, c’est Aristote qui nous la dit, et de quelle manière décisive quand il déclare fausse et pernicieuse l’idée de la fécondité de l’argent, et affirme que de toutes les activités sociales, la pire est celle du prêteur d’argent, qui force à devenir productrice d’un gain une chose naturellement stérile comme la monnaie, laquelle ne peut avoir d’autre propriété et d’autre usage que de servir à la mesure commune des chose. »

« En d’autres termes, le prêt à intérêt soumet la partie lucrative de la vie sociale de la vie humaine (chrématistique) à l’absoluité du gain, et nous assujettit à un système contraire à la nature… »

 

D’Aristote à Marx

L’idée d’une économie contre nature est également le point par lequel la chrématistique s’est frayée, depuis l’Antiquité, un chemin jusque dans la pensée socialiste. Ainsi l'économiste suisse Jean de Sismondi (1773-1842), qui faisait grand cas des idées économiques d’Aristote, fait un usage abondant, dans ses ouvrages, du terme chrématistique. Converti aux idées socialistes, il reproche à la chrématistique d’être une « science abstraite des richesses », une « science des moyens » qui « perd l’homme de vue » et donne lieu à « l’oppression chrématistique ». Il dresse de celle-ci un tableau qui n'est pas sans actualité:
 

Un peu plus tard, Marx, lecteur de Sismondi, dont il critique le « socialisme petit-bourgeois », ne lui emboîte pas moins le pas sur ce point. Il se réfère régulièrement à Aristote, aux idées économiques duquel il reconnaît du génie. Le Stagirite a, selon lui, justement distingué les deux formes de la valeur, la valeur d’usage et valeur d’échange. Dans une longue note de son maître livre, Le Capital, il résume ainsi l'idée aristotélicienne de chrématistique:
 

Ainsi, le grand sociologue allemand Werner Sombart (1863-1941) semble fonder à écrire que « le socialisme est un rationalisme social pratique à tendances anti-chrématistiques ».

Aristote, antimoderne ?

Cependant, tous les penseurs modernes ou contemporains n’accordent pas un tel crédit aux idées économiques d’Aristote ou, du moins, aux lectures qu’en ont faites les théologiens et les socialistes. Ainsi, les auteurs d’une Petite histoire des grandes doctrines économiques, publié à la toute fin du XXe siècle, affirment que « les argumentations du philosophe serviront à fonder rationnellement les positions du droit canon […] contre une économie en progrès ».

« L’aristotélisme économique, hostile à la chrématistique, vient appuyer une tendance rétrograde. »

Et, indéniablement, ces idées, et plus généralement la philosophie aristotélicienne, prennent le monde moderne, celui du libéralisme économique, de la révolution industrielle et de l’expansion sans fin de la maîtrise technique du réel, à revers.

Les raisons d’une disparition

Pendant un temps, au cours du XIXe siècle, le terme chrématistique a semblé l'emporter dans les cercles savants pour désigner la science économique. On parle alors aussi bien de « lois chrématistiques » que de lois économiques, et ce choix a la faveur du grand mathématicien, philosophe et économiste Antoine-Augustin Cournot (1801-1877) : il n’existait pas, selon lui, « de mot plus convenable » que chrématistique pour dénommer la nouvelle science.
 

 

L’Université de Lyon crée alors, en son sein, un Institut de chrématistique, et le mot fait son entrée dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (édition de 1866-1877). A l’article « Chrématistique », on peut y lire : « Didact. Qui a rapport à la production des richesses. Etude chrématistique. Doctrine chrématistique. Ecole chrématistique… J.B. Say, Ricardo, A. Smith étaient des chrématisticiens remarquables. ».
 
La nouvelle discipline se cherchait donc encore, pour gagner en  respectabilité, un nom à la hauteur de ses ambitions. Chez l’italien Luigi Cossa (1831-1896), la liste des différentes dénominations employées tourne au ridicule : « L’économie politique (qu’on appelle aussi économie publique, civile, nationale, des peuples et des Etats, ou encore chrématistique, catallactique, chrysologie, ploutocratie, ergonomie) est la théorie de l’ordre social de richesses. » (Premiers éléments d’économie politique, 11e édition, 1902).  Mais, de son côté, l’économiste Nicolas Villiaumé (1818-1877) invitait dans son Nouveau traité d'économie politique (1857), à trancher la question avec un solide bon sens:

« Le mot économie politique étant clair et universellement connu, il semble difficile qu’un autre réussisse. En vain l’on a inventé celui de ploutonomie, celui de chrématistique, ou d’autres aussi bizarres… »

 
Si, toutefois, l’usage du terme chrématistique a fini par disparaître, qu’il n’est plus aujourd’hui connu que des hellénistes, c’est que l’idée de l’économie qu’il exprimait était, au fond, étrangère à celle que s’en sont fait les Modernes au fur et à mesure qu’une forme tout à fait nouvelle d’économie, le capitalisme, prenait son essor et venait occuper une place centrale au sein de nos sociétés. Les catégories utilisées par les anciens Grecs, reflets de leurs préoccupations propres, appréhendaient l'économie dans une  perspective autre que la nôtre. En outre, Aristote était réticent aux évolutions mêmes de son temps en ce domaine. Ce n’est donc pas, semble-t-il bien, sans anachronisme que des théologiens ou des penseurs socialistes ont mobilisé l’idée aristotélicienne de chrématistique.Toutefois, l'inspiration critique inhérente à cette idée est susceptible de retrouver un écho dans notre actualité. En effet, les défis écologiques du temps présent nous rendent à nouveau sensibles à l'idée d'une démesure contre nature de l'économie capitaliste de marché.
 

 
 
Pour aller plus loin
 
  • Pierre Pellegrin, « Monnaie et chrématistique », Revue philosophique de la France et de l’Etranger, oct.-déc. 1982, T. 172, n°4, p. 631-644,
  • Moses I. Finley, « Aristote et l’analyse économique », in Economie et société en Grèce ancienne, La Découverte, (1984), 2007, p. 263-292,
  • Karl Polanyi, « Aristote découvre l’économie », in La subsistance de l'homme: la place de l'économie dans l'histoire et la société, Flammarion, 2011,
  • Cornelius Castoriadis : « Valeur, égalité, justice, de Marx à Aristote et d’Aristote à nous », Les carrefours du labyrinthe, Le Seuil, 1978, p. 325-413

 

 
 

 

 

 
 

 
 

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