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L'acteur et son image au XVIIIe siècle

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Pour poursuivre notre série de billets sur les portraits d'artistes de la scène du XVIIIe au XXe siècle, nous vous proposons aujourd'hui un aperçu historique consacré à l'émergence de la figure de l'acteur, à travers plusieurs exemples de représentations.

Hippolyte de la Tude Clairon dans le rôle de Phèdre de Racine. Claude Pougin de Saint Aubin d'après Jean-Baptiste Michel, 1767 (détail)

Les portraits d'acteurs du XVIIIe siècle révèlent le renouvellement des modalités de l'intérêt que le public porte aux comédiens à cette époque.

Des études ont précédemment mis en lumière la naissance du système de vedettariat. Antoine Lilti propose une approche aux contours larges observant les Figures publiques, l'invention de la célébrité entre 1750 et 1850. Les actes du colloque Le sacre de l'acteur, apportent également des éclairages essentiels sur les changements paradigmatiques qui touchent à la notion de notoriété.
Ainsi, Florence Filippi et Sara Harvey relèvent en introduction que "déjouant les frontières traditionnelles et politiques de la distinction sociale fondée sur la naissance, les premières célébrités théâtrales ouvrent la voie à de nouvelles formes de reconnaissance sociale qui sont indissociables des faveurs du public, qu’elles soient matérielles ou symboliques. Ce déplacement invite à une réévaluation des catégories traditionnelles jusqu’alors liées à la notoriété que sont la gloire et la réputation". Et de fait, l'Encyclopédie souligne à l'entrée "Talent": "Il est rare qu'on ait deux grands talents ; il est plus rare encore qu'on ne fasse pas plus de cas dans la société des talents agréables que des talents utiles, et des uns et des autres que de la vertu". Cela trouve un écho particulier dans la mise à distance des qualités martiales, du souverain notamment, et dans l'importance accordée à la pratique des arts et à la culture dans la constitution de la figure des Grands Hommes.

Nous proposons ici une approche légèrement différente, sous l'angle d’un effacement de la frontière entre la scène et la ville, entre le rôle et l’acteur, jusqu’au basculement qui fait de la vie du comédien un spectacle permanent.

 

 

Dans les représentations de Jacques Callot, les personnages de la Commedia dell’Arte ne sont pas associés au nom des acteurs qui les incarnent. Dans l'exemple choisi, le théâtre, installé dans la ville, est clairement visible à l’arrière-plan. L'espace de la scène est intentionnellement délimité par l’estrade et par le rideau judicieusement entrouvert afin que son décor ne se confonde pas avec les bâtiments environnants. Au premier plan, les costumes et la gestuelle outrée des comédiens, désignés comme Razullo et Cucurucu, zannis (valets) de la Commedia dell'Arte, ne laissent aucun doute sur leur appartenance à la troupe qui est en train de donner spectacle. Le masque qu’ils portent revêt une importance particulière, car il "ne couvre qu'à moitié le visage du comédien, permet à celui-ci d'opérer une synthèse entre son moi et la persona, 'afin de créer une illusion inquiétante et/ou agréable que la dualité du masque et de l'acteur à la fois affirme et nie' car la persona peut précisément se définir comme ce qui est à la fois moi et non-moi" (Guy Spielmann)

 

Observons à présent le portrait de Raymond Poisson gravé par Edelinck. La lettre de l’estampe le décrit comme "le célèbre Crispin", dans une association du personnage et de l'acteur qui l'interprète, sans que le nom du comédien ne soit cité, mais dans une assimilation des traits de celui-ci au visage de Crispin. Cependant, contrairement aux figures de Callot, son visage devient identifiable à la ville, sa gestuelle n’a rien de grandiloquent et la frontière entre le monde du spectateur et la scène n’est pas signalée. Raymond Poisson-Crispin semble se tenir dans un paysage champêtre, sans que rien ne vienne indiquer qu’il s’agit d’un décor. Tout au plus, la courte ombre portée des jambes suggère-t-elle la présence de la rampe de lumière.

 

Dans le portrait de Madame Dugazon gravé par Janinet, la lettre donne cette fois-ci le nom de l’actrice et précise qu’elle est représentée « dans le rôle de Nina », dans une équivalence de l'importance des deux noms, celui de la comédienne et celui de son personnage, qui partagent la célébrité voire se la communiquent l'un à l'autre. Le développement de l’emploi de l’expression « faire le rôle » au cours du XVIIIe siècle est de ce point de vue particulièrement intéressant. Elle signifie non seulement que l’acteur a joué tel ou tel personnage, mais encore que c’est lui qui lui a donné son existence à la scène.

 

 

Dans l'estampe anonyme représentant Mademoiselle Clairon en scène, la lettre est particulièrement révélatrice de ce phénomène et semble acclamer l’actrice : « Quel triomphe Clairon ! Tu fais couler nos larmes : Melpomène te doit sa gloire et ses beautés ». Et à propos d'une autre comédienne, Voltaire aurait écrit à M. d’Aiguebère : "La Mérope n’est pas encore imprimée : je doute qu’elle réussisse à la lecture autant qu’à la représentation. Ce n’est point moi qui ai fait la pièce ; c’est Mademoiselle Dumesnil". (Le Magasin à la mode, dédié aux dames, mai 1777). Cela nous permet de mesurer le renversement paradigmatique.

 

 

Autre système, autre effet, dans le portrait de Mademoiselle Clairon par Claude Pougin de Saint-Aubin, la scène qui représente l’actrice dans Médée ne constitue pas le sujet principal et ne prend place que sous le médaillon dans lequel Mademoiselle Clairon figure en buste et attire le regard. Bien que sa parure évoque un costume de scène, l'attention est invitée à se porter sur son visage rendu célèbre par les multiples gravures qui circulent. 
Parallèlement, pendant que leur succès à la scène assure aux artistes leur renommée et la diffusion de leurs traits par l’estampe, l’acteur à la ville prend une place grandissante dans l’intérêt du public. Louis-Sébastien Mercier note : "On a modelé Janot en porcelaine, ainsi que Voltaire. On trouve aujourd’hui l’acteur forain sur toutes les cheminées". Le comédien Janot, qui a fait rire tout Paris grâce à sa réplique « C’en est ? C’en est pas ? » alors qu’il se déversait le contenu d’un pot de chambre sur la tête, se trouve placé au même rang que le grand homme de lettres. Quand Janot est pris d’un rhume, Les Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des Lettres (1762-1787) rapportent que "sa porte, le lendemain, est devenue inaccessible pour les carosses ; les femmes de qualité envoyaient savoir de ses nouvelles et les plus grands seigneurs venaient en chercher eux-mêmes. On ne sait jusqu’à quand durera ce délire" ( Anecdote relevée par Antoine Lilti dans Figures publiques ).
Pour autant, le public n’est pas toujours aussi prévenant et Mademoiselle Dugazon se voit attaquée pour avoir pris de l’embonpoint. Elle s’en offusque et demande à ce que la critique soit retirée. D’ailleurs, sentant qu’elle ne peut plus désormais jouer les jeunes premières, elle préfère les rôles de mère bientôt désignés par l’expression "Mères Dugazon", l'antonomase marquant que la célébrité de son nom se passe désormais de la médiation d'un rôle d'envergure pour que le public l'identifie.

 

 

 

 

Voir aussi

Florence Filippi, Sara Harvey et Sophie Marchand (dir;), Le sacre de l'acteur : émergence du vedettariat théâtral de Molière à Sarah Bernhardt. Malakoff, Armand Colin, 2017.
Antoine Lili, Figures publiques. L'invention de la célébrité, 1750-1850. Fayard, Paris, 2014.
Jean-Claude Bonnet, "Le culte des grands hommes en France au XVIIIe siècle ou la défaite de la monarchie" dans MLN, Septembre 2001, vol. 116, n°4. p.689-704.
Guy Spielmann, « Acteur, personnage, persona : modes de l’individualité et de l’altérité dans la comédie classique » dans L’autre au XVIIe siècle, Tübingen, G. Narr, 1999.
Maria Ines Aliverti, La naissance de l'acteur moderne : l'acteur et son portrait au XVIIIe siècle, Gallimard, 1998.

Pour aller plus loin, parcourez la sélection sur les portraits d'artistes de la scène (XVIIIe-XXe siècle)
 


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