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La Logique de Condillac

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Cas exemplaire des échanges intellectuels entre la France et la Pologne, la Logique de Condillac, où le philosophe reformule et résume de manière limpide sa théorie de la connaissance, n’existerait pas sans une commande de la Commission polonaise de l’éducation nationale.

Mr l'Abbé de Condillac par Giovanni Volpato, 1803 (Biblioteka Narodowa, Polona)

Le dernier ouvrage publié par Étienne Bonnot de Condillac (1714-1780) de son vivant est sa Logique, dont on trouve sur Gallica l’édition princeps, et une autre de 1789. Le catalogue général de la BnF témoigne du succès de l’ouvrage, qui servit de manuel dans plusieurs institutions françaises (comme le Prytanée militaire). Par "logique", il faut entendre ici une épistémologie (une théorie de la connaissance), comme le laisse entendre le titre complet de l’ouvrage : La Logique, ou les premiers développements de l’art de penser ; ouvrage élémentaire, que le Conseil préposé aux écoles palatines avait demandé, et qu’il a honoré de son approbation.
 

La Logique, ou les Premiers développements de l'art de penser, M. l'abbé de Condillac, 1789

La première partie de ce titre situe l’ouvrage dans son contexte philosophique, en faisant écho à celui de la Logique de Port-Royal d’Antoine Arnaud et Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser (1662). Dans son livre, Condillac n’hésite pas à prendre radicalement ses distances avec ce célèbre ouvrage, qu’il cite explicitement quand il condamne sa "méthode ténébreuse". En s’attachant aux "premiers développements de l’art de penser", Condillac met en avant le problème du développement des facultés intellectuelles et de la naissance des idées — questions qui sont au centre de son œuvre philosophique depuis l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de 1746. Dans cette nouvelle épistémologie, le sensualisme, dérivé de l’empirisme de Locke, remplace le cartésianisme de Port-Royal.

La Logique, ou l'Art de penser, Antoine Arnauld, 1662

La deuxième partie du titre situe l’ouvrage dans son contexte pédagogique et politique, et est moins parlante pour un lecteur français. Que sont ces "écoles palatines" et ce "Conseil" ? Et pourquoi Condillac, déjà âgé et retiré de la vie mondaine, rédige-t-il un nouvel ouvrage pédagogique, alors qu’il a déjà donné en 1775 son volumineux Cours d’étude pour l’instruction d’un prince de Parme — auquel, d’ailleurs, il renvoie parfois dans les notes de sa Logique ?

Les palatinats en question sont des divisions administratives de l’ancienne Pologne (les województwa). Sous le règne de son dernier roi, Stanislas-Auguste Poniatowski (1732-1798), la situation de la Pologne offre des contrastes saisissants. Sur les plans diplomatique et politique, elle est extrêmement affaiblie, à l’intérieur par des dissensions entre le roi et la noblesse, à l’extérieur par les vues de ses ambitieux voisins : la Prusse, l’Empire et la Russie. Ce contexte extrêmement défavorable aboutira, au terme des trois Partages de 1772, 1793 et 1795, à la disparition totale du pays jusqu’en 1918. Mais sur le plan de la vie littéraire et intellectuelle, la Pologne de Stanislas-Auguste connaît une activité intense, en lien étroit avec les Lumières d’Europe occidentale. L’une des entreprises les plus abouties de l’époque stanislavienne est le projet de réforme de l’éducation mené par le premier véritable ministère de l’éducation nationale en Europe, la Commission de l’éducation nationale, fondée en 1773. Cette Commission se dota en 1775 d’un Comité pour les livres élémentaires (Towarzystwo do Ksiąg Elementarnych), chargé de commander des manuels à des savants polonais ou européens.

Les Partages de la Pologne, de 1770 à 1914, Maurice Fallex, 1919

Afin de recevoir des propositions de manuels, le Comité organisa un concours, national et international, annoncé par voie de presse. Comme l’explique Ambroise Jobert, ce concours fut, concernant la logique, infructueux. La Commission comptait de nombreux admirateurs de Condillac, et le projet d’Antoni Popławski pour l’organisation et l’amélioration de l’éducation civique recommandait que le manuel de logique soit basé, notamment, sur les principaux ouvrages de Condillac : c’est donc assez naturellement que le président du Comité des livres élémentaires, le comte Ignacy Potocki, écrivit  en septembre 1777 à Condillac pour lui passer commande expresse d’un manuel.

Le philosophe, âgé de 63 ans, se dit très honoré de cette commande et accepta le prix proposé ; en juin 1778, la logique était rédigée. Condillac affirme, dans la lettre qui accompagne son manuscrit, que cet ouvrage n’est pas une simple redite de son système, mais que "[s]a méthode y est simplifiée et par conséquent perfectionnée, et l’ouvrage, neuf pour le fond, l’est à bien des égards pour les détails". Après la lecture du texte par le Comité polonais, il répondit de manière circonstanciée aux objections des commissaires, relayées par Potocki, dans une lettre de janvier 1779, en post-scriptum de laquelle figurait la demande suivante : "y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander si le Conseil trouve bon que je fasse imprimer ma Logique, et que je mette au frontispice qu’il m’a fait l’honneur de me la demander, et qu’il l’a approuvée ?". La réponse dut être positive, puisque l’année suivante paraissait à Paris la Logique disponible dans Gallica.

Logika, traduction de Jan Znosko, 1802 (Biblioteka Narodowa, Polona)

La Logique de Condillac est ainsi exemplaire des échanges réciproques entre la France et la Pologne. Certes, le mouvement des idées semble bien aller d’abord de la France vers la Pologne : la commande de la Commission à Condillac montre bien tout ce que la Pologne stanislavienne doit aux Lumières françaises, et le traducteur polonais de la Logique, Jan Znosko, faisait état en 1802 du rôle formateur que ce texte avait joué dans l’élaboration du vocabulaire logique et philosophique polonais. Mais sans la commande d’Ignacy Potocki, la philosophie française n’aurait pas eu non plus ce testament philosophique qu’est la Logique de Condillac, ultime éclaircissement du système d’un des grands philosophes du 18e siècle.

Les relations franco-polonaises sont aussi à explorer sur la bibliothèque numérique France-Pologne. Ce site bilingue (français-polonais) réunit une sélection de plus de 3 000 documents variés, contextualisés par des articles de spécialistes français et polonais. Manuscrits, imprimés, journaux, estampes, cartes, photographies et enregistrements audiovisuels sont issus de Gallica ou de Polona, la bibliothèque numérique de la Biblioteka Narodowa (Bibliothèque nationale de Pologne), mais aussi d’autres établissements partenaires.

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