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Ciels nuageux, rêve éternel et pois sauteurs

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Du supernaturalisme nervalien à la « poétique-fine » de Desnos ou aux fantaisies minéralogiques de Caillois, rêve et imaginaire auront été perçus comme une fenêtre ouvrant sur l’infini, posant à l’homme des équations dont la rigueur est un mystère, premier objet, comme en psychanalyse, de qui s’exerce à déchiffrer les signes.

 

Mouvement de fous « à cent pour cent » selon Freud, n’ayant qu’« un seul sens : pédérastique » aux yeux de Claudel, nul doute que le surréalisme aura su jouer avec une rare maestria le rôle d’épouvantail qu’il s’était assigné.

Rejet qui ne saurait être imputé à une pédagogie défaillante : les objectifs n’avaient-ils pas été énoncés dès les débuts avec une parfaite clarté ?
 

La méthode, aussi, l’avait été : l’écriture automatique, la « somnolence agréable » qui l’accompagne (Francis Gérard, pseud. de Gérard Rosenthal). L’abandon, plus généralement, au rêve sous toutes ses formes.

L’exposition qui devrait se tenir du 15 décembre 2020 au 13 mars 2021 dans la Galerie 1 du site François Mitterrand nous invite à nous replonger dans l’histoire de cette tentative de métamorphose radicale de l’existence par le recours aux puissances de l’inconscient.

« Diriger le rêve éternel »

Surréaliste : si la création du mot revient à Apollinaire (dans la préface aux Mamelles de Tirésias), peut-être est-ce au dernier Nerval que l’on doit l’invention de la chose. L’état de « rêverie supernaturaliste » dans lequel les Chimères furent composées, constitue bien la grande nouveauté. Éluard le dit avec vigueur : « El Desdichado, Myrtho, Horus, Delfica, Antéros, Artémis, Fantaisie, les Cydalises, ces poèmes supernaturalistes […] sont à tel point parfaits, leur vue est si nouvelle et porte si loin que nous nous étonnons de la nullité, de l’inutilité de ses poèmes de jeunesse. » ( « Donner à voir », dans Œuvres, II, p. 958)
 

Odilon Redon, Vision de rêve

Les affinités entre Redon et Nerval ont été soulignées par Corinne Bayle dans une conférence donnée au Grand Palais en 2011 .

Ajoutons qu’il n’en va pas seulement, en cette césure, de l’œuvre de Nerval. Les premiers sonnets où se fait jour cette nouvelle manière d’écrire constituent, comme le signale Paul Bénichou, une « révolution dans la poétique française ». Nouveaux en ce qu’ils « défient de façon évidente », et que « leur auteur récuse formellement pour eux, la loi d’intelligibilité qui régit en principe toute littérature » (Romantismes français, tome II, p. 1757). On est certes encore loin de la destruction systématique du sens pratiquée par les dadaïstes, mais une brèche a bien été ouverte.
 

Isis. Dessins d'Émile Adan gravés à l'eau-forte par Le Rat dans Les filles du feu : Sylvie, Jemmy, Octavie, Isis, Émilie / Gérard de Nerval

La folie, assurément, a sa part dans l’« épanchement du songe dans la vie réelle » dont témoignent la prose d’Aurélia non moins que les alexandrins des Chimères. Mais l’effort conscient, l’héritage culturel aussi, ont dû avoir leur part. Sans doute n’est-il pas illégitime de situer dans la tradition des « exercices spirituels » occidentaux, ces lignes, qui infléchissent dans le sens du romantisme allemand un topos hérité d’Épictète :

« Paradoxe et vérité », L’Artiste, 2 juin 1844, Pléiade, Œuvres I, p. 809
 

« Diriger le rêve » pour accéder à l’infini : cette ambition prendrait, chez les héritiers de Nerval, valeur de programme.

 Portrait de Nerval par Félix Vallotton dans Les Chimères et les Cydalises, Gérard de Nerval (1897)
(éd. Gourmont de 1897)

 

De l’automatisme au « délibéré »

Il faut compter parmi ces derniers Robert Desnos qui, dans les « sujets de réflexions actuelles quant à la technique poétique » qu’il met sur papier en janvier 1944 (quelques semaines avant son arrestation), mentionne comme source d’inspiration, aux côtés de Villon, de Góngora et du « grand Baffo », l’auteur des Chimères. Le maître incontesté des « sommeils » surréalistes, retrouve à sa manière la polarité nervalienne du « songe » et de la « vie réelle », qui devient sous sa plume « dualité du délire et de la lucidité » :

« Poésie délirante ? Kecseksa ? Sous un certain angle toute poésie est délirante. Sous un autre toute poésie est lucide. C’est même le propre de la vraie poésie que cette dualité ». (Œuvres, p. 1204)

Desnos ne voit pas en Nerval un simple précurseur du surréalisme – ce qu’il est aussi, on l’a vu, pour Éluard, par exemple. Ce qui l’intéresse à cette époque, est la découverte, « derrière Nerval » de qui il entend « repartir pour se libérer de Mallarmé, de Rimbaud, de Lautréamont », d’un « mystérieux domaine », situé « au-delà du surréalisme ». Domaine où l’automatisme du flux verbal se dépasserait vers le « délibéré » du « poème » : « Il me semble qu’au-delà du surréalisme il y a quelque chose de très mystérieux à réduire, au-delà de l’automatisme il y a le délibéré, au-delà de la poésie il y a le poème, au-delà de la poésie subie il y a la poésie imposée, au-delà de la poésie libre il y a le poète libre. » (Ibid.)
 

« Vous mettrez sur ma tombe une bouée de sauvetage. Parce qu’on ne sait jamais. », La liberté ou l’amour !  photo © ManoSolo
 

Ce « délibéré » renoue, en un sens, avec la rigueur classique, mais sans rien céder de cette liberté dont le surréalisme a permis la conquête. Une lettre à Éluard précise la teneur du nouvel idéal : « Je rêve de poèmes qui ne pourraient être que ce qu’ils sont, dont personne ne pourrait imaginer un déroulement différent, quelque-chose d’aussi implacable que la résolution d’une équation ou les phases d’un phénomène physique. […] Je voudrais arriver à une « poétique-fine » comme les mathématiciens sont arrivés à des « calculs fins » indispensables en relativité ou en mécanique ondulatoire. » (Lettre du 8 octobre 1942, mentionnée par M.-C. Dumas, Œuvres, p. 1156)

De fait, un recueil comme Contrée compte, sur vingt-cinq poèmes, onze sonnets, dont un seul s’affranchit de la contrainte de la rime (encore son thème, « La Peste », justifie-t-il peut-être pareille concession au chaos). Le dernier poème composé rue Mazarine enclot en cette même forme cristalline le délire duchampien des années 1920. Il s’ouvre aussi en sa chute à l’expression, par-delà toute catastrophe pressentie, d’un espoir.

 

  John Constable, Cloud Study, 1822
 

« Et rien dans le ciel, si chargé soit-il, ne doit aujourd’hui nous interdire de supputer les moissons prochaines. » (Ciels de Constable)

L’image au service d’un « déchiffrement du palimpseste du monde » (Caillois)

Desnos n’est pas le seul en ces années à rechercher, de l’intérieur du surréalisme, un dépassement de l’écriture automatique. Après avoir été, de 1932 à 1934, un membre « fidèle, fanatique, exclusif  » du groupe (Œuvres, p. 213), Roger Caillois s’en sépare à la suite d’une fougueuse mais amicale discussion avec son fondateur. Quatre décennies plus tard, René Huyghe, en résume ainsi (à l’intention de l’intéressé) la teneur : « Un ami avait rapporté du Mexique des haricots sauteurs, acquis dans une boutique de folklore. Ces graines agitées et tressautantes tranchaient sur l’habitus paisible de cette légumineuse et excitèrent en André Breton un sens du mystère, un délire, toujours avides de s’exercer. Il s’extasia sur le prodige. Il fut seul, — car votre rigueur intraitable s’insurgea, exigea qu’on ouvrît le corps du miracle, afin d’en trouver l’explication, que vous soupçonniez être un insecte ou un ver prisonnier à l’intérieur. Breton s’interposa, cria au sacrilège, fulmina l’anathème contre l’exterminateur de mythes que vous prétendiez devenir. » (Réponse au discours de réception de Roger Caillois, le 20 janvier 1972).

Cette tendance à la démystification demeurera une constante chez Caillois, le conduisant à fustiger, dans Les Impostures de la poésie, tout primat de l’inspiration, du mysticisme ou du sublime.  Que signifie alors la persistance chez lui, malgré ces désaccords de fond, de la référence au surréalisme ? La réponse est à chercher du côté d’un art de déchiffrer les « signes » que présente « le palimpseste du monde ». S’adonner à un tel art suppose de plier le goût surréaliste de l’image à la quête de corrélations objectives : « une image non soutenue par une similitude objective n’est rien. » (« Intervention surréaliste », in Œuvres, p. 219.) Défendant l’idée de « sciences diagonales », Caillois applique cette façon de méthode à tous les domaines, du jeu d’échec à la mythologie en passant par la critique littéraire et la cosmologie. C’est le monde minéral, surtout, qui, à partir des années 1960, retient son attention.
 

Agate et jaspe mêlés. Caillois en collectionna de semblables.

Chaque pierre, de la plus humble à la plus précieuse, vaut tant par sa perfection propre que par les rapprochements auxquels elle invite le rêveur. « Même les rognons de silex qu’on heurte dans les labours ou au pied des falaises procurent des formes parfaites. Qui n’en a ramassé ? Tel nodule fournit un torse admirable ou quelque volume qui s’éloigne d’un torse, mais n’en est pas moins admirable, en vertu, je présume, du code universel et secret (quoique non impossible à déchiffrer) qui préside à la lente naissance des formes inévitables. » (Pierres)

Qu’on ne s’y trompe pas : le minéral n’est pour Caillois que le lieu où se manifeste un peu plus clairement qu’ailleurs l’architecture même du réel. Pour peu que l’on soit capable, comme les héros qu’il se choisit – Platon, Mendeleïev, Pasteur et quelques autres –, de déchiffrer cette trame secrète. La beauté est ici vecteur de connaissance pour le poète arpentant les savoirs, avide de « découvrir, en dehors de notre esprit, toujours pressé de s’abuser, la législation itérative de la totalité où nous sommes partie, qui nous inclut et nous comprend, et que nous nous efforçons de comprendre à notre tour, à la façon spéculaire de minuscule lentille concave, qui nous est échue. » (« Le surréalisme comme univers de signes », Œuvres, p. 234).
 

Autre agathe remarquable : l’aérolithe de Melancolia I de Dürer,

« comme un brutal témoignage d’outre-monde, indéchiffrable et angulaire » (Œuvres, p. 1117)

Une quête à laquelle Caillois se déclare, trois ans avant sa mort, fidèle, et qu’il identifie à sa propre version du projet surréaliste : « Si, en cette entreprise méticuleuse et, je le crains, de la nature des asymptotes, qui sont courbes qui s’approchent sans atteindre jamais, consiste la poursuite de la surréalité, alors je n’ai pas cessé d’être surréaliste ; et même je le fus avant de le devenir. Il demeurerait toutefois qu’en la quête philosophale, je ne me suis pas appuyé sur la tradition parallèle, sur les Tables d’Emeraude et sur Hermès Trismégiste, mais sur la lucidité de Platon et sur la leçon reçue des grilles de Mendeleïev » (Ibid.)

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