Deux affinités littéraires de Pierre Boulez
Du Faune à l’œuvre ouverte : une modernité mallarméenne
Le nom de Stéphane Mallarmé évoque d’abord une œuvre du compositeur, Pli selon pli (1958-1990), conçue comme le dévoilement progressif d’un « portrait » du poète. Mais ce dernier constitua aussi, aux côtés de Joyce et de quelques autres, l’une des principales références théoriques de Boulez. Il ira jusqu’à écrire, de sa découverte des fragments du Livre publiés par Jacques Scherer en 1957 (« Sonate, que me veux-tu ? ») :
« Ce fut pour moi, j’emploie ce mot au sens le plus fort : une révélation »
De ce fameux « Livre », projet d’une vie, on peut rappeler qu’il n’avait pas seulement vocation à constituer, après La Vénus de Milo et La Joconde, la troisième des « grandes scintillations de la Beauté sur cette terre » (lettre à E. Lefébure du 27 mai 1867), mais aussi l’expression ultime de ce à quoi la musique ne fait que tendre. S’il est vrai, comme l’écrit Mallarmé dans Crise de vers, que :
« ce n'est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans tout, la Musique. »
Une position qui se voit (au grand soulagement, on le suppose, des compositeurs) tempérée par une autre formule selon laquelle les deux arts sont en réalité, par-delà leur distinction de fait, « la face alternative ici élargie vers l'obscur ; scintillante là, avec certitude, d'un phénomène, le seul », phénomène que Mallarmé, nourri de métaphysique allemande, choisit d’appeler « l’Idée » (La Musique et les Lettres).
Partant de ces lignes, Boulez ne cessera de méditer à son tour la relation « alternative » qu’entretiennent musique et poésie. Rebaptisés « centre » et « absence », les deux pôles entre lesquels oscille l’expression lui permettent de caractériser sa propre relation créatrice à Mallarmé, mais aussi à Michaux, Char, Cummings ou encore Paul Celan, sur les vers de qui il envisagea également de composer.
C’est ainsi que Boulez se montre fidèle à une injonction de René Char, l’invitant à « tresser ensemble » les « deux sèves » de la musique et de la poésie (« Entre la prairie et le laurier »). La tradition moderniste chère au compositeur s’ouvrait d’ailleurs sur un tel voisinage, puisque le coup d’envoi en avait été donné par le Faune de Debussy. Sous l’influence, déjà, de Mallarmé, la mélodie de la flûte y bouleversait « le concept même de forme, libéré des contraintes impersonnelles du schéma, donnant essor à une expressivité souple et mobile, exigeant une technique d’adéquation parfaite et instantanée. » (Œuvres pour orchestre de Debussy, livret)
Cette libération de la forme se poursuit, dans Pli selon pli et ailleurs, par l’introduction de l’autre grand apport mallarméen – celui qui fait du Livre une révélation – : la tentative d’intégration/abolition du hasard connue sous le nom d’« œuvre ouverte ».
Première manifestation de cette démarche, la Troisième Sonate pour piano (1957), autorise l’interprète à choisir entre différents parcours, constitués par exemple, dans le mouvement central, de « points », en vert sur la partition, et de « blocs », en rouge. Une partition très inspirée, aussi, par Igitur et le Coup de dés, dans laquelle compositeur et interprète, écartelés comme la figure mallarméenne du Maître entre « nombre » et « hasard », s’efforcent de « fixer l’Infini ». (Boulez, « Alea ». Cf. Mallarmé, Œuvres complètes t.I, p. 477)
Rituels de la Cruauté – Artaud
Plus que d’une poétique à proprement parler, le Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud relève, si l’on en croit Baudrillard, d’une « vision théorique / métaphysique ». L’« erreur » consisterait dès lors, on le comprend, à s’efforcer de le réaliser « effectivement ». Mais ce qui constitue une gageure pour le metteur en scène s’avère sans doute une chance pour le compositeur, qui peut s’autoriser à reprendre, en les transposant à son domaine propre, certains aspects de cette vision.
Une étude du musicologue Brice Tissier montre que c’est bien à une telle transposition que se livra Boulez avec Artaud. Si les quelques projets à partir d’Héliogabale ou des Tarahumaras demeurèrent à l’état d’esquisses, la conception de l’art qui s’exprime dans le Théâtre et son double semble avoir exercé sur le compositeur une profonde influence.
Elle innerve d’abord la lecture, élaborée en concertation avec l’ethnomusicologue André Schaeffner, de Pelléas et Mélisande, que Boulez dirige pour la première fois en 1969 à Covent Garden. L’interprétation s’attache à y faire ressortir toute une noirceur que l’image dominante de Debussy comme compositeur impressionniste et sensuel avait pu conduire à édulcorer, réduisant l’œuvre à un « conte de fées préraphaélite… la Damoiselle Élue à son balcon branlant ! » (« Miroirs pour Pelléas et Mélisande ») Le personnage d’Arkel, dont les « oracles visionnaires de la sagesse millénaire », en général, rassurent, se caractérise au contraire, sous la plume de Boulez, par « son obstination dans la naïveté, nécessaire à conjurer, à éloigner l’obsession de la déchéance et la peur de la mort ». On souligna au passage la parenté de Pelléas avec un autre projet de Debussy sur un conte de Poe, cruel s’il en est puisqu’il s’agit de La Chute de la Maison Usher.
La rencontre du compositeur avec l’œuvre du poète se place également sous le signe d’une volonté de revivifier l’art occidental en l’irrigant d’autres traditions, notamment extrême-orientales. Artaud avait trouvé dans les réalisations du théâtre balinais, découvert lors de l’Exposition coloniale de 1931, « quelque chose du cérémonial d’un rite religieux, en ce sens qu’elles extirpent de l’esprit de qui les regarde toute idée de simulation, d’imitation dérisoire de la réalité ».
C’est bien un Rituel, enfin, selon son titre même, que le compositeur dédie en 1975 à Bruno Maderna, l’ami brusquement disparu. Brice Tissier propose de rapprocher le « jaillissement croissant et régulier des groupes instrumentaux » dans les premières sections d’une page de Tutuguri, le rite du soleil noir :
Sur ce poème d’Artaud, c’est Wolfgang Rihm, compositeur de la génération suivante d’ailleurs marqué par l’enseignement de Boulez, qui composera quelques années plus tard une œuvre où se déploie dans toute son ampleur cette dimension de ritualité.
Pour aller plus loin
- Exposition « Boulez, j’ai horreur du souvenir », à la BnF-François Mitterrand, Paris, 13e, jusqu’au 21 août 2022.
- Pierre Boulez dans les collections de la BnF.
- Dédié à la mémoire de Pierre Boulez, Mallarmé et la musique, la musique et Mallarmé (sous la direction d’Antoine Bonnet et Pierre-Henry Frangne, Presses universitaires de Rennes, 2016).
- Sur la relation de Boulez aux musiques extra-européennes, un jugement laudatif, et un autre, nettement plus critique.
- Inspirée des Entretiens avec Michel Archimbaud (Gallimard, 2016), une soirée d’hommage au compositeur qui s'est tenue à la BnF en 2016.
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