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Deux affinités littéraires de Pierre Boulez

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Outre Paul Claudel, à qui l’exposition « J’ai horreur du souvenir » emprunte son titre, nombreux sont les écrivains auprès desquels Boulez s’attacha à penser, « entre centre et absence », la relation des mots aux sons, mais aussi la communauté, par-delà la distinction des arts, de certains gestes d’écriture. Parmi eux, Antonin Artaud et Stéphane Mallarmé.
Pierre Boulez à Baden-Baden en 1971. photographie Roger Pic. © BnF/Gallica
 

Du Faune à l’œuvre ouverte : une modernité mallarméenne


Lithographie d'Odilon Redon pour le Coup de dés, 1897.
 

Le nom de Stéphane Mallarmé évoque d’abord une œuvre du compositeur, Pli selon pli (1958-1990), conçue comme le dévoilement progressif d’un « portrait » du poète. Mais ce dernier constitua aussi, aux côtés de Joyce et de quelques autres, l’une des principales références théoriques de Boulez. Il ira jusqu’à écrire, de sa découverte des fragments du Livre publiés par Jacques Scherer en 1957 (« Sonate, que me veux-tu ? ») :

« Ce fut pour moi, j’emploie ce mot au sens le plus fort : une révélation »

De ce fameux « Livre », projet d’une vie, on peut rappeler qu’il n’avait pas seulement vocation à constituer, après La Vénus de Milo et La Joconde, la troisième des « grandes scintillations de la Beauté sur cette terre » (lettre à E. Lefébure du 27 mai 1867), mais aussi l’expression ultime de ce à quoi la musique ne fait que tendre. S’il est vrai, comme l’écrit Mallarmé dans Crise de vers, que :

« ce n'est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l'intellectuelle parole à son apogée que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l'ensemble des rapports existant dans tout, la Musique. »

Une position qui se voit (au grand soulagement, on le suppose, des compositeurs) tempérée par une autre formule selon laquelle les deux arts sont en réalité, par-delà leur distinction de fait, « la face alternative ici élargie vers l'obscur ; scintillante là, avec certitude, d'un phénomène, le seul », phénomène que Mallarmé, nourri de métaphysique allemande, choisit d’appeler « l’Idée » (La Musique et les Lettres).
Partant de ces lignes, Boulez ne cessera de méditer à son tour la relation « alternative » qu’entretiennent musique et poésie. Rebaptisés « centre » et « absence », les deux pôles entre lesquels oscille l’expression lui permettent de caractériser sa propre relation créatrice à Mallarmé, mais aussi à Michaux, Char, Cummings ou encore Paul Celan, sur les vers de qui il envisagea également de composer.

Chauveau, La Musique et la Poésie (détail)

 
C’est ainsi que Boulez se montre fidèle à une injonction de René Char, l’invitant à « tresser ensemble » les « deux sèves » de la musique et de la poésie (« Entre la prairie et le laurier »). La tradition moderniste chère au compositeur s’ouvrait d’ailleurs sur un tel voisinage, puisque le coup d’envoi en avait été donné par le Faune de Debussy. Sous l’influence, déjà, de Mallarmé, la mélodie de la flûte y bouleversait « le concept même de forme, libéré des contraintes impersonnelles du schéma, donnant essor à une expressivité souple et mobile, exigeant une technique d’adéquation parfaite et instantanée. » (Œuvres pour orchestre de Debussy, livret)


Frontispice de Manet pour L’Après-midi d’un faune, 1876
 

Cette libération de la forme se poursuit, dans Pli selon pli et ailleurs, par l’introduction de l’autre grand apport mallarméen – celui qui fait du Livre une révélation – : la tentative d’intégration/abolition du hasard connue sous le nom d’« œuvre ouverte ».
Première manifestation de cette démarche, la Troisième Sonate pour piano (1957), autorise l’interprète à choisir entre différents parcours, constitués par exemple, dans le mouvement central, de « points », en vert sur la partition, et de « blocs », en rouge.  Une partition très inspirée, aussi, par Igitur et le Coup de dés, dans laquelle compositeur et interprète, écartelés comme la figure mallarméenne du Maître entre « nombre » et « hasard », s’efforcent de « fixer l’Infini ». (Boulez, « Alea ». Cf. Mallarmé, Œuvres complètes t.I, p. 477)

Mallarmé, Coup de dés, 1897, épreuves d’imprimerie.

 
Rituels de la Cruauté – Artaud
Plus que d’une poétique à proprement parler,  le Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud relève, si l’on en croit Baudrillard, d’une « vision théorique / métaphysique ». L’« erreur » consisterait dès lors, on le comprend, à s’efforcer de le réaliser « effectivement ». Mais ce qui constitue une gageure pour le metteur en scène s’avère sans doute une chance pour le compositeur, qui peut s’autoriser à reprendre, en les transposant à son domaine propre, certains aspects de cette vision.
Une étude du musicologue Brice Tissier montre que c’est bien à une telle transposition que se livra Boulez avec Artaud. Si les quelques  projets à partir d’Héliogabale ou des Tarahumaras demeurèrent à l’état d’esquisses, la conception de l’art qui s’exprime dans le Théâtre et son double semble avoir exercé sur le compositeur une profonde influence.

 

Elle innerve d’abord la lecture, élaborée en concertation avec l’ethnomusicologue André Schaeffner, de Pelléas et Mélisande, que Boulez dirige pour la première fois en 1969 à Covent Garden. L’interprétation s’attache à y faire ressortir toute une noirceur que l’image dominante de Debussy comme compositeur impressionniste et sensuel avait pu conduire à édulcorer, réduisant l’œuvre à un « conte de fées préraphaélite… la Damoiselle Élue à son balcon branlant ! » (« Miroirs pour Pelléas et Mélisande ») Le personnage d’Arkel, dont les « oracles visionnaires de la sagesse millénaire », en général, rassurent, se caractérise au contraire, sous la plume de Boulez, par « son obstination dans la naïveté, nécessaire à conjurer, à éloigner l’obsession de la déchéance et la peur de la mort ». On souligna au passage la parenté de Pelléas avec un autre projet de Debussy sur un conte de Poe, cruel s’il en est puisqu’il s’agit de La Chute de la Maison Usher.
 


Esquisses pour chant et piano (manuscrit autographe) de Debussy
pour La Chute la Maison Usher. 1910-1915
 

La rencontre du compositeur avec l’œuvre du poète se place également sous le signe d’une volonté de revivifier l’art occidental en l’irrigant d’autres traditions, notamment extrême-orientales. Artaud avait trouvé dans les réalisations du théâtre balinais, découvert lors de l’Exposition coloniale de 1931, « quelque chose du cérémonial d’un rite religieux, en ce sens qu’elles extirpent de l’esprit de qui les regarde toute idée de simulation, d’imitation dérisoire de la réalité ».
 

Théâtre balinais à l’Exposition coloniale de 1931. Archives du Musée de la parole et du geste

 

Boulez, initié pour sa part à certaines musiques extra-européennes lors de ses voyages d’après-guerre avec la Compagnie Renaud-Barrault, s’en servira dès Le Marteau sans maître (1954). L’écueil, cette fois, est sans conteste celui de l’exotisme, que le compositeur s’efforce d’éviter en adoptant le principe de la transposition fonctionnelle sur instruments occidentaux : « le xylophone transpose le balafon africain, le vibraphone se réfère au gender balinais, la guitare se souvient du koto japonais… » (« Dire, jouer, chanter »). La question du rapport à l’Autre est du reste explicitement associée au nom d’Artaud :

« Je pense que la musique doit être hystérie et envoûtement collectif, violemment actuels – suivant la direction d’Antonin Artaud et non pas dans le sens d’une simple reconstitution ethnographique à l’image de civilisations plus ou moins éloignées de nous »

écrit Boulez dans « Propositions ».

C’est bien un Rituel, enfin, selon son titre même, que le compositeur dédie en 1975 à Bruno Maderna, l’ami brusquement disparu. Brice Tissier propose de rapprocher le « jaillissement croissant et régulier des groupes instrumentaux » dans les premières sections d’une page de Tutuguri, le rite du soleil noir :

Antonin Artaud, Tutuguri, le rite du soleil noir, tapuscrit, 1931

 
Sur ce poème d’Artaud, c’est Wolfgang Rihm, compositeur de la génération suivante d’ailleurs marqué par l’enseignement de Boulez, qui composera quelques années plus tard une œuvre où se déploie dans toute son ampleur cette dimension de ritualité.
 
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