Presse et profils perdus : Ernest La Jeunesse
Ernest Léon Lajeunesse-Cäen, dit Ernest La Jeunesse (1874-1917), écrivain, journaliste et dessinateur, meurt le 2 mai 1917, inconnu des jeunes générations, alors qu’il avait été une des personnalités les plus célèbres du monde de la presse à partir de 1896. Tous les journaux mentionnent sa disparition et Apollinaire publie un écho d’une page et demie dans le Mercure de France, qu’il développera pour en faire un chapitre du Flâneur des deux rives publié l’année suivante.
Photographie (Comœdia illustré) et dessin de G. Raieter
Encore plus nettement oublié cent ans plus tard, on retrouve tout de même trace de son nom dans quelques œuvres littéraires. En 1897, Jean de Tinan lui dédie le troisième chapitre de Penses-tu réussir ? et il est caricaturé par Alfred Jarry dans Les Jours et les nuits sous le nom d’Allmensch Severus. Apollinaire le cite encore dans Anecdotiques et dans les épreuves d’imprimerie du Poète assassiné en 1916 . Il corrige son nom dans les premières épreuves et on le devine encore dans la version définitive, malgré la disparition de presque toutes les voyelles.
Après avoir fréquenté Le Chat Noir et publié dans La Revue blanche, il devient célèbre, à 22 ans, du jour au lendemain, grâce aux critiques sur son livre : Les Nuits, les ennuis et les âmes de nos plus notoires contemporains paru en mai 1896 (ici la réédition de 1913). Ces interviews imaginaires et pastiches d’écrivains (Anatole France, Pierre Loti, Emile Zola, Joris-Karl Huysmans ou Jean Lorrain) vont enthousiasmer ou exaspérer.
Henri Duvernois dans La Presse y relève autant de qualités que de défauts. Puis, presque toujours en première page, René Doumic dans le Journal des débats politiques et littéraires y trouve de l’esprit, de la fantaisie et de la verve ; Raitif de la Bretonne (Jean Lorrain) dans Le Journal admire sans réserve ces « pastiches spirituellement mordants » ; pour Gil Blas, c’est un « des livres les plus saturés de cruelle et délicate ironie ». Jules Lemaître, une nouvelle fois dans le Journal des débats, voit dans cette « critique romancée et dramatisée » une « malignité, très vive » et « impartiale » tout en restant nuancé sur le style : « Trop de mots sans doute, trop d’allitérations et d’assonances vaines, et trop de musique de phrases. ». On trouve encore des articles passionnés dans Le Temps, Le Figaro ou La Revue blanche.
Portraits d'Ernest La Jeunesse par André Rouveyre et Claude Bils
Un peu plus de deux mois après la parution de son livre, il est pour L’Echo de Paris un enfant gâté, irrespectueux et frénétique. Le Journal annonce, le 14 août 1896, la collaboration régulière et exclusive de deux auteurs, Pierre Louÿs et Ernest La Jeunesse, pendant qu’Octave Mirbeau se défend d’avoir « découvert » ce jeune auteur, tout en le soutenant.
Ernest La Jeunesse y publie à partir du 9 octobre 1896. Et s'il travailla pour de nombreux titres tout au long de sa carrière, il resta un collaborateur régulier du Journal pendant plus de vingt ans. Quinze jours avant sa mort, il y donnait encore un dernier article.
Il écrit tout d’abord sur les faits divers, Paris, les boulevards, les cafés ou les livres, le théâtre et la vie littéraire. Notons aussi un article sur la Bibliothèque nationale dans lequel Ernest La Jeunesse reprend tous les lieux communs pour développer ensuite, avec beaucoup d’humour, des critiques poussées jusqu’à l’absurdité et la provocation.
En avril 1909, Catulle Mendès, critique dramatique du Journal, meurt ; Abel Hermant ne le remplacera qu’en septembre 1911. Entre temps, Ernest La Jeunesse fait l’intérim, à partir du 18 février 1909, sans signer ses articles, mais selon Comœdia illustré, tout le monde le sait. Il recueillera ces critiques dans Des soirs, des gens, des choses…
Portraits par Sem, Maurice Delcourt et Sacha Guitry
A côté de ses activités pour Le Journal, il publie assez frénétiquement des romans (L’Holocauste, L’inimitable, Demi-volupté, Le boulevard, roman contemporain, Le Forçat honoraire, roman immoral), des poèmes, des pièces de théâtre, des préfaces et des dessins. Cinq ans chez les sauvages réunit ses publications dans La Revue blanche, en particulier à propos d'Oscar Wilde ou sur la faim. En 1901 pour un numéro de l’Assiette au beurre, les "Tu m'as lu ! Tu ne m'as pas regardé", il dessine des portraits d’écrivains et de critiques (Courteline, Pierre Louÿs, Tristan Bernard ou Jules Lemaître).
Il collabore à d’autres journaux. D’abord critique littéraire à partir de novembre 1897 pour Gil Blas avec un article hebdomadaire dans « L’étal livresque » (consacré aux écrivains, livres et librairies), puis dans « Livres et profils perdus » moins régulièrement d’avril 1898 à l’été 1899. En janvier 1903, il rédige une « Revue des Quotidiens », mais passe rapidement à des articles plus variés. Sa collaboration prend fin en juillet 1904.
Début 1905, il entame une rubrique « La Vie de Paris » dans Le Figaro qui s’interrompt très vite, ainsi que sa participation à L’Intransigeant entre janvier et avril 1909 (probablement à cause de son intérim au Journal).
Enfin, à partir de mars 1910, il publie des comptes rendus dans « La quinzaine dramatique » de Comœdia illustré ou des articles illustrés, puis tient à partir du 1er septembre 1910 « La quinzaine -plus ou moins- dramatique » et enfin « La bataille théâtrale » où apparaît sa signature dessinée. Comœdia illustré s’interrompt en août 1914, et Ernest La Jeunesse continue à publier dans Le Journal des articles d’actualité (le drame du Louvre, l’affaire Rodin), des nécrologies, une rubrique « ciné-critique » ou « au théâtre ».
Ernest La Jeunesse fut une silhouette pittoresque, arborant toujours une tenue remarquable : canne, monocle, bagues et ce « débraillé boulevardier » très étudié, qui fut souvent caricaturé ou portraituré (par Sacha Guitry en 1904 et 1909, Philoxène Bisson, Guillot de Saix, Paul Ravageot ou Georges-Michel).
Caricatures dans Gil Blas (en 1904 par Sacha Guitry, en 1911) et dans Frou-Frou
Personnalité très parisienne, il provoque en duel Laurent Tailhade (Le Journal les 13, 15, 21 janvier 1899) à cause du début de cette ballade et on le trouve dans tous les cafés littéraires de l’ancien boulevard Rive droite. Il se lie avec Oscar Wilde au Calisaya (boulevard des Italiens, en bas de La Revue blanche) et au Bols, fréquente surtout le Cardinal et le Napolitain, mais aussi le Weber, le Vetzel, le Tourtel, Le Grand café, etc., situés à deux pas de la rédaction du Journal. En 1902, il fait partie de « Nos célébrités au café », bientôt ils ne sont plus que quatre à boire de l’absinthe (Courteline, Mendès, La Jeunesse, Jean de Bonnefon). La presse s’inquiète s’il n’est pas vu un matin à l’apéritif : « Il n’était pas là ». Pour Philoxène Bisson, il n’a pas résisté à la suppression de l’absinthe... Mais c’est aussi la mode des cocktails, qu’il boit en compagnie d’Alphonse Allais et de Paul-Jean Toulet.
Autoportrait, caricature et photographie
Apollinaire a décrit ses itinéraires et aussi son intérieur où il rangeait ses collections (un étrange collectionneur). Cette célébrité dont la presse colporte les bons mots (comme « La campagne est inhabitable, car les poulets s’y promènent tout crus »), interrogé sur tout (le code vestimentaire, les chapeaux bicolores ou les élections), est un des hommes les plus écoutés, selon Comœdia.
Il masqua sa sensibilité sous les provocations (Le Gaulois, Le Figaro). A trop écrire dans les journaux, il a peut-être gâché son talent d’écrivain (Gabriel Reuillard) ou n’était qu’un génial imitateur (Gaston de Pawlowski). Pour Apollinaire, on se souviendra de lui, non pour son style, mais parce que c’était l’un des derniers boulevardiers. En effet, indéniablement lié aux cafés littéraires du boulevard, il sera évoqué avec nostalgie tout au long de la disparition de cette géographie littéraire dans les années trente et quarante (Le Journal en 1936 et 1941).
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