Marie Wilbouchewitch-Nageotte, la première chirurgienne
Née dans une famille de la bonne bourgeoisie russe, Marie Wilbouchewitch (1864-1941) quitte son pays natal en 1882 afin d'entamer des études médicales en France.
La prédominance des étudiantes slaves
Lorsque l’on consulte les statistiques de la Faculté de médecine de Paris pour l’année 1883, on compte 78 femmes dont 13 Françaises sur un total de 4000 étudiants. Les 65 autres sont majoritairement russes ou américaines. Cette prédominance slave va même se confirmer en 1887 avec la présence de 70 Russes ou Polonaises. En effet, en 1872 la Faculté de médecine de Saint-Petersbourg ouvre des cours de médecine pour former des sages-femmes pendant quatre ans. L’affluence des candidates est telle que l’on doit alors fixer des quotas. En 1876, ces études sont modifiées et assimilées à un cursus médical complet menant au titre convoité de femmes-médecins. En 1877, l’organisation de ces cours est déléguée à un hôpital local. En 1882 ces cours sont supprimés et seules celles ayant entamé leur cursus sont admises à le terminer jusquà la date butoir de 1886. Les autres étudiantes émigrant en France peuvent alors bénéficier d’une équivalence de diplômes entre les deux pays.
Charcot l'ambivalent
Jean-Martin Charcot - que l'on peut apercevoir ci dessus debout devant la candidate - fait partie de ceux qui ont voté pour l’admission des femmes à la Faculté de médecine de Paris. Mais quelques années plus tard, peut-être effrayé par la progression inéluctable des femmes dans la carrière médicale, il semble avoir changé d’avis. En effet, membre du jury devant lequel la Polonaise Caroline Schultze soutient sa thèse: La Femme médecin au dix-neuvième siècle , il déclare :
Voila les femmes médecins, maintenant: du premier coup elles convoitent les places d’interne dans nos hôpitaux. Elles veulent exercer la médecine dans les grandes villes, et elles se gardent bien d'aller soigner les malades de nos campagnes. Ces prétentions sont exorbitantes, car elles sont contraires à la nature même des choses. Elles sont contraires à l’esthétique... Les femmes médecins pensent à elles beaucoup plus qu'à l’ humanité. Elles aspirent à prendre le premier rang, les places lucratives. Cependant, j’en conviens. elles pourraient être utiles comme surveillantes dans nos hôpitaux. Mais elles sont trop ambitieuses... Je conclus : les femmes médecins n'ont pas d’avenir et elles ne seront jamais que l’exception !
En 1889, Alexandrine Tkatcheff dans son article La parole aux accusées réfute les arguments avancés par le professeur aux positions ambivalentes en défendant ardemment la cause de ses consoeurs et compatriotes exilées en France.
La première vraie interne
A cette époque pour accéder à l’externat il faut réussir un concours d’entrée, suivre trois ans d’études à l’issue desquelles on repasse un deuxième concours pour être autorisé à continuer. Marie Wilbouchewitch réussit le premier concours en 1884, le deuxième en 1887. Elle échoue au concours de l’internat en 1887 mais réussit en 1888. Certes, Augusta Klumpke est la première femme interne en France en 1886, mais elle démissionne peu de temps après son mariage. C'est donc Marie, deuxième femme à réussir ce concours qui achèvera le cursus des quatre ans d’études. Elle épouse en 1891 son confrère Jean Nageotte. Il s’écoule ensuite douze ans avant qu’une troisième étudiante, Marthe Francillon ne réussisse l’internat en 1900. Pendant toutes ces années de formation, Marie Wilbouchewitch est nommée dans les services de médecine et chirurgie infantiles de Georges Felizet à l'Hôpital Tenon, puis de Louis-Alexandre de Saint-Germain à l'Hôpital des enfants malades.
Orthopédiste pédiatrique
En 1893, elle devient docteur en médecine après avoir soutenu sa thèse: Traitement antiseptique des brûlures. Trouvant les méthodes de désinfection insuffisantes, elle a l'idée d’étendre son application à la zone voisine de la brûlure : cela permet une meilleure cicatrisation. Elle se consacre pendant 25 ans à la pédiatrie et devient une contributrice très active de la Société de pédiatrie de Paris. Elle est chargée du service d’orthopédie à l’Hôpital des Enfants-Malades et y dirige une salle de gymnastique médicale de 1895 à 1920. Elle publie un ouvrage sur le sujet :
A cette époque le traitement des déviations de la colonne vertébrale (scolioses, cyphoses) devient un enjeu de santé publique et les contributions de l'orthopédiste sont accueillis très favorablement.
Orthopédie : détorsion du tronc, 1902 (Collections de la BIU Santé).
De 1914 à 1919, souhaitant se rendre utile, elle décide de redevenir chirurgienne et assiste bénévolement le professeur Adolphe Jalaguier, chirurgien et médecin principal à l’Hôpital militaire du Val de Grâce.
Docteur Jalaguier : [photographie, tirage de démonstration] / Atelier Nadar, 1900-1916
Pourtant les préjugés ont la vie dure...
En 1928, le médecin Charles Fiessinger interviewé ose encore affirmer de façon péremptoire :
Un médecin doit faire preuve de sang-froid. La femme en a jusqu'à ce qu'il arrive quelque chose. Elles s'acquittent très bien des opérations normales, mais une circonstance imprévue les laisse désemparées. Celles qui disent « Ne perdons pas la tête, soyons calmes » s'affolent encore plus facilement que les autres. La profession médicale exige une grande force physique. La femme en est souvent dépourvue. Pour préparer les examens de l'internat, il lui faut, en moyenne, une année de plus qu'à l'homme. Cela ne veut pas dire qu'elle soit moins intelligente que l'homme, mais son intelligence, organisée différemment, est analytique. Les détails, les minuties, les mille devoirs d'hygiène lui conviennent. Elle les remplit le mieux du monde. La femme est désignée pour soigner les enfants et les femmes. Elle fait une excellente pharmacienne. Faut-il dire qu'il lui manque le tour d'esprit philosophique et que la médecine est une science philosophique ? […] Parlons maintenant de la volonté. Ce n'est pas la qualité dominante de la femme.
Fiessinger, Charles (Collection de la Bibliothèque de l'Académie nationale de médecine)
Marie Wilbouchewitch-Nageotte reste dans l’histoire de la médecine française comme la première femme à avoir suivi les études complètes de l’internat. Tout se passe comme si ses dix ans de pratique de la chirurgie avaient été occultés puisque de facon très injuste c'est à l'Américaine Emily Dunning Barringer que l'on attribue quelques années plus tard le titre de première chirurgienne.
Pour aller plus loin :
- Billet de blog Gallica sur Augusta Klumpke-Déjerine
- Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité. Voir tous les billets de la série.
- L'accession des femmes aux études de médecine en France (1870-1900) : conférence du jeudi 3 février 2011 / Simone Gilgenkrantz ( extrait sur les Russes à partir de 00.14 : 40 ; extrait sur Schultze et Charcot à partir de 00.37 : 06)
- Orthopédie populaire dédiée aux personnes philanthropes in Exposition Sciences pour tous
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