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Cosmos d'Alexander von Humboldt (1/2) : un savant cosmopolite

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23 avril 2024

Savant majeur du XIXe siècle, Alexander von Humboldt peut être considéré comme un précurseur d’une science totale qui prend aujourd’hui le nom d’écologie. Sa dernière œuvre, Cosmos, donne à lire cette ambition totale. Le manuscrit se trouve dans les collections de la BnF. Retour sur l’itinéraire d’un savant et d’un document exceptionnels.

Atlas du cosmos d'après Humboldt, par Vuillemin, 1867

Né la même année que Napoléon et mort tandis que paraissait l’œuvre capitale de L’origine des espèces de Darwin, Alexander von Humboldt (1769-1859) a été considéré par ses contemporains comme aussi célèbre que le premier et fut dans le parcours du second une figure décisive. Pourtant le nom de Humboldt semble aujourd’hui aussi lointain que la mer (c’est-à-dire l’étendue noire de basalte) qui porte son nom sur la Lune.

Alexandre de Humboldt, portrait gravé d'Ambroise Tardieu d'après Steuben, vers 1830. Muséum national d'histoire naturelle

Pourtant, au XIXe siècle, Alexander von Humboldt est le savant absolu, l’esprit des Lumières et le génie du Romantisme harmonieusement mêlés.  Dans une même œuvre ce sont la science et la sensibilité qui s’unissent pour élever l’esprit et étendre le savoir et l’attention aux phénomènes du monde pris dans leur totalité, c’est-à-dire comme cosmos. À regarder à presque deux siècles de distance la vie passionnante et presque romanesque de ce savant explorateur, à découvrir l’ampleur de ses curiosités et de ses découvertes, on peut s’étonner du peu de visibilité dont il bénéficie, même dans le domaine de la géographie à laquelle il contribua tant.

Le Panthéon Nadar. Le célèbre photographe, mais aussi caricaturiste, fait apparaître Humboldt dans ce panthéon consacré aux gloires françaises en 1854, au côté de Hugo, Lamartine, George Sand ou Alexandre Dumas.

Ce savant si lié à la France, puisqu’il y passa plus d’un tiers de sa vie et écrivit la majorité de son œuvre en français, est ainsi passé en un siècle de la gloire à un quasi anonymat. L’anti-germanisme qui affecta l’histoire des sciences à partir de la guerre franco-prussienne de 1870 n’explique pas vraiment cette éclipse. Il faut probablement plutôt en chercher l’explication dans son rôle de précurseur (c’est aujourd’hui que sa vision du monde prend tout son sens) et de passeur (il n’a pas inventé de théorie mais fait des découvertes et en a rendu d’autres possibles).

Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de la bibliothèque. (…) Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maîtres anciens et modernes, c’est-à-dire tout ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu’à Michelet, depuis Rabelais jusqu’à madame Sand. (…) Je vis là tout le Humboldt, tout l’Arago, les travaux de Foucault… 
Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris : Jules Hetzel, 1871, p.76
 

Si aujourd’hui en France le nom d’Alexander von Humboldt semble oublié, il y fut donc célébré comme l’un des plus grands personnages de son temps. La relation d’Humboldt à la France est en effet remarquable. C’est en 1790, jeune étudiant d’une vingtaine d’années, qu’il rejoint un Paris révolutionnaire tant sur le versant politique que scientifique. Cette rencontre lui inspira un idéal politique en même temps qu’un attachement profond à la communauté des savants parisiens et au renouvellement des sciences qui se met en place. Épris de liberté politique et intellectuelle, Alexander von Humboldt luttera toute sa vie, en Amérique latine comme dans sa Prusse natale pour l’abolition de l’esclavage en même temps que pour la poursuite d’un idéal d’émancipation par les connaissances.

Alexandre de Humboldt, Essai politique sur l'île de Cuba, 1826. BnF, Réserve des livres rares

C’est dans ses jeunes années qu’il tissa en France les liens d’une sociabilité scientifique qui se renforça au fil des ans. Il est ainsi remarquable que ce savant prussien fut élu non seulement président de la très cosmopolite Société de géographie mais aussi membre de la très française Académie des sciences.
Les chimistes Gay-Lussac et Berthollet et surtout l’astronome François Arago furent ses amis, avec qui il développa une riche correspondance. La France fut pour Alexander von Humboldt, cosmopolite et polyglotte, un pays privilégié pour développer ses idées et échanger avec un grand nombre de savants. C’est pourquoi, de retour de l’exploration de cinq ans aux Amériques réalisée avec le botaniste français Aimé Bonpland, il écrivit directement en français les trente tomes relatant ses observations et découvertes.
 

Humboldt à Quito en 1802, reproduction de tableau. Société de géographie

Le lien d’Humboldt à la France lui vient de sa mère, Marie-Elisabeth Colomb, huguenote d’origine française dont la famille avait émigré en Prusse au XVIIe siècle à la suite de la révocation de l’édit de Nantes. Dans l’éducation intellectuelle et affective de Humboldt, la langue et la culture du pays qui se revendique pays des Lumières furent ainsi prégnantes dès son enfance.
Ce mouvement des Lumières qui prend toute son ampleur dans la seconde moitié du XVIIIe siècle est décisif dans la formation de l’esprit de Humboldt et explique son approche du cosmos et des sciences qui le remettent à l’honneur. C’est à cette époque que les sciences modernes commencent à se constituer comme disciplines indépendantes tout en restant unies dans un projet d’encyclopédisme, qui doit se réaliser dans des institutions rénovées, des écoles aux universités en passant par les bibliothèques. C’est que les frères Humboldt découvrent en France.
Difficile en effet, de séparer les deux frères, Alexander et Wilhelm, si souvent associés car si proches, bien que se consacrant à des savoirs très différents.

Guillaume de Humboldt, De l'origine des formes grammaticales..., Paris, 1859. BnF, Littérature et arts

Car si Alexander révolutionna les sciences naturelles en posant les bases de la géophysique, son frère aîné Wilhelm von Humboldt, qui partageait cet attachement à la France et à l’esprit des Lumières, se consacra de son côté à formaliser l’étude de la structure des langues, fondant les débuts de la linguistique.

Lettres de Wilhelm von Humboldt  à Champollion, BnF, Manuscrits, NAF 20357, f.257. Champollion fut présenté par Alexander à son frère Wilhelm. Celui-ci discuta puis soutint les hypothèses du déchiffreur des hiéroglyphes égyptiens.

Pour ces esprits universalistes, cette même passion positive du savoir devait s’incarner dans des institutions. C’est ainsi sous l’impulsion de Wilhelm von Humboldt, que naît la première université de Berlin, fondée en 1809, et qui porte depuis 1949 le patronyme des deux frères. Berlin doit aussi à Wilhelm von Humboldt son Altes Museum (1830), tandis que le Neues Museum (1855) s’établit sous l’influence intellectuelle de son frère.
 

L'Université de Berlin, photographie de W. Hermes, 1884. Société de géographie

 C’est donc comme l’un des derniers savants encyclopédistes qu’Alexander von Humboldt s’intéressa à toutes les sciences. Bien que suivant d’abord une formation de géologue à l’école des Mines de Freiberg, Humboldt s’est initié tout au long de sa vie à un ensemble de sciences, certaines encore émergentes ou qu’il contribua à fonder (comme la sismologie). Au cours de sa longue vie (il mourut à 89 ans), il fut à la fois géographe et géologue, anthropologue et physicien, chimiste et astronome, économiste et historien, météorologue et ethnologue, minéralogiste et océanographe, apportant dans chacune de ces sciences des éléments nouveaux et décisifs.

Alexander von Humboldt, Cosmos : essai d'une description physique du monde (trad. H. Faye), Paris : Gide et J. Baudry, 1855, préface, p.II

Mais si dans ses expéditions Humboldt s’occupa aussi de botanique et de zoologie, en relatant ses découvertes il s’attacha toujours à le faire dans une forme agréable et accessible, ayant comme éthique scientifique de ne pas s’adresser qu’à une communauté précise de savants, mais dans l’idéal d’un savoir accessible à tous (selon le mot de Kant : « ose savoir »).


 

Alexander von Humboldt et Aimé Bonpland, Recueil d'observations de zoologie et d'anatomie comparée [...], Paris, 1811, titre et planches. BnF, Arsenal

Ce regard pénétrant et cette prose enthousiaste seront un modèle pour le jeune Charles Darwin, qui inspiré par la démarche et le récit en sept volumes du Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent de Humboldt, prendra à son tour place dans une expédition scientifique, celle du Beagle. L’expédition le mena lui aussi en Amérique latine, puis, plus loin encore, en Australie. Il rapporta de cette expédition des observations dont il livra l’exposé dans un récit scientifique et littéraire à la manière de Humboldt, mêlant à son tour géologie et zoologie. C’est surtout au cours de ce voyage essentiel que se formèrent les idées qui le conduisirent à élaborer sa théorie de l’évolution.

Voyage d’Alexander von Humbolt en Amérique. Dossier Gallica « Les Essentiels »

L’influence de Humboldt sur les scientifiques de son temps est ainsi immense et ses apports sont considérables dans tous les domaines qu’il a abordés. Son nom se retrouve tant pour qualifier des manchots, des plantes, qu’un courant marin, mais aussi des montagnes, des rivières, faisant de "Humboldt" l’un des noms scientifiques les plus présents sur tout le globe. Mais c’est bien son étude de la Terre comme organisme vivant en interaction avec tous ses éléments qui suscite l’intérêt aujourd’hui, le réévaluant comme un précurseur de l’écologie et de l’hypothèse Gaïa avancée par le climatologue James Lovelock et la microbiologiste Lynn Margulis. La mise en lumière, dans ses études, des conséquences de l’action humaine sur le milieu est, en plein XIXe siècle, une perspective nouvelle et spectaculaire ; trop novatrice sans doute, puisqu'elle n’ouvrit pas alors de nouvelles études du même genre.
C’est lors de son exploration au Venezuela qu’Alexander von Humboldt fut amené à mettre en relation le facteur humain et l’environnement. Mis au courant de la baisse du niveau d’eau du lac de Valencia, Humboldt sut corréler cette baisse à la déforestation et au détournement de l’eau pour les systèmes d’irrigation, dans une monoculture coloniale qui entraînait l’infertilité des sols mais aussi l’incapacité de ceux-ci à retenir l’eau. 
 

Lac de Valencia (laguna de Tacarigua), sur la Carte particulière du gouvernement de Venezuela, par Jean-Baptiste d'Anville, 1730. BnF, Cartes et plans

C’est ici tout le rôle humain dans le cycle de l’eau, et ses conséquences pour la terre comme pour le vivant, qui sont mis en exergue à travers des observations adossées à des mesures précises et à des comparaisons avec des relevés internationaux, que Humboldt utilise de manière innovante. La science se doit d’être cosmopolite et les données doivent être comparées à l’échelle du globe pour comprendre localement les phénomènes. À une époque où les géographes ne s’intéressaient principalement qu’aux relevés physiques et géologiques, Humboldt propose un modèle de connaissance où la Terre devient un ensemble physique total dont on ne peut étudier séparément les éléments.

Les tendances à fractionner indéfiniment l’ensemble de nos connaissances est un écueil que le philosophe doit savoir éviter, sous peine de s’égarer dans la foule des détails accumulés par un empirisme souvent irréfléchis. 

Aujourd’hui, avec le changement de paradigme scientifique à la portée sociale et politique liée à l’écologie et à la période que certains géologues ont pu qualifier d’anthropocène, cette méthode de Humboldt fait singulièrement sens. Si le XIXe et le XXe siècles ont vu les sciences s’autonomiser et se spécialiser, Humboldt rejoint la perspective actuelle : les savoirs entrent en résonance les uns avec les autres pour restituer un système complexe où la Terre et l’ensemble du monde physique – organique et inorganique – se constitue dans des dynamiques d’interaction. Cette approche conjointe fonde un savoir total que Humboldt a désigné sous le terme de « cosmos », titre de sa dernière œuvre. C’est en faisant entrer en relation les sciences les unes avec les autres que l’on comprend mieux les phénomènes : telle est sa démarche qui anticipe, déborde et dépasse ce que l’on appelle désormais la perspective écologique – terminologie inventée par son compatriote Ernst Haeckel en 1866.

Les connaissances spéciales, par l’enchaînement même des choses, s’assimilent et se fécondent mutuellement. 
Alexander, von Humboldt, Cosmos : essai d'une description physique du monde, traduit par Henri Faye, tome I, p. II

Tableau par M. E. Chevreul de la distribution des connaissances pour l’Atlas du Cosmos, contenant les cartes géographiques, physiques, thermiques... applicables à tous les ouvrages de sciences physiques et naturelles et particulièrement aux oeuvres d'Alexandre de Humboldt et de François Arago…, Paris, L. Guérin 1867. BnF, Sciences et techniques

C’est l’histoire de l’écriture de ce Cosmos, qui rassemble la perspective de Humboldt dont nous avons éclairé les enjeux, que nous raconterons dans un prochain billet. 

 

 

 

 

 

 

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