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Les intellectuels italiens dans la Grande Guerre

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16 mai 2018

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Entre août 1914 et mai 1915, les intellectuels italiens se livrent à un violent débat sur l’opportunité de faire entrer le pays dans le premier conflit mondial. Pour les Futuristes, le groupe le plus virulent, la guerre est même une nécessité vitale qui ne peut plus être différée.

Pendant les dix mois de neutralité que connaît l’Italie entre août 1914 et mai 1915, la majorité des représentants parlementaires (libéraux, républicains, socialistes, catholiques…) et des intellectuels, parmi lesquels se détache la figure du philosophe et historien Benedetto Croce, est nettement défavorable à la guerre ; elle doit cependant faire face à une minorité d’interventionnistes, très active et, parfois, virulente dans ses propos.
Il faut rappeler que l’un des facteurs les plus surprenants de la période qui précède le premier conflit mondial, est l’enthousiasme avec lequel de nombreux intellectuels européens (songeons à Thomas Mann et à ses réflexions sur la guerre, Gedanken im Krieg, 1914 ) adhèrent à l’idée que la guerre est un événement nécessaire à la régénération d’une humanité lasse et décadente.
En Italie, les plus connus sont certainement les jeunes futuristes, incarnés par le tonitruant Filippo Tommaso Marinetti qui, dès le 20 février 1909, dans le fameux "Manifeste du Futurisme" publié dans Le Figaro ), présente la guerre comme "seule hygiène du monde".

Les futuristes ne sont que la pointe avancée d’une nouvelle génération d’intellectuels issue des couches de la petite bourgeoisie qui peine à trouver sa place dans une société dominée par l’aristocratie, la grande industrie et le prolétariat des grandes villes. Cette nouvelle génération d’intellectuels est celle des années 1880.

 

Elle polémique ouvertement avec les "anciens", plus précisément les intellectuels nés dans les années 1850-60 tels que Gabriele D’Annunzio (qui se portera volontaire en 1915), Luigi Pirandello, Italo Svevo, coupables, à leurs yeux, d’être les porte-paroles culturels d’une société patricienne-bourgeoise, corrompue et étriquée, dont l’Italietta (1) de G. Giolitti est l’expression. La revue La Voce, paraît en 1908 par la volonté de l’écrivain Giuseppe Prezzolini.
Elle offre un espace de communication à cette nouvelle génération d’intellectuels se donnant comme programme de  rajeunir les arts et lettres italiens et de renouveler la classe dirigeante, jugée incapable de comprendre les enjeux de l’ère moderne. Mais, à partir de 1913, les positions se radicalisent. Les nationalistes militants les plus véhéments migrent alors vers une nouvelle feuille : "Lacerba". (2)
Née comme revue d’avant-garde artistique sous la direction des écrivains G. Papini et Ardèngo Soffici, cette revue devient farouchement politique  jusqu’à sa disparition en 1915, tandis que La Voce abandonne sa vocation politique et se replie sur le pur domaine littéraire.
La nébuleuse de l’interventionnisme, loin d’être homogène, compte en son sein des personnalités aux parcours politiques très divers. A l’opposé des nationalistes se situent les démocrates tels que les socialistes Gaetano Salvemini, historien, fondateur, en 1911, du quotidien “L’Unità” et Leonida Bissolati, qui deviendra ministre de l’assistance, en 1916, dans le gouvernement V. E. Orlando. Pour ces derniers, comme pour les irrédentistes et un bon nombre d’intellectuels progressistes (les frères Stuparich, Scipio Slataper, Emilio Lussu...), le conflit est perçu comme un moyen d’en finir avec l’Empire austro-hongrois, le bellicisme prussien et d’achever le processus d’unification de la péninsule entamé avec le Risorgimento.  
Il faut également mentionner les interventionnistes qui se rattachent à la figure de G. Garibaldi et qui, dès 1914, se mobilisent et rejoignent l’armée française. D’autres intellectuels, sans appartenance politique précise, conscients des enjeux liés aux modifications de l’échiquier européen, se résignent à la guerre. C’est le cas du grand critique littéraire Renato Serra, et de l’écrivain Carlo Emilio Gadda et de beaucoup de catholiques qui, la guerre déclarée, optent pour l’engagement patriotique aux dépens de leur foi.
Le panorama ne serait pas complet sans la mention des syndicalistes révolutionnaires dont les plus connus sont  certainement Benito Mussolini et Filippo Corridoni. Convertis à la nécessité de la guerre après l’échec des grèves de la “semaine rouge” (3) de 1914, ils fondent chacun leur propre mouvement  interventionniste appelé “fascio”, le but étant de préparer les masses à la révolution socialiste. Si la vie de F. Corridoni prend fin en 1915, lors d’une bataille sur les hauts-plateaux du Carso frioulan, la carrière politique de Benito Mussolini, désormais directeur de Il Popolo d’Italia,  ne fait que commencer.
Nous y reviendrons lors du prochain - et dernier - billet consacré à l’Italie dans la Grande Guerre.

Emanuela Prosdotti
Chargée de collections en histoire de l’Italie
Département Philosophie, histoire, sciences de l’homme

(1) Pour les nationalistes et interventionnistes, l’Italie de G.Giolitti était un pays sans ambitions, d’où le diminutif utilisé de manière péjorative.
(2) Le titre de “Lacerba” s’inspire du poème de Cecco d’Ascoli, “L’Acerba”, daté de 1327, qui revendiquait, déjà à l’époque, la pleine autonomie de l’art, le “génie” de l’artiste et la liberté de parole.
(3) Insurrection populaire qui eut lieu, à Ancône, pendant la semaine du 7 au 14 juin 1914. Elle se propagea ensuite à toute la région des Marches, à la Toscane et à l’Émilie-Romagne.

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