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Camus journaliste

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4 avril 2024

L’activité journalistique d’Albert Camus illustre son sens de l’engagement avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Il utilise la presse comme peu d’écrivains l’ont fait pour dénoncer les injustices et les violences de son temps. Il devient l’une des voix emblématiques de la Résistance dans les colonnes du journal Combat.

« Albert Camus à Alger en 1937 », Christiane Chaulet-Achour, Albert Camus, Alger, Atlantica, 1998

Des débuts marquants à Alger républicain

Il collabore à Alger républicain à partir d'octobre 1938, grâce à sa rencontre avec Pascal Pia, directeur de la publication et journaliste talentueux ayant déjà officié au Progrès de Lyon et à Ce Soir. La chance de Camus réside dans le manque de moyens du journal, Pia étant obligé de recruter des journalistes débutants au salaire forcément moins élevé que celui d’un professionnel chevronné.

René Prouho : Alger, vue générale prise de la casbah, 1929

Camus embrasse la carrière avec enthousiasme, plusieurs années avant de publier ses premiers textes littéraires et philosophiques. Né en Algérie en 1913 dans un milieu très modeste pendant la période de colonisation française, il ressent le besoin de dénoncer l'injustice et la misère dans laquelle vivent les populations locales, de rendre visible la corruption, les abus de pouvoir et de donner la parole aux victimes. La ligne éditoriale du journal est progressiste et indépendante et s’adapte au cadre dans lequel Camus souhaite exercer sa profession.

Le 1er décembre 1938, il publie un reportage intitulé « Ces hommes qu’on raie de l’humanité », emblématique de son style et de ses préoccupations. Camus y relate sa visite d'un bateau de transport pénitentiaire sur lequel se trouvent des détenus en transit. Le regard qu’il porte sur eux est sans illusion mais il insiste toutefois sur l’importance de ne pas leur dénier leur part d’humanité.
Le 10 janvier 1939 sa « Lettre ouverte au Gouverneur général » concerne l’affaire Hodent : cet agent technique est accusé d’avoir détourné des quantités de blé au détriment des cultivateurs et de les avoir négociées à son profit. Elle permet à Camus d’obtenir la liberté provisoire de l’accusé, jusqu’alors détenu de manière abusive avant son procès, en respect de la présomption d’innocence.
Le 4 février 1939 paraît le premier d’une série d’articles sur « l’affaire Hodent ou les caprices de la justice ». Le reporter effectue un travail d’enquête minutieux pour prouver l’innocence de l’accusé à quelques jours de l’ouverture de son procès. Le 23 mars 1939 le verdict est rendu : Hodent est innocenté.

Alger républicain, 5 juin 1939

Du 5 au 15 juin 1939, Camus, désormais journaliste dépêché sur le terrain, publie une série de reportages intitulée Misère de la Kabylie. Il y dénonce les frustrations et les humiliations de la population, employant des titres évocateurs pour décrire leur situation : «Un peuple qui vit d’herbes et de racines » (6 juin 1939),  « Les salaires insultants : 6 à 10 francs par jour pour 12 heures de travail. » (8 juin 1939). Il traite également de l’habitat (9 juin), de l’assistance médicale (10 juin) et de l’enseignement (11 juin). Camus conclut son reportage par une suite de propositions pour sortir la région et ses habitants de la misère qui forme le quotidien des Kabyles (14 juin 1939).
Le contenu de ces articles fait réagir la presse conservatrice. La Dépêche algérienne, sous la plume de son rédacteur en chef Roger Frison-Roche, fait paraître une série d’articles à partir du 8 juin 1939 intitulés Kabylie 39 et qui dressent un portrait beaucoup plus flatteur de l’œuvre colonisatrice de la France.
Alger républicain subit censure et harcèlement de la part du gouvernement qui se méfie de sa ligne éditoriale. Il cesse de paraître en octobre 1939.

Camus, en même temps que Pascal Pia, effectue un bref passage au Soir républicain qui lui succède avant que le gouvernement ne mette fin également à l’existence du journal le 10 janvier 1940.

La parenthèse Paris-Soir

Camus quitte Alger pour Oran, puis Paris en mars 1940. Après une brève période de chômage, il retrouve un emploi, grâce à l'aide de Pia, à Paris-Soir, comme secrétaire de rédaction, et plus précisément comme correcteur. Il réprouve la ligne éditoriale du journal qu'il juge inconstante et plus soucieuse de satisfaire le goût de son lectorat que de défendre de solides convictions : le journal est tour à tour proche du Front populaire, puis munichois puis maréchaliste. Camus souffre de devoir travailler dans cette presse qui n'a d'autre valeur que celle de plaire à ceux qui la font vivre.

Paris-soir, 17 juillet 1940

Le 13 juin 1940, Paris-Soir abandonne la capitale devant l'avancée des troupes allemandes pour déménager à Clermont-Ferrand puis Lyon. Son licenciement du journal agit sur lui comme une sorte de libération. Début janvier 1941, il repart à Oran et traverse une nouvelle période d'inactivité journalistique.

Combat, l’expérience clandestine fondamentale

Peu avant son retour à Paris, Gaston Gallimard publie L'Etranger en mai 1942 et Le Mythe de Sisyphe en octobre de la même année.

Le journal Combat est édité clandestinement à Lyon à partir de 1941 et prend le nom du mouvement de résistance. Camus commence à y collaborer à partir de 1943, se chargeant tout d'abord de la pagination puis de la rédaction des éditoriaux. Il forme à nouveau un duo journalistique avec Pascal Pia, comme au temps d'Alger républicain. Pia dirige le journal et Camus en est le rédacteur en chef.
Sur la forme, son style clair et incisif s'adapte parfaitement à l'exercice. Sur le fond, la portée de ses propositions va beaucoup faire pour la renommée du mouvement de résistance. Dans l’éditorial du n°55 de mars 1944 intitulé « A guerre totale résistance totale » Camus exhorte ses compatriotes à rejoindre le mouvement de résistance à l’occupant allemand.

Combat, n°55 de mars 1944

58 numéros sortent dans la clandestinité, de 1941 jusqu'en août 1944. A partir du numéro 59, le journal est distribué librement. Camus continue à y participer jusqu'en juin 1947.
Il devient l'une des voix prônant une réforme des institutions dans la France d'après-guerre. Il prend notamment parti en faveur de l'abolition de la peine de mort (Combat, 20 novembre 1946 : Ni victimes, ni bourreaux. Sauver les corps).
La série d’articles « Ni victimes, ni bourreaux » du 19 au 30 novembre 1946 se présente d’ailleurs comme une véritable réflexion sur la violence, après des années de conflits meurtriers et destructeurs. Il est l’un des rares à dénoncer l’utilisation de la bombe atomique sur Hiroshima dans son éditorial du 8 août 1945 :

« Nous nous résumerons en une phrase : la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif et l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. »

Il s'oppose également à l'épuration radicale voulue par certains. Toutefois, s’il en condamne les excès, il la trouve nécessaire pour pouvoir rebâtir de nouvelles fondations. Il polémique à distance sur ce sujet avec un autre célèbre éditorialiste au Figaro, François Mauriac. Celui-ci, fidèle à ses valeurs chrétiennes, privilégie la charité qui conduit au pardon et à la « réconciliation de la France ». (Le Figaro, 19 octobre 1944). Camus, en tant qu’humaniste athée, demande l’application de la justice et appelle à « la rénovation de la France. » (Combat, 5 janvier 1945).

« Camus reçoit à Combat en 1945 la visite du commandant de la Brigade Alsace-Lorraine André Malraux », Pol Gaillard, Albert Camus, Bordas, 1973

Camus retourne également en Kabylie, en avril et mai 1945, pour une série de reportages qui sont une suite à ceux qu'il avait publiés en 1938 dans Alger républicain. Il souhaite voir comment évolue le sort des populations arabes.
Le mécontentement est de plus en plus palpable. Les manifestations se multiplient, suivies de répressions violentes, annonçant ce qui allait devenir une guerre d'indépendance.
Six reportages paraissent dans Combat les 13-14 mai, 15-16 mai, 18 mai, 20-21 mai et 23 mai 1945. Le titre du dernier article résume dans une certaine mesure la pensée de son auteur : « C’est la justice qui sauvera l’Algérie de la haine ».
Camus et Pia quittent le journal en 1947, refusant de subir les conséquences d'une entrée de capital qui risquerait d'affaiblir l'indépendance de sa ligne éditoriale.

L’Express, la tribune libre

Il reprend contact avec une activité journalistique régulière en 1955 en collaborant un peu moins d'un an à L'Express. Il revient au journalisme en tant qu’intellectuel engagé et reconnu. Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud ouvrent les colonnes de leur magazine inspiré par la presse américaine à des signatures prestigieuses du monde de l’art et de la culture dont Camus fait désormais parti. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1957.
Les contenus évoqués ci-dessous sont sous droits mais consultables sur Gallica Intramuros, dans les emprises de la BnF.
Dans sa chronique du 30 décembre 1955, il soutient publiquement Pierre-Mendès France, le désignant comme le candidat le plus apte à résoudre la situation en Algérie.
Appelant au sens de la mesure et alertant sur le désir de simplification qu’entraîne la situation d’affrontement en Algérie, il écrit, dans un éditorial du 21 octobre 1955 intitulé « La bonne conscience » : « Pour parler d’abord de la métropole, tout se passe comme si le juste procès, fait enfin chez nous à la politique de colonisation, avait été étendu à tous les Français qui vivent là-bas. A lire une certaine presse il semblerait vraiment que l’Algérie soit peuplée d’un million de colons à cravache et à cigare, montés sur Cadillac.»
Ne privilégiant aucun des deux camps qui s’affrontent, proposant une solution qui ne peut, semble-t-il, satisfaire ni les colonisateurs ni les colonisés, Camus finit par se retrouver isolé et critiqué par les deux bords.
Que gagne-t-on à descendre dans l’arène pour commenter l’actualité ? Un éditorial de Camus du 8 octobre 1955 intitulé « Sous le signe de la liberté » donne une réponse qui éclaire le parcours journalistique qui est le sien depuis Alger républicain :

« La liberté est un cri, suivi d’une longue peine, non un confort, ni un alibi. Mais ainsi définie, elle doit être épousée sans partage. C’est pourquoi, à l’heure où, loin d’être épousée, elle se trouve au contraire trahie de toutes parts, et jusque dans le camp qui jusqu’ici lui fut fidèle, il n’est peut-être pas mauvais qu’un écrivain, à la fois solitaire et solidaire de la cité, dise tout droit sa conviction réfléchie et déclare qu’il combattra librement, dans ses articles, pour la liberté d’abord. »

Combat, 3 août 1950

Pour aller plus loin :

Maria Santos-Sainz, Albert Camus, journaliste
Albert Camus, À "Combat" : éditoriaux et articles, 1944-1947

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