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Être peintre : Elisabeth Vigée Lebrun (1)

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7 juin 2022

Elisabeth Vigée Lebrun (1755-1842) connaît une longévité exceptionnelle conjuguée à un destin hors du commun relaté dans ses Souvenirs. Un destin où vie et peinture ne font qu’un. Félicité, renommée, peines et cruelles désillusions jalonnent son glorieux parcours construit sur le socle d’un monde balayé par la Révolution.

De Madame Vigée Lebrun, il a été amplement écrit : des Souvenirs en trois volumes aux multiples sources biographiques et iconographiques sans compter l’exposition au Grand Palais en 2016 qui lui rend hommage et sa place attitrée parmi les Peintres femmes, 1780-1830 au Palais du Luxembourg en 2021, la vie d’Elisabeth Vigée Lebrun connaît une postérité largement documentée, analysée, citée en tant que portraitiste majeure de l’Ancien régime :

Biographies et articles lui sont abondamment consacrés dans Gallica. Elisabeth Vigée Lebrun y prend place parmi les Grandes françaises et atteint le rang des Reines du monde. Les Dames d’autrefois d’Henry Roujon donne toutefois à entendre une note un peu plus discordante dans ce concert de louanges :

Les Souvenirs d’Elisabeth Vigée Lebrun

Si quelqu’un a le droit de se peindre, c’est Madame Vigée Lebrun. (Souvenirs de Madame Vigée Le Brun, La France littéraire, 1835)

Portraitiste et mémorialiste, première femme artiste autobiographe du XVIIIème, Elisabeth Vigée Lebrun dans ses Souvenirs s’attache à mettre en scène une vocation irrésistible encouragée très jeune par un père adoré et perdu à douze ans. Jeune femme ravissante, gracieuse et aimable, peintre adulée de l’aristocratie, qui se presse devant son chevalet et dans son salon mondain, Elisabeth Vigée Lebrun ne peut répondre à toutes les demandes, malgré des journées entières consacrées à son travail. Très attachée à la monarchie française, la peintre devient à vingt-trois ans portraitiste de la reine : la faveur royale soutient son admission à l’Académie. Mariée sans véritable inclination à Jean-Baptiste Lebrun, marchand de tableaux dépensier et volage, l’artiste le quitte en 1789, chassée par la Révolution. Précédée d’un prestigieux carnet de commandes, confirmant un talent qui lui vaut l’honneur d’être membre de plusieurs académies, elle commence un long périple de douze ans et trois mois à travers les villes d’Europe, de l’Italie à la Russie, en passant par la Prusse. En 1802, rayée de la liste des émigrés, Elisabeth Vigée Lebrun finit par regagner la capitale. Désenchantée, déçue par le Consulat, elle reprend la route pour Londres puis la Suisse où elle s’adonne à la peinture de paysages avant de revenir à Louveciennes finir ses jours, entourée d’amis :

En réponse aux conseils de son entourage qui lui demande de témoigner sur le temps singulier d’un monde qui a sombré, Elisabeth Vigée Lebrun décide à soixante-quatorze ans de faire le récit de sa vie avant que d’autres ne s’en chargent. Durant dix ans, à partir de ses notes manuscrites, secondée dans son entreprise éditoriale par ses nièces et Aimé Martin, elle retrace un parcours en trois étapes chronologiques publié en 1835-1837, qui reçoit l’aval de la critique. Deux idées essentielles soutiennent son récit : transmettre à la postérité une image de femme peintre créée sous son contrôle et faire partager un sentiment profondément nostalgique de ce qu’a été pour elle la société d’Ancien Régime. Source de première main pour les biographes, l’ensemble forme un texte composite, un recueil de souvenirs où s’insèrent lettres, poèmes, notes, listes d’œuvres et portraits « de la plus aimable société que l’on puisse voir ». La lecture du début de la première des douze lettres adressées à la princesse Kourakine nous donne un aperçu du propos et du style adoptés dans ses mémoires :
 
En 1869, l’éditeur Charpentier produit un texte remanié des Souvenirs plus conforme à l’image que l’on se faisait d’une artiste d’Ancien régime. Depuis, de nouvelles parutions décryptent avec finesse l’ambition d’Elisabeth Vigée Lebrun, telle l’édition établie, présentée et annotée par Geneviève Haroche-Bouzinac. Dans le passé, d’autres femmes de lettres s’accordent à trouver en elle un exemple de réussite sociale et personnelle qui les conforte dans leur propre mérite. Parmi elles, Louise Colet s’emploie avec éloquence à glorifier le talent d’Elisabeth Vigée Lebrun dans un poème dédié dont voici la dernière strophe :
Poésies de Madame Louise Colet. A Madame Lebrun, 1877
On a pu croire par le bon côté que j’étais la femme la plus heureuse.
Le récit sans doute idéalisé d’une vie exceptionnelle à tout point de vue laisse cependant percevoir des épisodes de tourments et de peines :
Dans cette liste entre en bonne part le détournement de ses cachets de peintre au tout début de sa carrière au profit d’un beau-père avaricieux, le joaillier Le Sèvre, puis à celui d’un époux joueur et libertin qui dilapide ses revenus. Sans se révolter ouvertement de cette injustice d’ancien régime qui dénie à une femme mariée de disposer de son propre bien, Madame Lebrun prend le parti de se séparer de son mari, mettant fin à un mariage malheureux, tout en fuyant dans le même temps la Révolution :
 
Une autre source de tourment lui vient du refus de sa fille à agréer les projets de mariage que sa mère ambitionne. Du reste, Julie, en fréquentant les milieux libéraux, ne manque pas de la décevoir, ce qui finit d’altérer une relation jusque-là fusionnelle, comme en témoignent les nombreux tableaux de maternité heureuse et de Julie, sujets privilégiés de la peintre :
 
Dans le même ordre d’idées, l’opportunisme d’un frère préféré de la mère, au-delà du sentiment d’injustice, ne cesse de l’inquiéter. Etienne Vigée (Louis-Jean-Baptiste Etienne Vigée), poète, rédacteur de la Veillées des muses, auteur de comédies légères (1) (2) (3), lecteur du Roi puis révolutionnaire, membre de la Commune de Paris (en 1790), échappe de peu à la guillotine grâce à l’intervention de sa sœur.

Quant à sa carrière artistique dans le contexte du XVIIIème siècle, outre la mainmise abusive sur ses revenus de peintre, parvenir au plus haut sommet peut se révéler un véritable combat pour une femme. Il s’agit notamment de déjouer les calomnies, les jalousies - « Mr Ménageot peignait mes tableaux et jusqu’à mes portraits » -, les critiques et les rivalités.  De celle qui l’oppose à Madame Labille Guiard (1) et (2) et divise la société en deux camps ennemis, aucune allusion ne sera faite dans ses Souvenirs tant son animosité est forte à l’égard de sa rivale. Parvenue à la gloire malgré tous les obstacles, l’académicienne favorite de la reine voit son univers brusquement basculer. La Révolution vient brutalement détruire tout le brillant édifice bâti sur sa fidélité à une royauté garante de sa réussite et de sa reconnaissance. Sa réputation ternie par d’insidieuses calomnies réfutées dans ses mémoires lui donnaient pour amant le ministre des Finances Calonne (1), (2), (3), (4), non sans raison critiqué pour ses prodigalités. Elisabeth Vigée Lebrun le représente couronné de ce qu’elle appelle avec ironie sa « perruque fiscale ». Son Portrait de Charles-Alexandre de Calonne reçoit l’approbation unanime de la critique au salon de 1785 : 

« L’histoire d’amour » alimente encore un siècle plus tard la presse du cœur. On lui prête aussi une liaison avec « le beau Vaudreuil » ainsi qu’avec le commodore John Paul Jones connu pour sa bonne fortune auprès de la gent féminine. Poursuivie par les libelles révolutionnaires, Elisabeth Vigée Lebrun dans un grand désarroi, sans ressources, terrorisée, malade de frayeur, évoque dans sa douzième lettre à la princesse Kourakine « l’affreuse année 1789 » et sa fuite hors de France.

Durant son exil, les succès de la peintre adulée et recherchée reste voilés par les funestes nouvelles reçues de Paris souvent évoquées dans ses mémoires jusqu’à l’annonce insoutenable de l’exécution du couple royal au cours de son séjour à Vienne. Son regret du charme d’une société choisie à jamais perdue réunissant l’esprit et la gaité conjugué à l’art accompli de la conversation court tout au long des pages de ses Souvenirs. « Les femmes régnaient alors, la Révolution les a détrônées », comme l’a été sa position d’artiste construite pas à pas jusqu’à sa grande renommée.

Etre peintre des grands du royaume : l’ambition d’une vie

Peindre et vivre n’a jamais été qu’un pour moi. (Souvenirs de Madame Vigée  Lebrun, T. 2, p. 155)
 
Je fais ce récit pour vous prouver à quel point la passion de la peinture était innée en moi. Cette passion ne s’est jamais affaiblie ; je crois même qu’elle n’a fait que s’accroitre avec le temps ; car, encore aujourd’hui, j’en éprouve tout le charme, qui ne finira, j’espère, qu’avec ma vie.
(Souvenirs de Mme Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun,.... T. 1, p.3)
Dans la maison paternelle, Elisabeth Vigée Lebrun apprend la peinture pour ainsi dire sans maître. Les enseignements de Davesne et Briard lui donnent de solides bases de techniques picturales qui lui restent profitables pour sa rencontre avec Madame Filleul. Des influences plus déterminantes se perçoivent dans la fréquentation de Doyen, Greuze et surtout Vernet :
 

L’élève suit les conseils du maître, rend visite avec bonheur à plusieurs grands collectionneurs et reste en particulier infiniment séduite par les chefs d’œuvres italiens de la galerie du Palais-Royal : « Dès que j’entrais dans une de ces galeries, on pouvait me comparer exactement à l’abeille ». Son mariage avec Jean-Baptiste Lebrun lui donne accès à des collections de tableaux prestigieuses. En sa compagnie, elle découvre à Bruxelles, Amsterdam et Anvers les tableaux de Van Loo, Van Dyck, Rubens, qu’elle copie. L’exil italien lui offre l’avantage de parfaire sa culture artistique : son maître préféré est Raphaël, source d’inspiration pour l’expression des visages et des mains et le rendu des draperies. Elisabeth Vigée Lebrun a su saisir cet art du drapé notamment dans ses tableaux allégoriques. Le chroniqueur Sans souci retient la fraîcheur des draperies propre au tableau « Junon venant demander à Vénus sa ceinture » présenté à l’Académie de Saint-Luc en 1781 qui la compte comme membre depuis 1774.

De son morceau de réception à l’Académie exposé au salon de 1783, « La paix ramenant l’abondance », la critique note que « les draperies sont du plus beau style ». Avec cette allégorie, Elisabeth Vigée Lebrun ambitionne de se hisser au statut de peintre d’histoire jamais conquis par une femme, mais en vain. Longuement médité, le tableau, qui emprunte la position oblique de La paix et la justice à La Rosalba qu’elle admire, reçoit un éloge appuyé du journal La loterie pittoresque pour le Sallon de 1783, confirmé par Bachaumont, observateur attentif auquel n’a pas échappé que « le personnage qui représente l’Abondance est une femme superbe, à la Rubens » :

Dans cette faculté à saisir l’originalité d’un style, Elisabeth Vigée Lebrun s’inspire encore de l’art de Rubens à rendre les effets de gradation de la lumière et le met en pratique dans son Portrait au chapeau de paille, de sorte que l’ombre portée sur le visage vient adoucir les traits du modèle :
 
« Ce portrait est encore une des plus agréables choses du salon ». La beauté de la jeune femme, sa simplicité élégante, sa jeunesse et la candeur de son expression, son image gracieuse empreinte de modestie sont autant d’atouts majeurs qui contribuent à son succès.

Depuis l’enfance, les manières aimables de Monsieur Vigée à l’égard de sa clientèle et de ses amis ont convaincu Elisabeth Vigée Lebrun de l’importance des relations sociales pour établir sa position dans le monde : le souvenir de son père qui donnait de petits soupers dont la frugalité n’éloignait point Diderot, d’Alembert, Doyen… guide ses entreprises. L’exécution à titre gracieux des portraits de La Bruyère et de l’Abbé de Fleury lui vaut en contrepartie l’autorisation d’assister aux séances de l’Académie française. Alembert qui en est le secrétaire perpétuel lui remet la lettre de gratitude de l’institution reconnaissante dans l’atelier qu’elle a ouvert à peine âgée de vingt ans à quelques jeunes filles de bonne naissance. Attardons-nous un instant sur une illustration qui la représente en pleine jeunesse, s’autorisant une pause récréative en compagnie de ses élèves :

Son mari, marchand d’art réputé, a su la conseiller dans sa carrière et lui faire profiter de ses réseaux. Elisabeth Vigée Lebrun se montre aux spectacles en vogue du Paris mondain, fréquente le monde et les salons à la mode quand ne pas y paraître équivaut tout simplement à ne pas exister. L’ouverture de son propre salon qui réunit une société choisie « n’a pas peu contribué à étendre sa réputation », rapporte Bachaumont dans ses Mémoires secrets. « Les dames les mieux nées s’y plaisaient à fréquenter les hommes d’esprit et les artistes célèbres ». Elisabeth Vigée Lebrun incarne mieux que personne la société mondaine d’Ancien Régime : l’élégance bohème, l’amabilité, le talent de l’hôtesse fait « qu’on aime cette femme d’être si bien l’interprète d’un siècle poudré, galant, insoucieux qui se joue à lui-même une comédie dont le dénouement sera tragique » :
Parmi ses amis artistes se trouvent l’architecte Brongniard, qui bénéficiera d’un portrait de sa fille, son professeur Joseph Vernet, pour lequel elle réalise le Portrait de Carle, son fils. Le peintre Hubert Robert sera la première personne à laquelle elle adresse une lettre lui faisant part de sa situation d’exilée et de son enthousiasme sur les beautés de Rome : 
« Chez moi par exemple on se réunissait vers neuf heures. Jamais on ne parlait politique ». Sa fidélité à la monarchie réfute toute idée révolutionnaire sans pour autant chercher à en expliquer les raisons. C’est pourquoi la relation amicale nouée avec David se tarie avec « la carrière jacobine du peintre ». Des douze artistes de renom signataires de la pétition qui réclament la radiation de la liste des émigrés « d’une femme inoffensive dont le talent fait l’admiration de l’Europe », David par son entregent parvient à faire aboutir la requête le 5 juin 1800. Le peintre laisse pour témoignage de cette ancienne amitié un Portrait de Madame Vigée-Lebrun :
La renommée d’Elisabeth Vigée Lebrun distinguée par la reine, fait accourir dans son salon la noblesse de cour. « Je choisissais dans cette foule les plus aimables pour les inviter à mes soupers que l’Abbé Delille, le poète Lebrun, le chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur et d’autres rendaient des plus amusans ». L'Abbé Delille en fervent admirateur lui dédie un poème. Le Comte de Vaudreuil connu pour prodiguer « ses faveurs, habilement choisies et richement rétribuées, » qui « lui permirent de jouer, auprès des artistes, des beaux esprits et des poètes, un rôle de Mécène », devient son plus cher ami. Elisabeth Vigée Lebrun noue une relation intime avec Madame de Sabran qui, il est dit, faisait partie de « ces belles bourgeoises, ces aristocrates polies qui, nourries dans la douceur du luxe, de l’amour et des arts, affrontèrent les prisons et les échafauds de la Terreur sans rien perdre de leur fierté ni de leur grâce ». Outre le portrait de la favorite de la reine, la portraitiste consacre à Madame de Sabran une longue notice dans ses Souvenirs.
 
Le style d’Elisabeth Vigée Lebrun a séduit Marie-Antoinette, qui devint son sujet de prédilection. Ce thème sera l’objet de notre second volet sur la dernière académicienne.

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