Titre : Journal pour tous : magazine hebdomadaire illustré
Éditeur : Ch. Lahure (Paris)
Date d'édition : 1855-12-29
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32802287z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 6453 Nombre total de vues : 6453
Description : 29 décembre 1855 29 décembre 1855
Description : 1855/12/29 (T1,N39). 1855/12/29 (T1,N39).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k6439325n
Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Z-4341-4371
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 31/01/2013
820 JOURNAL POUR TOUS.
chaleureuse qui indiquait un homme
moralement plus jeune que ne l'était
Marcille lui-même. Il la regardait
en face. Malgré l'éclat du verre de
ses lunettes, elle n'eut pas de peine
à deviner son trouble. « Il m'aime ! »
pensa-t-elle de nouveau en bais-
sant la tête. Cette découverte l'é-
tourdissait peut-être plus encore
que ne faisait la question du ma-
riage
« Eh bien? fit le procureur gé-
néral en souriant, toutefois d'une
voix mal assurée.
Mais le monde, monsieur, le
monde! s'écria Thérèse en joignant
les mains.
En auriez-vous peur avec
moi? dit le procureur général saisi
par l'espérance. D'ailleurs, il n'est
pas toujours aussi terrible qu'il en
a l'air. Il a quelquefois le sens com-
mun. Je dirai même qu'on peut sou-
vent lui faire accepter les choses
qui blessent le plusses préjugés,
pourvu, toutefois, qu'on le fasse
avec franchise, avec courage, avec
dignité. Je ne suis pas de ceux,
vous pensez bien, que l'opinion
peut éoranler, et j'aurai, je l'espère,
toujours assez de tact et de fermeté
pour faire respecter celle qui sera
ma femme. Le monde, j'en con-
viens, jasera, criera, médira, si
vous voulez; mais avant peu, j'en
ai la conviction, il ne souillera plus
mot, à moins que ce ne soit pour
m'envier ma femme et mon bon-
heur. »
Thérèse, comme cela était natu-
rel, continuait de donner des mar-
ques de la plus vive surprise.
« Voyons, chère, très-chère en-
fant , poursuivit l'oncle de Marcille
avec une tendresse croissante, n'a-
vez-vous plus d'objection à me
faire ? Vous ne craignez pas, sans
doute, qu'à mon âge je change ja-
mais de sentiments à votre égard.
L'amour qui, la plupart du temps,
n'est qu'un feu de paille, peut bien s'éteindre; mais
les sentiments qu'un père nourrit pour son enfant,
vous le savez, sont inaltérables.»
Thérèse gardait toujours le silence.
« Est-ce mon âge qui vous effraye? demanda le
procureur général. Il devrait plutôt plaider en ma
faveur, ajouta-t-il en souriant : vous serez encore
une jeune et jolie veuve, quand moi, hélas 1 je ne
serai plus. »
Thérèse était émue jusqu'aux larmes. Elle était ca-
pable de comprendre cet homme et était digne de
lui. Elle se montra tout à coup à la hauteur d'une
si étonnante fortune.
Le procureur général, trompé par l'expression de sa
physionomie, laissa entendre, en hochant la tête,
qu'il n'avait que trop sujet de craindre d'être refusé.
Thérèse leva sur lui des yeux brillants d'orgueil.
« Oh 1 non, monsieur, fit-elle, cela ne m'est pas
.permis. Je serais insensée. Ce serait douter de vous,
vous méconnaître, me montrer tout à fait indigne de
l'honneur que vous voulez me faire. » Elle s'arrêta
pour retomber aux prises avec d'ineffables rêveries.
« Mais, dit-elle, laissez-moi le temps de me remettre,
de m'habituer à cette fortune. Je vous l'avoue, je
m'y attendais si peu que la tête m'en tourne. » .-
Il eût fallu voir le tressaillement du procureur gé-
néral. Il était sur le point de suffoquer de joie.
a D'accord. mon enfant, dit-il avec empressement :
prenez un mois, deux mois, un an, si vous voulez.
Vous avez en moi un véritable esclave. Je souscris
d'avance à toutes les conditions qu'il vous plaira
de m'imposer. »
A dater de ce jour, le procureur général redevint
l'homme d'autrefois. Il ne fut plus ni rêveur, ni dis-
trait , ni mélancolique. Il vit Thérèse presque chaque
jour et passa de longues heures auprès d'elle. On les
rencontra, dès lors, le soir sur les"promenades, le
procureur général donnant le bras à la jeune fille et
paraissant pour elle plein de prévenances. Cette inti-
mité ne fit d'abord que surprendre. Elle fut bientôt
un sujet de conversations inépuisables. On se livra à
mille suppositions et l'on s'arrêta naturellement à
celles qui blessaient le plus l'honneur de la jeune
fille. Insensiblement, la médisance tourna à la calom-
nie. Les plus terribles préventions pesèrent sur le
procureur général. En même temps qu'on l'accusa de
onner en face de tous les plus pernicieux exemples,
on traita Thérèse avec encore moins de ménagements.
On alla jusqu'à féliciter Mme Marcille et son fils :
l'une de ne pas avoir une bru semblable, l'autre
d'être débarrassé d'une femme qui démentait si auda-
cieusement son passé. Les gentillesses allèrent leur
train et crescendo jusqu'au jour où la vérité éclata
et balaya, on peut dire, d'un coup d'aile toutes les
calomnies.
Les héroïnes de RÎIllardllon, Painéla.
La publication du mariage, suivie presque immé-
diatement de celle des bans, fit tout d'abord un effet
comparable à celui d'un sinistre. Les gens du milieu
où vivait l'oncle de Marcille en furent un moment
atterrés. Ils reprirent insensiblement courage pour se
livrer au plaisir des commentaires et de la critique,
pour accabler le mari et la femme de quolibets plus
ou moins spirituels, de railleries plus ou moins mor-
dantes. Pendant quinze jours il ne fut point question
d'autre chose dans la ville. Ce mariage prenait les
proportions d'un événement politique.
Le procureur général ne s inquiéta guère de tous
ces clabaudages ; il alla droit son chemin , à peu près
comme la locomotive file sur les rails sans se soucier
des faucheurs et des faneuses qui, à droite et à gau-
che , crient et gesticulent en la voyant passer. Il n'a-
vait pas eu le temps d'aller de la mairie à l'église,
que les bruits avaient cessé. Que pouvait-on contre
un fait accompli? Peu après, jugeant que sa femme
méritait qu'il s'occupât exclusivement d'elle, il don-
nait sa démission. Loin de lui tenir rancune de sa
mésalliance, on sollicitait bientôt, à l'égal d'une fa-
veur extrêmement précieuse, l'honneur d'être admis
chez lui. Ses dinel's étaient délicats, ses soirées étin-
celaient de lumières et de fleurs. on peut ajouter de
jolies femmes et d'hommes d'élite. Bien qu'on n'y
jouât point, l'ennui y était inconnu. Et ainsi, grâce
à Thérèse, au milieu des plaisirs toujours neufs que
sait faire éclore la tendresse d'une femme, s'écoulait
l'heureuse vie du procureur général.
Quant au pauvre Marcille, il n'en fut pas précisé-
ment de même : il ne devait que trop cruellement ex-
pier les indécisions de son caractère. Décidément
déshérité par ses deux oncles, il fut peu après écon-
duit de la manière la plus outrageante par la belle
Cornélie, qui venait de s'éprendre d'une folle passion
pour un professeur de piano dont ce n'est pas le lieu
de raconter l'histoire. Mme Marcille, à force de cha-
grins, en fit une maladie longue et douloureuse, d'où
elle sortit toute blanche et toute ridée. Marcille reprit
insensiblement son ancienne vie. Il fréquentait de
nouveau les cercles, le théâtre, les cafés; il jouait,
se promenait, en un mot tuait le temps du mieux
qu'il lui était possible. A charge à lui-même et aux
autres, faisant le désespoir d'une mère trop com-
plaisante menant cette existence de désoeuvré où les
facultés s, 'éteignent, où l'esprit se racornit, il sem-
blait encore vieillir à déplorer la perte d'une grande
fortune et, supplice bien autrement douloureux, celle
d'une femme charmante.
CHARLES BARBARA.
(Rfpycdt'ftfott et traduction interdites.)
LES ROMANCIERS ILLUSTRES.
SAMUEL RICHARDSON.
(Suite. )
Avant de se mettre à cette œuvre
de lumière et de ténèbres, Richard-
son s'arrangea , comme on s'ar-
range ordinairement, quand on
est sage, pour bien mourir. Il prit
donc toutes ses aises, et. pour jouir
plus longtemps de son livre, il ré-
solut de publier, chaque semaine,
par livraison (il a même inventé la
livraison hebdomadaire) l'Histoire
de Clarisse Harloice ; ainsi l'égoïste
romancier ne cédera pas, cette fois,
à la curiosité, à la passion, à l'im-
patience du lecteur. De sa Clarisse
d voulait tirer toute la joie et tout
le bonheur qu'un chef-d'œuvre.
lentement conçu, lentement publié,
peut rapporter à son auteur. Après
tout, il était son maître; il était
chez lui: il ne savait pas si ce rêve
aux mille scènes diverses, impi-
toyables , n'était pas le dernier rêve-
de sa vie, et c'est pourquoi il tenait
à le prolonger. Ainsi, de ce conte
(l'ltirer, il lit une histoire; à cette
histoire il donna la forme et l'accent
d'une correspondance entre plu-
sieurs personnages des deux sexes,
réunis par tant et tant de liens des
hommes entre eux, chaînes de fer,
chaînes de fleurs. Et comme il vou-
lait arriver, cette fois, par tant de
sentiers, par tant de détours qui
tendaient au même but, à la vérité
la plus vraie, il fut tour à tour, en
écrivant cette active correspon-
dance , le bonhomme, le scélérat,
le valet, le bandit, la fille perdue
et la fille innocente, l'ange et le dé-
mon de ce poëme aux mille actes
divers.
cr: Quand je lis Thomas, je de-
viens Thomas, » c'est un proverbe
en l'honneur de Uichardson, que
lui-même il avait remis en ac-
tion. Il était Thomas, il était le
frère James, il était miss Arabelle, il était Love-
lace , il était Clarisse Harlowe , il oubliait , de
toutes les forces de son esprit et de son cœur. d'être
Samuel Richardson. Non. ceci n'est pas un livre, et
ce n'est pas un drame; cette histoire de Clarisse est
un événement de chaque jour. Et ce qui ajoutait au
charme, à l'illusion, à l'intérêt, à la curiosité de
chaque jour, chaque lettre à peine écrite et fermée,
on la traitait comme si la poste ou quelque agent
invisible l'eût apportée en la maison du Don père
Richardson. Avancez toutes, disait-il à ses filles ,
à ses amies, à ses voisines, il y a des nouvelles. »
Aussitôt miss Mulson, qui avait seize ans, la belle
miss Werstcombe, qui en avait vingt à peine, et
mistress Douellan, et même miss Fielding, la sœur
innocente d'un frère plein de génie, et bien coupable
envers Richardson, accouraient à cette nouvelle :
«Une lettre 1 une lettre 1 » Alors, soit que le prin-
temps eût semé dans ces jardins ses premières vio-
lettes, soit que la bise, autour de ce foyer bien
chauffé, sifflât (l'hiver, source de sympathie 1) , il ar-
rivait que le bon père Richardson, d'une voix émue,
indignee, charmée et passionnée, lisait, lentement, la
suite, interrompue avant-hier et reprise aujourd'hui,
des révolutions de la famille Harlowe. Lui-même
il s'était pris, le premier, de tendresse ou d'horreur
pour les personnages de son drame, et tantôt nous
avions (ô puissance t ô vérité de cette famille aux
pieds de ce vieillard l quoi de plus juste et quelle
récompense mieux méritée?) nous avions, dis-je, une
lettre étincelante du goût, de l'ironie et de l'esprit
de miss Anna Howe. tantôt l'éloquente déclama-
tion de l'infernal Lovelace, ou le grognement ampoulé
de quelqu'un de ces vieillards moroses qui ne veulent
pas laisser vivre la jeunesse. A cette lecture sérieuse
d'une lettre ouverte, où rien ne manquait, pas même
le cachet de la colombe ou la griffe du vautour, l'au-
ditoire attentif ne savait que pleurer ou sourire. Il
ignorait encore à quel abîme on le poussait, mais il
pressentait l'abîme, et plus le drame avançait, plus
on criait autour du poëte assemble-nuage : « Ô maître,
épargnez Clarisse t o maître, il est temps, démasquez
Lovelace t » Et c'étaient des clameurs] C'étaient des
louanges 1 C'étaient des larmes 1 Pendant que les
femmes âgées prêtaient une oreille frémissante aux
bruits de la jeunesse évanouie, il y avait les plus jeu-
nes qui comprenaient, plus peut-être qu'il n'etail
nécessaire, les naissantes passions.
Ce fut ainsi qu'à force de lire, une à une, chaque
lettre de cette correspondance, les esprits les plus
calmes de l'Angleterre se passionnèrent pour ou con-
tre la récompense ou le châtiment de ces héros bour-
geois. Même à ce propos s'élevait, dans toute l'An-
gleterre intelligente, une importante question. Faut-
il nécessairement que la veitu ait sa récompense ici-
chaleureuse qui indiquait un homme
moralement plus jeune que ne l'était
Marcille lui-même. Il la regardait
en face. Malgré l'éclat du verre de
ses lunettes, elle n'eut pas de peine
à deviner son trouble. « Il m'aime ! »
pensa-t-elle de nouveau en bais-
sant la tête. Cette découverte l'é-
tourdissait peut-être plus encore
que ne faisait la question du ma-
riage
« Eh bien? fit le procureur gé-
néral en souriant, toutefois d'une
voix mal assurée.
Mais le monde, monsieur, le
monde! s'écria Thérèse en joignant
les mains.
En auriez-vous peur avec
moi? dit le procureur général saisi
par l'espérance. D'ailleurs, il n'est
pas toujours aussi terrible qu'il en
a l'air. Il a quelquefois le sens com-
mun. Je dirai même qu'on peut sou-
vent lui faire accepter les choses
qui blessent le plusses préjugés,
pourvu, toutefois, qu'on le fasse
avec franchise, avec courage, avec
dignité. Je ne suis pas de ceux,
vous pensez bien, que l'opinion
peut éoranler, et j'aurai, je l'espère,
toujours assez de tact et de fermeté
pour faire respecter celle qui sera
ma femme. Le monde, j'en con-
viens, jasera, criera, médira, si
vous voulez; mais avant peu, j'en
ai la conviction, il ne souillera plus
mot, à moins que ce ne soit pour
m'envier ma femme et mon bon-
heur. »
Thérèse, comme cela était natu-
rel, continuait de donner des mar-
ques de la plus vive surprise.
« Voyons, chère, très-chère en-
fant , poursuivit l'oncle de Marcille
avec une tendresse croissante, n'a-
vez-vous plus d'objection à me
faire ? Vous ne craignez pas, sans
doute, qu'à mon âge je change ja-
mais de sentiments à votre égard.
L'amour qui, la plupart du temps,
n'est qu'un feu de paille, peut bien s'éteindre; mais
les sentiments qu'un père nourrit pour son enfant,
vous le savez, sont inaltérables.»
Thérèse gardait toujours le silence.
« Est-ce mon âge qui vous effraye? demanda le
procureur général. Il devrait plutôt plaider en ma
faveur, ajouta-t-il en souriant : vous serez encore
une jeune et jolie veuve, quand moi, hélas 1 je ne
serai plus. »
Thérèse était émue jusqu'aux larmes. Elle était ca-
pable de comprendre cet homme et était digne de
lui. Elle se montra tout à coup à la hauteur d'une
si étonnante fortune.
Le procureur général, trompé par l'expression de sa
physionomie, laissa entendre, en hochant la tête,
qu'il n'avait que trop sujet de craindre d'être refusé.
Thérèse leva sur lui des yeux brillants d'orgueil.
« Oh 1 non, monsieur, fit-elle, cela ne m'est pas
.permis. Je serais insensée. Ce serait douter de vous,
vous méconnaître, me montrer tout à fait indigne de
l'honneur que vous voulez me faire. » Elle s'arrêta
pour retomber aux prises avec d'ineffables rêveries.
« Mais, dit-elle, laissez-moi le temps de me remettre,
de m'habituer à cette fortune. Je vous l'avoue, je
m'y attendais si peu que la tête m'en tourne. » .-
Il eût fallu voir le tressaillement du procureur gé-
néral. Il était sur le point de suffoquer de joie.
a D'accord. mon enfant, dit-il avec empressement :
prenez un mois, deux mois, un an, si vous voulez.
Vous avez en moi un véritable esclave. Je souscris
d'avance à toutes les conditions qu'il vous plaira
de m'imposer. »
A dater de ce jour, le procureur général redevint
l'homme d'autrefois. Il ne fut plus ni rêveur, ni dis-
trait , ni mélancolique. Il vit Thérèse presque chaque
jour et passa de longues heures auprès d'elle. On les
rencontra, dès lors, le soir sur les"promenades, le
procureur général donnant le bras à la jeune fille et
paraissant pour elle plein de prévenances. Cette inti-
mité ne fit d'abord que surprendre. Elle fut bientôt
un sujet de conversations inépuisables. On se livra à
mille suppositions et l'on s'arrêta naturellement à
celles qui blessaient le plus l'honneur de la jeune
fille. Insensiblement, la médisance tourna à la calom-
nie. Les plus terribles préventions pesèrent sur le
procureur général. En même temps qu'on l'accusa de
onner en face de tous les plus pernicieux exemples,
on traita Thérèse avec encore moins de ménagements.
On alla jusqu'à féliciter Mme Marcille et son fils :
l'une de ne pas avoir une bru semblable, l'autre
d'être débarrassé d'une femme qui démentait si auda-
cieusement son passé. Les gentillesses allèrent leur
train et crescendo jusqu'au jour où la vérité éclata
et balaya, on peut dire, d'un coup d'aile toutes les
calomnies.
Les héroïnes de RÎIllardllon, Painéla.
La publication du mariage, suivie presque immé-
diatement de celle des bans, fit tout d'abord un effet
comparable à celui d'un sinistre. Les gens du milieu
où vivait l'oncle de Marcille en furent un moment
atterrés. Ils reprirent insensiblement courage pour se
livrer au plaisir des commentaires et de la critique,
pour accabler le mari et la femme de quolibets plus
ou moins spirituels, de railleries plus ou moins mor-
dantes. Pendant quinze jours il ne fut point question
d'autre chose dans la ville. Ce mariage prenait les
proportions d'un événement politique.
Le procureur général ne s inquiéta guère de tous
ces clabaudages ; il alla droit son chemin , à peu près
comme la locomotive file sur les rails sans se soucier
des faucheurs et des faneuses qui, à droite et à gau-
che , crient et gesticulent en la voyant passer. Il n'a-
vait pas eu le temps d'aller de la mairie à l'église,
que les bruits avaient cessé. Que pouvait-on contre
un fait accompli? Peu après, jugeant que sa femme
méritait qu'il s'occupât exclusivement d'elle, il don-
nait sa démission. Loin de lui tenir rancune de sa
mésalliance, on sollicitait bientôt, à l'égal d'une fa-
veur extrêmement précieuse, l'honneur d'être admis
chez lui. Ses dinel's étaient délicats, ses soirées étin-
celaient de lumières et de fleurs. on peut ajouter de
jolies femmes et d'hommes d'élite. Bien qu'on n'y
jouât point, l'ennui y était inconnu. Et ainsi, grâce
à Thérèse, au milieu des plaisirs toujours neufs que
sait faire éclore la tendresse d'une femme, s'écoulait
l'heureuse vie du procureur général.
Quant au pauvre Marcille, il n'en fut pas précisé-
ment de même : il ne devait que trop cruellement ex-
pier les indécisions de son caractère. Décidément
déshérité par ses deux oncles, il fut peu après écon-
duit de la manière la plus outrageante par la belle
Cornélie, qui venait de s'éprendre d'une folle passion
pour un professeur de piano dont ce n'est pas le lieu
de raconter l'histoire. Mme Marcille, à force de cha-
grins, en fit une maladie longue et douloureuse, d'où
elle sortit toute blanche et toute ridée. Marcille reprit
insensiblement son ancienne vie. Il fréquentait de
nouveau les cercles, le théâtre, les cafés; il jouait,
se promenait, en un mot tuait le temps du mieux
qu'il lui était possible. A charge à lui-même et aux
autres, faisant le désespoir d'une mère trop com-
plaisante menant cette existence de désoeuvré où les
facultés s, 'éteignent, où l'esprit se racornit, il sem-
blait encore vieillir à déplorer la perte d'une grande
fortune et, supplice bien autrement douloureux, celle
d'une femme charmante.
CHARLES BARBARA.
(Rfpycdt'ftfott et traduction interdites.)
LES ROMANCIERS ILLUSTRES.
SAMUEL RICHARDSON.
(Suite. )
Avant de se mettre à cette œuvre
de lumière et de ténèbres, Richard-
son s'arrangea , comme on s'ar-
range ordinairement, quand on
est sage, pour bien mourir. Il prit
donc toutes ses aises, et. pour jouir
plus longtemps de son livre, il ré-
solut de publier, chaque semaine,
par livraison (il a même inventé la
livraison hebdomadaire) l'Histoire
de Clarisse Harloice ; ainsi l'égoïste
romancier ne cédera pas, cette fois,
à la curiosité, à la passion, à l'im-
patience du lecteur. De sa Clarisse
d voulait tirer toute la joie et tout
le bonheur qu'un chef-d'œuvre.
lentement conçu, lentement publié,
peut rapporter à son auteur. Après
tout, il était son maître; il était
chez lui: il ne savait pas si ce rêve
aux mille scènes diverses, impi-
toyables , n'était pas le dernier rêve-
de sa vie, et c'est pourquoi il tenait
à le prolonger. Ainsi, de ce conte
(l'ltirer, il lit une histoire; à cette
histoire il donna la forme et l'accent
d'une correspondance entre plu-
sieurs personnages des deux sexes,
réunis par tant et tant de liens des
hommes entre eux, chaînes de fer,
chaînes de fleurs. Et comme il vou-
lait arriver, cette fois, par tant de
sentiers, par tant de détours qui
tendaient au même but, à la vérité
la plus vraie, il fut tour à tour, en
écrivant cette active correspon-
dance , le bonhomme, le scélérat,
le valet, le bandit, la fille perdue
et la fille innocente, l'ange et le dé-
mon de ce poëme aux mille actes
divers.
cr: Quand je lis Thomas, je de-
viens Thomas, » c'est un proverbe
en l'honneur de Uichardson, que
lui-même il avait remis en ac-
tion. Il était Thomas, il était le
frère James, il était miss Arabelle, il était Love-
lace , il était Clarisse Harlowe , il oubliait , de
toutes les forces de son esprit et de son cœur. d'être
Samuel Richardson. Non. ceci n'est pas un livre, et
ce n'est pas un drame; cette histoire de Clarisse est
un événement de chaque jour. Et ce qui ajoutait au
charme, à l'illusion, à l'intérêt, à la curiosité de
chaque jour, chaque lettre à peine écrite et fermée,
on la traitait comme si la poste ou quelque agent
invisible l'eût apportée en la maison du Don père
Richardson. Avancez toutes, disait-il à ses filles ,
à ses amies, à ses voisines, il y a des nouvelles. »
Aussitôt miss Mulson, qui avait seize ans, la belle
miss Werstcombe, qui en avait vingt à peine, et
mistress Douellan, et même miss Fielding, la sœur
innocente d'un frère plein de génie, et bien coupable
envers Richardson, accouraient à cette nouvelle :
«Une lettre 1 une lettre 1 » Alors, soit que le prin-
temps eût semé dans ces jardins ses premières vio-
lettes, soit que la bise, autour de ce foyer bien
chauffé, sifflât (l'hiver, source de sympathie 1) , il ar-
rivait que le bon père Richardson, d'une voix émue,
indignee, charmée et passionnée, lisait, lentement, la
suite, interrompue avant-hier et reprise aujourd'hui,
des révolutions de la famille Harlowe. Lui-même
il s'était pris, le premier, de tendresse ou d'horreur
pour les personnages de son drame, et tantôt nous
avions (ô puissance t ô vérité de cette famille aux
pieds de ce vieillard l quoi de plus juste et quelle
récompense mieux méritée?) nous avions, dis-je, une
lettre étincelante du goût, de l'ironie et de l'esprit
de miss Anna Howe. tantôt l'éloquente déclama-
tion de l'infernal Lovelace, ou le grognement ampoulé
de quelqu'un de ces vieillards moroses qui ne veulent
pas laisser vivre la jeunesse. A cette lecture sérieuse
d'une lettre ouverte, où rien ne manquait, pas même
le cachet de la colombe ou la griffe du vautour, l'au-
ditoire attentif ne savait que pleurer ou sourire. Il
ignorait encore à quel abîme on le poussait, mais il
pressentait l'abîme, et plus le drame avançait, plus
on criait autour du poëte assemble-nuage : « Ô maître,
épargnez Clarisse t o maître, il est temps, démasquez
Lovelace t » Et c'étaient des clameurs] C'étaient des
louanges 1 C'étaient des larmes 1 Pendant que les
femmes âgées prêtaient une oreille frémissante aux
bruits de la jeunesse évanouie, il y avait les plus jeu-
nes qui comprenaient, plus peut-être qu'il n'etail
nécessaire, les naissantes passions.
Ce fut ainsi qu'à force de lire, une à une, chaque
lettre de cette correspondance, les esprits les plus
calmes de l'Angleterre se passionnèrent pour ou con-
tre la récompense ou le châtiment de ces héros bour-
geois. Même à ce propos s'élevait, dans toute l'An-
gleterre intelligente, une importante question. Faut-
il nécessairement que la veitu ait sa récompense ici-
Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 96.68%.
En savoir plus sur l'OCR
En savoir plus sur l'OCR
Le texte affiché peut comporter un certain nombre d'erreurs. En effet, le mode texte de ce document a été généré de façon automatique par un programme de reconnaissance optique de caractères (OCR). Le taux de reconnaissance estimé pour ce document est de 96.68%.
-
-
Page
chiffre de pagination vue 12/16
- Recherche dans le document Recherche dans le document https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/search/ark:/12148/bpt6k6439325n/f12.image ×
Recherche dans le document
- Partage et envoi par courriel Partage et envoi par courriel https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/share/ark:/12148/bpt6k6439325n/f12.image
- Téléchargement / impression Téléchargement / impression https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/download/ark:/12148/bpt6k6439325n/f12.image
- Mise en scène Mise en scène ×
Mise en scène
Créer facilement :
- Marque-page Marque-page https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/bookmark/ark:/12148/bpt6k6439325n/f12.image ×
Gérer son espace personnel
Ajouter ce document
Ajouter/Voir ses marque-pages
Mes sélections ()Titre - Acheter une reproduction Acheter une reproduction https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/pa-ecommerce/ark:/12148/bpt6k6439325n
- Acheter le livre complet Acheter le livre complet https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/indisponible/achat/ark:/12148/bpt6k6439325n
- Signalement d'anomalie Signalement d'anomalie https://sindbadbnf.libanswers.com/widget_standalone.php?la_widget_id=7142
- Aide Aide https://gallica.bnf.fr/services/ajax/action/aide/ark:/12148/bpt6k6439325n/f12.image × Aide
Facebook
Twitter
Pinterest