Titre : Journal pour tous : magazine hebdomadaire illustré
Éditeur : Ch. Lahure (Paris)
Date d'édition : 1855-12-22
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32802287z
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Format : Nombre total de vues : 6453 Nombre total de vues : 6453
Description : 22 décembre 1855 22 décembre 1855
Description : 1855/12/22 (T1,N38). 1855/12/22 (T1,N38).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k64393247
Source : Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Z-4341-4371
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 31/01/2013
-
604 JOURNAL POUR TOUS.
11 cheminait fièrement sous son dais magnifique (p. 605, col. 1.)
plus rien à cette fille toute simple, toute naturelle,
essentiellement humaine, adorable s'il eût su la voir,
mais pas du tout sublime. Dans son désenchantement
il s'oubliait jusqu'à être injuste et aveugle, jusqu'à
la voir moins belle, moins élégante, moins gracieuse,
moins distinguée qu'elle ne l'était véritablement.
CHARLES BARBARA.
(RepToduction et traduction interdites. La fin
v au prochain numéro. )
LES HABITS NEUFS DU GRAND-DUC.
Il y avait autrefois un grand-duc qui aimait tant
les habits neufs , qu'il dépensait tout son argent à sa
toilette. Lorsqu'il passait ses soldats en revue, lors-
qu'il allait au spectacle ou à la promenade, il n'a-
vait d'autre but que de montrer ses habits neufs. A
chaque heure de la journée, il changeait de vête-
ménts, et comme on dit d'un roi : et Il est au con-
seil, » on disait de lui : « Le grand-duc est à sa garde-
robe. » La capitale était une ville bien gaie, grâce
à la quantité d'étrangers qui passaient ; mais un
jour il y vint aussi deux fripons qui se donnèrent
pour des tisserands, et déclarèrent savoir tisser la
plus magnifique étoffe du monde. Non-seulement
es couleurs et le dessin étaient extraordinairement
beaux, mais les vêtements confectionnés avec cette
étoffe possédaient une qualité. merveilleuse: ils de-
venaient invisibles .pour toute personne qui ne sa-
vait pas exercer son emploi, ou qui avait l'esprit
troD borné.
m Ce sont des habits impayables ! pensa le grand-
duc; grâce à eux, je pourrai connaître les hommes
incapables de mon gouvernement; je saurai distin-
guer les habiles des niais. Oui, cette étoffe m'est in-
dispensable. » Puis il avança aux deux fripons une
forte somme, afin qu'ils pussent commencer immé-
diatement leur travail.
Ils dressèrent en effet deux métiers, et firent sem-
blant de travailler, quoiqu'il n'y eût absolument rien
sur les bobines. Sans cesse ils demandaient de la soie
fine, et de l'or magnilique; mais ils mettaient tout
cela dans leur sac, travaillant jusqu'au milieu de la
nuit-avec des métiers vides.
« Il faut cependant que je sache où ils en sont,
se dit le grand-duc. Mais il se sentait le cœur serré en
pensant que les personnes niaises ou incapables de
remplir leurs fonctions ne pourraient voir l'étoffe.
Ce n'était pas qu'il doutât de lui-même; toutefois
il jugea à propos d'envoyer quelqu'un pour exami-
1 ner le travail avant lui. Tous les habitants de la ville
connaissaient la qualité merveilleuse de l'étoffe, et
tous brûlaient d'impatience de savoir combien leur
Wisin était borné ou incapable.
« Je vais envoyer aux tisserands mon bon vieux mi-
nislre. pensa le grand-duc-, c'est lui qui peut le mieux
juger l'étoffe; il se distingue autant par son esprit
que par ses capacités. »
L'honnête vieux ministre entra dans la salle où
les deux imposteurs travaillaient avec les métiers
vides.
« Bon Dieu 1 pensa-t-il en ouvrant de grands yeux,
je ne vois rien. » Mais il n'en dit mot.
je ne vois rien
Les deux fripons l'invitèrent à s'approcher, et lui
demandèrent comment il trouvait le dessin et les
couleurs. En même temps, ils montrèrent leurs mé-
tiers, et le vieux ministre y fixa ses regards; mais
il ne vit rien, par la raison bien simple qu'il n'y
avait rien. « Bon Dieu! pensa-t-il, serais-je vraiment
borné? Il faut que personne ne s'en doute. Serais-je
vraiment incapable? je n'ose avouer que l'étoffe est
invisible pour moi.
Eh bien! qu'en dites-vous? dit l'un des tisse-
rands ?
C'est charmant, c'est tout à fait charmant 1 ré-
pondit le ministre en mettant ses lunettes Ce dessin
et ces couleurs. oui, je dirai à Son Altesse que j'en
suis très-content.
C'est heureux pour nous, » dirent les deux tis-
serands , et ils se mirent à lui montrer des couleurs
et des dessins imaginaires en leur donnant des
noms. Le vieux ministre prêta la plus grande atten-
tion, pour répéter au grand-duc toutes leurs expli-
cations.
Les fripons demandaient toujours de 1 argent, de
la soie et de l'or; il en fallait énormément pour ce
tissu. Bien entendu qu'ils empochèrent le tout; le
métier restait vide et ils travaillaient toujours.
Quelque temps après, le grand-duc envoya un autre
fonctionnaire honnête pour examiner l'étoffe et voir
si elle s'achevait. Il arriva à ce nouveau député la
même chose qu'au ministre; il regardait et regardait
toujours, mais il ne voyait rien.
cr; N'est-ce pas que le tissu est admirable? deman-
dèrent les deux imposteurs en montrant et expli-
quant le superbe dessin et les belles couleurs qui
n'existaient pas.
Cependant je ne suis pas niais ! pensait l'homme.
C'est donc que je ne suis pas capable de remplir ma
place? C'est assez drôle, mais je prendrai bien garde
de la perdre. » Puis il fit l'éloge de l'étoffe, et témoi-
gna toute son admiration pour le choix des couleurs
et le dessin.
C'est d'une magnificence incomparable, ) dit-il
à son maître. Et toute la ville parla de cette étoffe
extraordinaire.
Enfin, le souverain lui-même voulut la - voir pen-
dant qu'elle était encore sur le métier. Accompagné
d'une foule d'hommes choisis, parmi lesquels se
trouvaient les deux honnêtes fonctionnaires, il se
rendit auprès des adroits filous qui tissaient tou-
jours, mais sans fil de soie ni d'or, ni aucune es-
pèce de fil.
a N'est-ce pas que c'est magnifique? dirent les
deux honnêtes fonctionnaires. Le dessin et les cou-
leurs sont dignes de Votre Altesse. » Et ils montrè-
rent du doigt le métier vide, croyant que les autres
y voyaient quelque chose.
« Qu'est-ce donc? pensa le grand-duc, je ne vois
rien. C'est terrible. Est-ce que je ne serais qu'un
niais ? Est-ce que je serais incapable de gouverner ?
Jamais rien ne pouvait m'arriver de plus malheu-
reux. » Puis tout à coup il s'écria : « C'est magni-
fique ! J'en témoigne ici toute ma satisfaction. » Il
hocha la tête d'un air content, et regarda le mé-
tier sans oser dire la vérité. Toute sa suite regarda
de même, les uns après les autres, mais sans rien
voir, et ils répétaient comme lui : c C'est magni-
fique ! » Ils lui conseillèrent même de revêtir cette
nouvelle étoffe à la première grande procession.
« C'est magnifique! c'est charmant ! c'est admirable ! »
exclamaient toutes les bouches, et la satisfaction
était générale.
Les deux imposteurs furent décorés, et reçurent
le titre de gentilshommes tisserands.
Toute la nuit qui précéda le jour de la procession,
ils veillèrent et travaillèrent à la clarté de seize
bougies. La peine qu'ils se donnaient était visihle
à tout le monde. Enfin, ils firent semblant d'ôter l'é-
toffe du métier, coupèrent dans l'air avec de grands
ciseaux, cousirent avec une aiguille sans fil, après
quoi ils déclarèrent que le vêtement était achevé.
Le grand-duc, suivi de ses aides decamn, alla l'exa-
miner , et les filous, levant un bias en l'air comme
s'ils tenaient quelque chose, dirent :
« Voici le pantalon, voici l'habit, voici le man-
teau. C'est léger comme de la toile d'araignée. Il
n'y a pas de danger que cela vous pèse sur le corps,
et voilà surtout en quoi consiste la Vertu de cette
étoffe.
Certainement, » répondirent les aides de camp,
mais ils ne voyaient rien puisqu'il n'y avait rien.
̃ Si Votre Altesse grand-ducale daigne se déshabil-
ler , dirent les fripons, nous lui essayerons les habits
devant la grande gllace »
Son Altesse se déshabilla, et les fripons firent
semhlant de lui présenter une pièce après l'autre.
Ils lui prirent le corps comme pour lui attacher
quelque chose; c'était la queue. Le monarque se
tourna et se retourna devant la glace.
a Grand Dieu! que cela va bien! quelle coupe
élégante 1 s'écrièrent tous les courtisans. Quel dessin!
quelles couleurs ! quel précieux costume ! »
Le grand maître des cérémonies entra, -1 ,
604 JOURNAL POUR TOUS.
11 cheminait fièrement sous son dais magnifique (p. 605, col. 1.)
plus rien à cette fille toute simple, toute naturelle,
essentiellement humaine, adorable s'il eût su la voir,
mais pas du tout sublime. Dans son désenchantement
il s'oubliait jusqu'à être injuste et aveugle, jusqu'à
la voir moins belle, moins élégante, moins gracieuse,
moins distinguée qu'elle ne l'était véritablement.
CHARLES BARBARA.
(RepToduction et traduction interdites. La fin
v au prochain numéro. )
LES HABITS NEUFS DU GRAND-DUC.
Il y avait autrefois un grand-duc qui aimait tant
les habits neufs , qu'il dépensait tout son argent à sa
toilette. Lorsqu'il passait ses soldats en revue, lors-
qu'il allait au spectacle ou à la promenade, il n'a-
vait d'autre but que de montrer ses habits neufs. A
chaque heure de la journée, il changeait de vête-
ménts, et comme on dit d'un roi : et Il est au con-
seil, » on disait de lui : « Le grand-duc est à sa garde-
robe. » La capitale était une ville bien gaie, grâce
à la quantité d'étrangers qui passaient ; mais un
jour il y vint aussi deux fripons qui se donnèrent
pour des tisserands, et déclarèrent savoir tisser la
plus magnifique étoffe du monde. Non-seulement
es couleurs et le dessin étaient extraordinairement
beaux, mais les vêtements confectionnés avec cette
étoffe possédaient une qualité. merveilleuse: ils de-
venaient invisibles .pour toute personne qui ne sa-
vait pas exercer son emploi, ou qui avait l'esprit
troD borné.
m Ce sont des habits impayables ! pensa le grand-
duc; grâce à eux, je pourrai connaître les hommes
incapables de mon gouvernement; je saurai distin-
guer les habiles des niais. Oui, cette étoffe m'est in-
dispensable. » Puis il avança aux deux fripons une
forte somme, afin qu'ils pussent commencer immé-
diatement leur travail.
Ils dressèrent en effet deux métiers, et firent sem-
blant de travailler, quoiqu'il n'y eût absolument rien
sur les bobines. Sans cesse ils demandaient de la soie
fine, et de l'or magnilique; mais ils mettaient tout
cela dans leur sac, travaillant jusqu'au milieu de la
nuit-avec des métiers vides.
« Il faut cependant que je sache où ils en sont,
se dit le grand-duc. Mais il se sentait le cœur serré en
pensant que les personnes niaises ou incapables de
remplir leurs fonctions ne pourraient voir l'étoffe.
Ce n'était pas qu'il doutât de lui-même; toutefois
il jugea à propos d'envoyer quelqu'un pour exami-
1 ner le travail avant lui. Tous les habitants de la ville
connaissaient la qualité merveilleuse de l'étoffe, et
tous brûlaient d'impatience de savoir combien leur
Wisin était borné ou incapable.
« Je vais envoyer aux tisserands mon bon vieux mi-
nislre. pensa le grand-duc-, c'est lui qui peut le mieux
juger l'étoffe; il se distingue autant par son esprit
que par ses capacités. »
L'honnête vieux ministre entra dans la salle où
les deux imposteurs travaillaient avec les métiers
vides.
« Bon Dieu 1 pensa-t-il en ouvrant de grands yeux,
je ne vois rien. » Mais il n'en dit mot.
je ne vois rien
Les deux fripons l'invitèrent à s'approcher, et lui
demandèrent comment il trouvait le dessin et les
couleurs. En même temps, ils montrèrent leurs mé-
tiers, et le vieux ministre y fixa ses regards; mais
il ne vit rien, par la raison bien simple qu'il n'y
avait rien. « Bon Dieu! pensa-t-il, serais-je vraiment
borné? Il faut que personne ne s'en doute. Serais-je
vraiment incapable? je n'ose avouer que l'étoffe est
invisible pour moi.
Eh bien! qu'en dites-vous? dit l'un des tisse-
rands ?
C'est charmant, c'est tout à fait charmant 1 ré-
pondit le ministre en mettant ses lunettes Ce dessin
et ces couleurs. oui, je dirai à Son Altesse que j'en
suis très-content.
C'est heureux pour nous, » dirent les deux tis-
serands , et ils se mirent à lui montrer des couleurs
et des dessins imaginaires en leur donnant des
noms. Le vieux ministre prêta la plus grande atten-
tion, pour répéter au grand-duc toutes leurs expli-
cations.
Les fripons demandaient toujours de 1 argent, de
la soie et de l'or; il en fallait énormément pour ce
tissu. Bien entendu qu'ils empochèrent le tout; le
métier restait vide et ils travaillaient toujours.
Quelque temps après, le grand-duc envoya un autre
fonctionnaire honnête pour examiner l'étoffe et voir
si elle s'achevait. Il arriva à ce nouveau député la
même chose qu'au ministre; il regardait et regardait
toujours, mais il ne voyait rien.
cr; N'est-ce pas que le tissu est admirable? deman-
dèrent les deux imposteurs en montrant et expli-
quant le superbe dessin et les belles couleurs qui
n'existaient pas.
Cependant je ne suis pas niais ! pensait l'homme.
C'est donc que je ne suis pas capable de remplir ma
place? C'est assez drôle, mais je prendrai bien garde
de la perdre. » Puis il fit l'éloge de l'étoffe, et témoi-
gna toute son admiration pour le choix des couleurs
et le dessin.
C'est d'une magnificence incomparable, ) dit-il
à son maître. Et toute la ville parla de cette étoffe
extraordinaire.
Enfin, le souverain lui-même voulut la - voir pen-
dant qu'elle était encore sur le métier. Accompagné
d'une foule d'hommes choisis, parmi lesquels se
trouvaient les deux honnêtes fonctionnaires, il se
rendit auprès des adroits filous qui tissaient tou-
jours, mais sans fil de soie ni d'or, ni aucune es-
pèce de fil.
a N'est-ce pas que c'est magnifique? dirent les
deux honnêtes fonctionnaires. Le dessin et les cou-
leurs sont dignes de Votre Altesse. » Et ils montrè-
rent du doigt le métier vide, croyant que les autres
y voyaient quelque chose.
« Qu'est-ce donc? pensa le grand-duc, je ne vois
rien. C'est terrible. Est-ce que je ne serais qu'un
niais ? Est-ce que je serais incapable de gouverner ?
Jamais rien ne pouvait m'arriver de plus malheu-
reux. » Puis tout à coup il s'écria : « C'est magni-
fique ! J'en témoigne ici toute ma satisfaction. » Il
hocha la tête d'un air content, et regarda le mé-
tier sans oser dire la vérité. Toute sa suite regarda
de même, les uns après les autres, mais sans rien
voir, et ils répétaient comme lui : c C'est magni-
fique ! » Ils lui conseillèrent même de revêtir cette
nouvelle étoffe à la première grande procession.
« C'est magnifique! c'est charmant ! c'est admirable ! »
exclamaient toutes les bouches, et la satisfaction
était générale.
Les deux imposteurs furent décorés, et reçurent
le titre de gentilshommes tisserands.
Toute la nuit qui précéda le jour de la procession,
ils veillèrent et travaillèrent à la clarté de seize
bougies. La peine qu'ils se donnaient était visihle
à tout le monde. Enfin, ils firent semblant d'ôter l'é-
toffe du métier, coupèrent dans l'air avec de grands
ciseaux, cousirent avec une aiguille sans fil, après
quoi ils déclarèrent que le vêtement était achevé.
Le grand-duc, suivi de ses aides decamn, alla l'exa-
miner , et les filous, levant un bias en l'air comme
s'ils tenaient quelque chose, dirent :
« Voici le pantalon, voici l'habit, voici le man-
teau. C'est léger comme de la toile d'araignée. Il
n'y a pas de danger que cela vous pèse sur le corps,
et voilà surtout en quoi consiste la Vertu de cette
étoffe.
Certainement, » répondirent les aides de camp,
mais ils ne voyaient rien puisqu'il n'y avait rien.
̃ Si Votre Altesse grand-ducale daigne se déshabil-
ler , dirent les fripons, nous lui essayerons les habits
devant la grande gllace »
Son Altesse se déshabilla, et les fripons firent
semhlant de lui présenter une pièce après l'autre.
Ils lui prirent le corps comme pour lui attacher
quelque chose; c'était la queue. Le monarque se
tourna et se retourna devant la glace.
a Grand Dieu! que cela va bien! quelle coupe
élégante 1 s'écrièrent tous les courtisans. Quel dessin!
quelles couleurs ! quel précieux costume ! »
Le grand maître des cérémonies entra, -1 ,
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