Titre : Gil Blas / dir. A. Dumont
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1886-10-26
Contributeur : Dumont, Auguste (1816-1885). Directeur de publication
Contributeur : Gugenheim, Eugène (1857-1921). Directeur de publication
Contributeur : Mortier, Pierre (1882-1946). Directeur de publication
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Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
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Description : 26 octobre 1886 26 octobre 1886
Description : 1886/10/26 (A8,N2534). 1886/10/26 (A8,N2534).
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k7522539c
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-209
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 23/07/2012
HUITIÈME ANNEE - NUMËRO 2534.
fJri Numéro : Paris, S cent* £ Départements, 20 cent.
MARDI 26 OCTOBRE 183&
B, D'HUBERT, Directeur
ABONNEMENTS
PARIS. 1 mois 4 fr. 80
- 3 - .,.. 13 UO
DÉPARTEMENTS, 3 mois. la »
- 12 mois. 60 *
Etranger, frais de poste en plu.
ANNONCES ET RÉCLAMES
MM. DOLLINGEN FILS, SÉCUY ET Cia
t6, rue de la Grange-Batelière, 16
ET A L'ADMINISTRATION
HÊDACTION ET ADMINISTRATION
10, BOULEVARD DES CAPUCINES, 10
L'administration, n'est pas responsable du
manuscrits ae^oses.
Amuser les gens qui passent, leur plaire auiourd'hui et recommencef
le lendemain. — J. JANIN, préface de Gil Blas.
A. DUMONT, Fondateur
ABONNEMENTS
PARIS, t mois 4L fr. KO
— 3 -. 13 Kort
DÉPARTEMENTS
3 mois,. le »
12 - 60 «
Etranger, frais de poste en plus
On s'abonne à Barcelona, chez A. PIA-
cET, 20, Rambla del Centro; à St-Péters-
bourg, au bureau de poste, et chez VIOL-
LBT père, 10, canal Catherine, pont de
Caz&n; à I^NDRES, chez MM. DBLTZI*
DAVIBS ET at., 1, F iuch Lane, Cornhill.
Après la BELLE-FILLE, l'ouvrage si
intéressant et si émouvant de A. Matthey,
Gil Blas publiera une courte et très atta-
chante nouvelle
MADAME ROBERT
PAR
THÉODORE DE BANVILLE
On y trouvera au plus haut degré les
qualités maîtresses de l'écrivain si connu
4le nos lecteurs : une profonde science de
la vie parisienne, et ce sentiment puis-
sant d'idéal qui, sous sa plume, transfi-
gure les réalités et leur donne l'intensité
poétique.
Après cette nouvelle nous publierons
an roman :
TOUSSAINT GALABRU
PAR
FERDINAND FABRE
Cette œuvre nouvelle de l'auteur si ap
précié des Courbezon, de Julien Savignac,
de Monsieur Jean, est une peinture très
exacte et très saisissante de la vie rusti-
que aux Cévennes. De la première à la
dernière page, les lecteurs seront inté-
ressés, émus, captivés par les aventures
galantes du beau Galabru, sorcier de son
état, et séducteur irrésistible.
L'auteur qui, dans son enfance, a connu
ce personnage étrange, le fait revivre
dans son roman avec cette vigueur de
style et cette puissance d'évocation qui
caractérisent son grand talent.
Gil Blas publiera successivement un
roman de notre collaborateur
GUY DE MAUPASSANT
et un roman de
HECTOR MALOT
deux écrivains de premier ordre qui ont
fait depuis longtemps leurs preuves et
dont les succès littéraires ne se comp-
tent plus.
SOMMAIRE
LE HORLA. - Guy de Maupassant.
NOUVELLES ET ÉGHOS. — Le Diable Boiteux.
PORTRAITS D'AUJOURD'HUI. — Charles Durand.
LE CINQUANTENAIRE DES CHEMINS DE FER. -
Fernand Xau.
INFORMATIONS. — Georges Dur et.
REVUE FONCIÈRE. — Desmaisons.
LES PROPOS DU DOCTEUR. — Dr E. Monin.
L'EXPOSITION DES PRIX DE ROME. — Paul dû
Katow.
LE CONSEIL QUOTIDIEN. — Octave Sully.
FAITS DIVERS. — Jean Pauwels.
TOUR DU MONDE. — Louis Rozier.
CHRONIQUE DE L'AUDIENCE. — Eaque.
JOURNAUX ET REVUES — El Correo.
LES LIVRES. — Paul Gimsty.
SPORT. — The Former.
COURRIER DES THÉATRES. — Fernand Bourgeat.
LA SEMAINE FINANCIÈRE. — Henri Bregeot.
JEUX. — Martin Gall.
PASSE-TEMPS QUOTIDIEN. — E. Framery.
SPECTACLES DU JOUR.
FEUILLETON : LA BELLE-FILLE. - A. Matthey.
J
LE HORLA
Le docteur Marrande, le plus illustre et
le plus éminent des aliénistes, avait prié
trois de ses confrères et quatre savants,
s'occupant de sciences naturelles, de ver-
nir passer une heure chez lui, dans la
maison de santé qu'il dirigeait, pour leur
montrer un de ses malades.
Aussitôt que ses amis furent réunis, il
leur dit : « Je vais vous soumettre le cas
le plus bizarre et le plus inquiétant que
j'aie jamais rencontré. D'ailleurs, je n'ai
rien à vous dire de mon client. Il parlera
lui-même.»Le docteur alors sonna.Un do-
mestique fit entrer un homme. Il était fort
maigre,d'une maigreur de cadavre,comme
sont maigres certains fous que ronge
ine pensée, car la pensée malade dévore
.a chair du corps plus que la fièvre ou
.a phtisie.
Ayant salué et s'étant assis, il dit :
« Messieurs, je sais pourquoi on vous a
réunis ici et je suis prêt à vous raconter
mon histoire, comme m'en a prié mon
ami le docteur Marrande. Pendant long-
temps il m'a cru fou. Aujourd'hui il doute.
Dans quelque temps, vous saurez tous
que j'ai l'esprit aussi sain, aussi lucide,
aussi clairvoyant que les vôtres, malheu-
reusement pour moi, et pour vous, et
pour l'humanité tout entière.
Mais je veux commencer par les faits
eux-mêmes, par les faits tout simples.
Les voici :
J'ai quarante-deux ans. Je ne suis pas
marié, ma fortune est suffisante pour vi-
vre avec un certain luxe. Donc j'habitais
une propriété sur les bords de la Seine, à
Biessard, auprès de Rouen. J'aime la
chasse et la pêche. Or, j'avais derrière
moi,au-dessus des grands rochers qui do-
minaient ma maison, une des plus belles
forêts de France, celle de Roumare, et
devant moi un des plus beaux fleuves du
monde.
Ma demeure est vaste, peinte en blanc
à l'extérieur, jolie, ancienne, au milieu
d'un grand jardin planté d'arbres magnifi-
ques et qui monte jusqu'à, la forêt, en
escaladant les énormes rochers dont je
vous parlais tout à l'heure.
Mon personnel se compose, ou plutôt
se composait d'un cocher, un jardinier,
un valet de chambre, une cuisinière et
une lingère qui était en même temps une
espèce de femme de charge. Tout ce
monde habitait chez moi depuis dix à seize
ans, me connaissait, connaissait ma de-
meure, le pays, tout l'entourage de ma
vie. C'étaient de bons et tranquilles ser-
viteurs. Cela importe pour ce que je vais
dire
J'ajoute que la Seine, qui longe mon
jardin, est navigable jusqu'à Rouen, com-
me vous le savez sans doute ; et que je
voyais passer chaque jour de grands na-
vires soit à voile, soit à vapeur, venant
de tous les coins du monde.
Donc, il y a eu un an à l'automne der-
nier, je fus pris tout à coup de malaises
bizarres et inexplicables. Ce fut d'abord
une sorte d'inquiétude nerveuse qui me
tenait en éveil des nuits entières, une
telle surexcitation que le moindre bruit
me faisait tressaillir. Mon humeur s'ai-
grit. J'avais des colères subites inexpli-
cables. J'appelai un médecin qui m'or-
donna du bromure de potassium et des
douches.
Je me fis donc doucher matin et soir,
et je me mis à boire du bromure. Bientôt,
en effet, je recommençai à dormir, mais
d'un sommeil plus affreux que l'insomnie.
A peine couché, je fermais les yeux et je
m'anéantissais. Oui, je tombais dans le
néant, dans un néant absolu, dans une
mort de l'être entier dont j'étais tiré brus-
quement, horriblement par l'épouvanta-
ble sensation d'un poids écrasant sur ma
poitrine, et d'une bouche qui mangeait
ma vie, sur ma bouche. Oh ! ces secous-
ses-là ! je ne sais rien de plus épouvanta-
ble !
Figurez-vous un homme qui dort, qu'on
assassine, et qui se réveille avec un cou-
teau dans la gorge ; et qui râle couvert
de sang* et qui ne peut plus respirer, et
qui va mourir, et qui ne comprend pas —
voilà !
Je maigrissais d'une façon inquiétante,
continue; et je m'aperçus soudain que
mon cocher, qui était fort gros, commen-
çait à maigrir comme moi.
Je lui demandai enfin :
— Qu'avez-vous donc, Jean? Vous êtes
malade.
Il répondit :
— Je crois bien que j'ai gagné la même
maladie que monsieur. C'est mes nuits
qui perdent mes jours.
Je pensai donc qu'il y avait dans la
maison une influence fiévreuse due au
voisinage du fleuve et j'allais m'en aller
pour deux ou trois mois, bien que nous
fussions en pleine saison de chasse, quand
un petit fait très bizarre, observé par ha-
sard, amena pour moi une telle suite de
découvertes invraisemblables, fantasti-
ques. effrayantes, que je restai.
Ayant soif un soir, je bus un demi-verre
d'eau et je remarquai que ma carafe, po-
sée sur la commode en face de mon lit.
était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
J'eus, pendant la nuit, un de ces réveils
affreux dont je viens de vous parler. J al-
lumai ma bougie, en proie à une épou-
vantable angoisse, et, comme je voulus
boire de nouveau, je m'aperçus avec stu-
peur que ma carafe était vide. Je n'en
pouvais croire mes yeux. Ou bien on était
entré dans ma chambre, ou bien j'étais
somnambule.
Le soir suivant, je voulus faire la même
épreuve. Je fermai donc ma porte à clef
pour être certain que personne ne pour-
rait pénétrer chez moi. Je m'endormis et
je me réveillai comme chaque nuit. On
avait bu toute l'eau que j'avais vue deux
heures plus tôt.
Qui avait bu cette eau? Moi, sans
doute, et pourtant je me croyais sûr, ab-
solument sûr, de n'avoir pas fait un mou-
vement dans mon sommeil profond et
douloureux.
Alors j'eus recours à des ruses pour
me convaincre que je n'accomplissais
point ces actes inconscients. Je plaçai un
soir, à côté de la carafe, une bouteille de
vieux bordeaux, une tasse de lait dont
j'ai horreur, et des gâteaux au chocolat
que j'adore.
Le vin et les gâteaux demeurèrent in-
tacts. Le lait et l'eau disparurent. Alors,
chaque jour, je changeai les boissons et
les nourritures. Jamais on ne toucha aux
choses solides, compactes, et on ne but,
en fait de liquide, que du laitage frais et
de l'eau surtout.
Mais ce doute poignant restait dans
mon âme. N'était-ce pas moi qui me le-
vais sans en avoir conscience, et qui bu-
vais même les choses détestées, car, mes
sens engourdis par le sommeil somnam-
bulique pouvaient être modifiés, avoir
perdu leurs répugnances ordinaires et ac-
quis des goûts différents.
Je me servis alors d'une ruse nouvelle
contre moi-même. J'enveloppai tous les
objets auxquels il fallait infailliblement
toucher avec des bandelettes de mousse-
line blanche et je les recouvris encore
avec une serviette de batiste.
Puis, au moment de me mettre au lit,
je me barbouillai les mains, les lèvres
et la moustache avec de la mine de
plomb.
A mon réveil, tous les objets étaient
demeurés immaculés bien qu'on y eût tou-
ché; car la serviette n'était point posée
comme je l'avais mise ; et, de plus, on
avait bu de l'eau, et du lait Or ma porte
fermée avec une clef de sûreté et mes
volets cadenassés par prudence, n'avaient
pu laisser pénétrer personne.
Alors, je me posai cette redoutable
question. Qui donc était là, toutes les
nuits, près de moi ?
Je sens, messieurs, que je vous raconte
cela trop vite. Vous souriez, votre opinion
est déjà faite : « c'est un fou. » J'aurais
dû vous décrire longuement cette émotion
d'un homme qui, enfermé chez lui, l'esprit
sain, regarde, à travers le verre d'une ca-
rafe, un peu d'eau disparue pendant qu'il
a dormi. J'aurais dû vous faire comprendre
cette torture renouvelée chaque soir et
chaque matin, et cet invincible sommeil,
et ces réveils plus épouvantables encore.
Mais je continue.
Tout à coup, le miracle cessa. On ne
touchait plus à rien dans ma chambre.
C'était fini. J'allais mieux d'ailleurs. La
gaieté me revenait, quand j'appris qu'un
de mes voisins, M. Legite, se trouvait
exactement dans l'état où j'avais été moi-
même. Je crus de nouveau à une influen-
ce fiévreuse dans le pays. Mon cocher
m'avait quitté depuis un mois, fort ma-
lade.
L'hiver était passé, le printemps com-
mençait, Or, un matin, comme je me
promenais près de mon parterre de ro-
siers, je vis, je vis distinctement, tout
près de moi, la tige d'une des plus belles
roses se casser comme si une main invi-
sible l'eût cueillie; puis la fleur suivit la
courbe qu'aurait décrite un bras en la
portant vers une bouche, et resta sus-
pendue dans l'air transparent, toute seule,
immobile, effrayante, à trois pas de mes
yeux.
Saisi d'une épouvante folle, je me jetai
sur elle pour la saisir. Je ne trouvai rien.
Elle avait disparu. Alors, je fus pris d'une
colère furieuse contre moi-même. Il
n'est pas permis à un homme raisonnable
et sérieux d'avoir de pareilles hallucina-
tions ! - -
Mais était-ce bien une hallucination ?
Je cherchai la tige. Je la retrouvai immé-
diatement sur l'arbuste, fraîchement cas-
sée, entre deux autres roses demeurées
sur la branche ; car elles étaient trois que
j'avais vues parfaitement.
Alors je rentrai chez moi, l'âme boule-
versée. Messieurs, écoutez-moi, je suis
calme ; je ne croyais pas au surnaturel,
je n'y crois pas même aujourd'hui; mais
à partir de ce moment-là je fus certain,
certain comme du jour et de la nuit, qu'il
existait près de moi un être invisible qui
m'avait hanté, puis m'avait quitté, et qui
revenait.
Un peu plus tard, j'en eus la preuve.
Entre mes domestiques d'abord écla-
taient tous les jours des querelles furieu-
ses pour mille causes futiles en appa-
rence, mais pleines de sens pour moi dé-
sormais. ,
Un verre, un beau verre de Venise se
brisa tout seul, sur le dressoir de ma
salle à manger, en plein jour.
Le valet de chambre accusa la cuisi-
nière, qui accusa la lingère, qui accusa
je ne sais qui.
Des portes fermées le soir étaient ou-
vertes le matin. On volait du lait, chaque
nuit, dans l'office. — Ah 1
Quel était-il ? De quelle nature ? Une
curiosité énervée, mêlée de colère et d'é-
pouvante, me tenait jour et nuit dans un
état d'extrême agitation.
Mais la maison redevint calme encore
une fois ; et je croyais de nouveau à des
rêves quand se passa la chose suivante :
C'était le 20 juillet, à neuf heures du
soir. Il faisait fort chaud ; j'avais laissé
ma fenêtre toute grande, ma lampe allu-
mée sur ma table, éclairant un volume de
Musset ouvert à la Nuit de Mai ; et je
m'étais étendu dans un grand fauteuil où
je m'endormis.
Or, ayant dormi environ quarante mi-
nutes, je rouvris les yeux, sans faire un
mouvement, réveillé par je ne sais quelle
émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien
d'abord, puis tout à coup il me sembla
qu'une page du livre venait de tourner
toute seule. Aucun souffle d'air n'était
entré par la fenêtre. Je fus surpris ; et
j'attendis. Au bout de quatre minutes en-
viron, je vis, je vis, oui, je vis,messieurs,
de mes yeux, une autre page se soulever
et se rabattre sur la précédente comme
si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil
semblait vide, mais je compris qu'il était
là, lui ! Je traversai ma chambre d'un
bond pour le prendre, pour le toucher,
pour le saisir si cela se pouvait. Mais
mon siège, avant que je l'eusse atteint,
se renversa comme si on eût fui devant
moi ; ma lampe aussi tomba et s'éteignit,
le verre brisé; et ma fenêtre brusquement
poussée comme si un malfaiteur l'eût
saisie en se sauvant alla frapper sur son
arrêt. Ah!.
Je me jetai sur la sonnette et j'appelai.
Quand mon valet de chambre parut, je
lui dis :
« J'ai tout renversé et tout brisé. Don-
nez-moi de la lumière. »
Je ne dormis plus, cette nuit-là. Et ce.
pendant j'avais pu encore être le jouet
d'une illusion ! Au réveil les sens demeu-
rent troubles. N'était-ce pas moi qui avais
jeté bas mon fauteuil et ma lumière en
me précipitant comme un fou ?
Non, ce n'était pas moi ! Je le savais à
n'en point douter une seconde. Et cepen-
dant je le voulais croire.
Attendez. L'Etre ! Comment le nomme-
rai-je? L'Invisible. Non, cela ne suffit
pas. Je l'ai baptisé le Horla. Pourquoi ?
Je ne sais point. Donc le Horla ne me
quittait plus guère. J'avais jour et nuit la
sensation, la certitude de la présence de
cet insaisissable voisih, et la certitude
aussi qu'il prenait ma vie, heure par
heure, minute par minute.
L'impossibilité de le voir m'exaspérait
et j'allumais toutes les lumières de mon
appartement, comme si j'eusse pu, dans
cette clarté, le découvrir.
Je le vis, enfin.
Vous ne me croyez pas. Je l'ai vu ce-
pendant.
J'étais assis devant un livre quelcon-
que, ne lisant pas, mais guettant, avec
tous mes organes surexcités, guettant
Celui que je sentais près de moi. Certes,
il était là. Mais où ? Que faisait il ? Com-
ment l'atteindre ?
En face de moi mon lit, un vieux lit de
chêne à colonnes. A droite ma cheminée.
A gauche ma porte que j'avais fermée
avec soin. Derrière moi une très grande
armoire à glace, qui me servait chaque
jour pour me raser, pour m'habiller, où
j'avais coutume de me regarder de la tête
aux pieds chaque fois que je passais de-
vant.
Donc je faisais semblant de lire ; pour
le tromper, car il m'épiait lui aussi ; et
soudain je sentis, je fus certain au'il li-
sait par dessus mon épaule, qu'il était là,
frôlant mon oreille.
Je me dressai, en me tournant si vite
que je faillis tomber. Eh bien. on y
voyait comme en plein jour.et je ne me
vis pas dans ma glace ! Elle était vide,
claire, pleine de lumière. Mon image
n'était pas dedans. Et j'étais en face.
Je voyais le grand verre limpide, du haut
en bas! Et je regardais cela avec des
yeux affolés, et je n'osais plus avancer,
sentant bien qu'il se trouvait entre nous,
lui, et qu'il m'échapperait encore, mais
que son cops imperceptible avait absorbé
mon reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout
à coup je commençai à m'apercevoir dans
une brume, au fond du miroir, dans une
brume, comme à travers une nappe
d'eau ; et il me semblait que cette eau
glissait de gauche à droite, lentement,
rendant plus précise mon image de se-
conde en seconde. C'était comme la fin
d'une éclipse. Ce qui me cachait ne pa-
raissait point posséder de contours nette-
m nt arrêtés, mais une sorte de trans-
parence opaque s'éclaircissant peu à
peu. -
Je pus enfin me distinguer complète-
ment ainsi que je fais chaque jour en me
regardant.
Je l'avais vu. L'épouvante m'en est
restée, qui me fait encore frissonner.
Le lendemain j'étais ici, où je priai
qu'on me gardât.
Maintenant, messieurs, je conclus.
Le docteur Marrande, après avoir long-
temps douté, se décida à faire, seul, un
voyage dans mon pays.
Trois de mes voisins, à présent, sont
atteints comme je l'étais. Est-ce vrai ?
Le médecin répondit : — C'est vrai !
— Vous leur avez conseillé de laisser
de l'eau et du lait chaque nuit dans leur
chambre pour voir si ces liquides dispa-
raîtraient. Ils l'ont fait. Ces liquides ont-
ils disparu comme chez moi.?
Le médecin répondit avec une gravité
solennelle : — Ils ont disparu.
Donc, messieurs, un Être, un Être nou-
veau, qui sans doute se multipliera
bientôt comme nous nous sommes mul-
tipliés, vient d'apparaître sur la terre !
Ah! vous souriez! Pourquoi? parce
que cet Être demeure invisible. Mais
notre œil, messieurs, est un organe telle-
ment élémentaire qu'il peut distinguer à
peine ce qui est indispensable à notre
existence. Ce qui est trop petit lui
échappe,ce qui est trop grand lui échappe,
ce qui est trop loin lui échappe. Il ignore
les milliards de petites bêtes qui vivent
dans une goutte d'eau. Il ignore les habi-
tants, les plantes et le sol des étoiles
voisines ; il ne voit pas même le trans-
parent.
Placez devant lui une glace sans tain
parfaite, il ne la distinguera pas et nous
jettera dessus comme l'oiseau pris dans
une maison,qui se casse la tête auxvitres.
Donc, il ne voit pas les corps solides et
transparents qui existent pourtant, il ne
voit pas l'air dont nous nous nourrissons,
ne voit pas le vent qui est la plus grande
force de la nature, qui renverse les hom-
mes, abat les édifices, déracine les ar-
bres, soulève la mer en montagnes d'eau
qui font crouler les falaises de granit.
Quoi d'étonnant à ce qu'il ne voie pas
un corps nouveau, à qui manque sans
doute la seule propriété d'arrêter les
rayons lumineux. ,.
Apercevez-vous l'électricité ? Et cepen-
dant elle existe !
Cet être, que j'ai nommé le Horla,existe
aussi.
Qui est-ce ? Messieurs, c'est celui que
la terre attend, après l'homme ! Celui qui
vient nous détrôner, nous asservir, nous
dompter, et se nourrir de nous peut-être
comme nous nous nourrissons des bœufs
et des sangliers.
Depuis des siècles, on le pressent, on
le redoute et on l'annonce ! La peur de
l'Invisible a toujours hanté nos pères.
Il est venu.
Toutes les légendes des fées, des
gnômes, des rôdeurs de l'air insaisissables
et malfaisants, c'était de lui qu'elles par-
laient, de lui pressenti par l'homme in-
quiet et tremblant déjà.
Et tout ce que vous faites vous-mêmes,
messieurs, depuis quelques ans. Ce que
vous appelez l'hypnotisme, la suggestion,
le magnétisme — c'est lui que vous an..
noncez:que vous prophétisez!
Je vous dis qu'il est venu. Il rôde inquiet
lui-même comme les premiers hommes,
ignorant encore sa force et sa puissance
qu'il connaîtra bientôt, trop tôt.
Et voici, messieurs, pour finir, un frag-
ment de journal qui m'est tombé sous la
main, et qui vient de Rio de Janeiro. Je
lis : « Unfe sorte d'épidémie de folie sem-
ble sévir depuis quelque temps dans la
province de San Paulo. Les habitants de
plusieurs villages se sont sauvés aban-
donnant leurs terres et leurs maisons et
se prétendant poursuivis et mangés par
des vampires invisibles qui se nourrissent
de leur souffle pendant leur sommeil et
qui ne boiraient, en outre que de l'eau, et
quelquefois du lait ! a
J'ajoute : « Quelques jours avant la pre-
mière atteinte du mal dont j'ai failli mou-
rir, je me rappelle parfaitement avoir vu
passer un grand trois-màts brésilien avec
son pavillon déployé. Je vous ai dit que
ma maison est au bord de l'eau. toute
blanche. Il était caché sur ce bateau
sans doute. »
Je n'ai plus rien à ajouter, messieurs.
Le docteur Marrande se leva et mur-
mura :
— Moi non plus. Je ne sais si cet
homme est fou ou si nous le sommes tous
les deux. ou si. si notre successeur est
réellement arrivé.
GUY DE MAUPASSANT,
———
r Nouvelles & Echos
AUJOURD'HUI
A deux heures, courses à Vincennes.
Pronostics de Gil Blas :
Pria: d'Irlande : L'Eperon.
Prix de la Société : Lapin II.
Prix Tally Ho: Damas.
Prix de Saumur: Rostrenen.
Le Congrès national de chirurgie a
clos hier sa session.
Dans l'amphithéâtre de la Faculté de
médecine avaient pris place les plus sa-
vants représentants de la chirurgie fran-
çaise : MM. les docteurs Ollier (de Lyon),
président, Verneuil, Labbé, Trélat, Ter-
rillon, Monod (Charles), Combe lAn-
thelme), Poncet (de Lyon), Pozzi, etc.
De nombreux chirurgiens de l'étranger
ont pris part aux neuf séances du Con-
grès.
MM. les virtuoses du bistouri se sont
réunis en un banquet fraternel qui a
rompu un peu la tristesse des choses sé-
rieuses de leur art.
*****
La duchesse de la Torre et ses deux
filles, la marquise de Cartejon et la prin-
cesse Kotschoubey, sont à Paris.
Le marquis de Maillé a donné hier en
forêt de Compiègne son premier laisser-
courre de la saison. On sait que le mar-
quis de Maillé est venu de 1 Anjou avec
sa meute pour chasser avec l'équipage du
comte de Lubersac.
Par suite de la mort de la marquise de
Chaumont, belle-mère du comte -de Lu-
bersac, M. de Maillé chassera seul pen-
dant toute la durée de son déplacement
en forêt de Compiègne.
L'élégant comte de P., justementému
de la conduite et des prodigalités de son
frère Fernand, vient de le décider à en-
treprendre un long voyage.
Visiter les Indes ne lui déplaît pas ; il
part, paraît-il, avec satisfaction et aban-
donne sans regret ses infidèles petites
amies.
***%
Nouvelles diplomatiques :
Le comte Corti, ambassadeur d'Italie
en Angleterre, a quitté Paris hier se ren-
dant à Londres.
On annonce l'arrivée à Paris du baron
Von den Brincken, ambassadeur d'Alle-
magne à Athènes.
Son Excellence, qui est atteinte d'une
maladie du larynx, vient consulter un de
nos plus éminents médecins.
«%
Toutes les personnes qui se trouvaient
hier, après midi, avenue des Champs-
Elysées, ont pu voir un jeune homme,
mis très proprement, se promenant, por-
tant sur le dos un écriteau avec ces mots:
« Je cherche du travail. »
Cette nouvelle méthode d'affichage a
produit sensation dans la foule, mais
nous n'avons pas appris jusqu'à présent
qu'elle ait été couronnée de succès.
Décidément, les bureaux de placement
ont fait leur temps. Ce n'est pas dom-
mage !
--
M. Finley, chef assistant l'astrologue
docteur Gil à l'observatoire du Cap, vient
de découvrir une nouvelle comète.
Malheureusement, cet astre n'a aucune
chance de popularité : c'est une sorte de
comète avortée, elle n'a pas de queue.
M. Morin vient d'achever un voyage
d'exploration dans l'isthme de Darien.
Il en a rapporté les plus curieux sou-
venirs. Il a visité un grand nombre de
huacas. Ce sont les sépultures des indi-
gènes, garnies d'objets de toute espèce :
habillements, vases, ornements en or
massif et mélangés de cuivre, représen-
tant des animaux, des serpents, des gre-
nouilles d'une grande valeur artisti-
que.
Il est à remarquer que les ossements
renfermés dans les huacas sont brisés.
M. Pmart, qui a fait les mêmes décou-
vertes bien avant M. Morin, explique
cette particularité du rite funéraire des
Dorasques par cette raison que lors-
qu'un Indien meurt, on enveloppe son
corps dans des étoffes de coton, tissées
pour cet usage, et après une cérémonie
assez courte, où le chaman raconte les
prouesses et les vertus du défunt, on le
porte dans un endroit retiré de la forêt.
Là on le place sous une sorte d'échafau-
dage, on le recouvre de broussailles et de
branchages, puis on l'abandonne pour
une année entière. L'année révolue, le
Kanaru se rend à l'endroit où est le ca-
davre et, lorsqu'il l'a nettoyé de toutes
les parties charnues, il brise les osse-
ments ainsi que le crâne, et il recueille
tous les fragments en un paquet. On
comprend pourquoi on n'a jamais trouvé
de squelette entier. Le Kanaru est le
personnage investi spécialement de ces
fonctions.
On vient de saisir en Angleterre; pour
raison d'Etat, un livre paru il y a quel-
ques jours : Sophie Adélaïde qui, ainsi
que nous l'avions prévu, produit une
certaine émotion dans les cours étran-
gères.
/V/VV%P
Le deer-slalking (chasse au cerf) dans la
forêt d'Athole vient de se terminer après
une favorable saison — pour les chas-
seurs — ou du moins meilleure que la
saison dernière, quoique le résultat soit
inférieure aux autres années passées.
Le nombre de cerfs tués cette année
est de 102.
Le duke of Athole en une semaine a
abattu 13 cerfs de son propre rifle, pen-
dant qu'un de ses fils, la semaine der-
nière, en tua 14.
X
Parmi la quantité de poney-cart « Turn-
outs » si en vogue à Newmarket pendant
les l'ace-meetings, le pas doit être ac-
cordé à celui du duc d'Hamilton, avant
ceux même de M. Léopold de Rothschild,
lord Hastings, lord Cadogan, et de M. Gé-
rard, pour son mignon petit gee blanc
qui est tout à fait comique.
Le duc va beaucoup mieux grâce à un
long séjour au château de Brodick, et à
Doughsie Lodge, dans l'Isle of Arran
avec sa shooting party.
Plus de 3,OUO grouses ont été tués
et environ quarante cerfs, dont huit abat.
tus par le duc en un jour.
*%
Les deux romans que René de Pont-
Jesc vient de faire paraître chez Dentu
sous le titre générique de : Les Martyrs de
la Nello, sont incontestablement des plus
intéressants de la saison. La première
partie a pour titre : Le Roman d'une Diva;
elle est extrêmement dramatique ; — la
seconde partie : Un Drame en Russie, est
non moins émouvante ; elle conduit le
lecteur en Sibérie et fournit les détails
les plus curieux sur les mœurs judiciai-
res de l'empire des czars.
Mathilde Minouche s'apprête à entres
prendre un grand voyage. L'aimable
demi-mondaine vient de retenir son pas-
sage pour filer à Lima.
En cherchant bien dans le passé, nous
pourrions retrouver les motifs de cette
fugue lointaine.
En tous cas nous souhaitons à Minou-
che bon voyage et prompt retour.
On nous communique une circulaire
bien curieuse, qui mérite vraiment les
honneurs d'un écho :
Au Bouquet d'Oranger
H. L.
coiffeur musicien
à X.
(Seine-ce-Marne)
J'ai l'honneur de vous offrir les articles
que je tiens au prix de iacture ainsi que la
eoiffure de la mariée gratis, si j'ai le plaisir
de faire votre noce comme violon..
J'ai l'honneur de vous saluer.
H. L.
Ce n'est pas le cas de dire : on n'a pas
idée de cela en province.
Je crois qu'après celle-là on peut tirer
l'échelle.
Aujourd'hui paraît chez Lemerre : Une
Altesse impériale, le nouveau volume
d'Ary Ecilaw. Ce livre va produire une
vive sensation à Berlin et à Pétersbourg,
l'auteur ayant, dit-on, des liens de pa-
renté très proches avec ces deux cours
NOUVELLES A LA MAIR
Entre mères de cabotines :
— Oui, madame, ma Zénobie a vu tou
ce qu'on peut voir!. les cinq parties du
monde et même le Canada!
— A-t-elle été chez les Ottomans ?
— Je vous crois. Elle ne connaît que
ça, à preuve qu'elle a visité l'intérieur
d'un hareny. où il y avait un pacha et
vingt-deux femmes, on l'a gardée là-
dedans, la pauvre enfant, pendant quinze
jours.
eo
Un fiacre roule doucement dans la di..
rection du Palais-Bourbon.
Une tête paraît à la portière.
- Allons, cocher, marchez donc!..,
Je n'arriverai jamais à la Chambre.
Vous et votre canasson, vous n'êtes que
deux rossards!
- Ah bien!. Mon député, si vous
entendez comme ça la conciliation, je
m'étonne pas qu'on se dévore dans votre
boite !.
LE DIABLE BOITEUX.
* —
PORTRAITS D ALMMHM
TESSONNIER (DE L'INSTITUT)
Imaginez-vous un tout petit bonhomme
pas plus haut que ça, ainsi que chantait
Judic dans je ne sais quelle opérette, et
preste, nerveux, affairé, remuant, sautil-
lant sans cesse comme ces moucherons en
folie qui tournoient au-dessus des cuves
pleines de raisins dans les mélancoliques
crépuscules dorés de l'arrière-saison.
Et, sur ce corps de roi Carotte, une
grosse tête superbe, presque visionnaire
qu'encadre de ses longues mèches cres-
pelées une barbe absolument blanche.
Jusqu'aux épaules, on croirait voir un
de ces fleuves que les mytholoeies latines
divinisaient — ces majestueux nourri-
ciers de la terre, que Coysevox a sculp-
tés sous les vastes ombrages du parc de
Versailles. Puis, par un caprice ironique
de la destinée, cette implacable carica-
turiste, ce n'est plus qu'une silhouette de
pygmée, presque rien, un torse qu'un en-
faut casserait d'une chiquenaude, de
maigres jambes moulées en des panta-
lons de « inasher », des pattes inquiètes
de faucheux qui s'agitent comme pour se
grandir, pour tenir de la place.
Erudit et caustique au possible, mé-
chant comme une vieille dévote de pro-
vince, il rappelle les dieux védiques ac-<
croupis, extasiés dans l'immuable con-
templation de leur béatitude. Il se pré-
lasse comme au fond d'une chapeile où
les cierges flambent nuit et jour sur les
triangles de cuivre, où les enfants de
chœur balancent à toute volée leur lourds
encensoirs. Il ne s'effare d'aucune hyper*
bole. Il se croit le plus grand artiste d,
son temps.
Il a autant de décorations, de rubans,
de plaques, qu'un feld-maréchal allemand
ou un marchand de crayons. Il vend le
millimètre de peinture plus cher qu'une
ferme de Beauce.
Et il ne s'explique pas pourquoi l'Etat
n'a pas encore choisi l'emplacement de
sa statue, commandé son bronze à quel-
que sculpteur de marque. On est mo-
deste ou on ne l'est pas. Cette marotte
de s'enfler, de se voir en des miroirs
grossissants n'est-elle pas hélas la carac-
téristique du siècle qui se meurt avec les
singeries d'un très ancien cabot ?
Tessonnier habite un opulent hôtel -
— presque un palais — sur le boulevard
Malesberbes.
fJri Numéro : Paris, S cent* £ Départements, 20 cent.
MARDI 26 OCTOBRE 183&
B, D'HUBERT, Directeur
ABONNEMENTS
PARIS. 1 mois 4 fr. 80
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DÉPARTEMENTS, 3 mois. la »
- 12 mois. 60 *
Etranger, frais de poste en plu.
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MM. DOLLINGEN FILS, SÉCUY ET Cia
t6, rue de la Grange-Batelière, 16
ET A L'ADMINISTRATION
HÊDACTION ET ADMINISTRATION
10, BOULEVARD DES CAPUCINES, 10
L'administration, n'est pas responsable du
manuscrits ae^oses.
Amuser les gens qui passent, leur plaire auiourd'hui et recommencef
le lendemain. — J. JANIN, préface de Gil Blas.
A. DUMONT, Fondateur
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PARIS, t mois 4L fr. KO
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Etranger, frais de poste en plus
On s'abonne à Barcelona, chez A. PIA-
cET, 20, Rambla del Centro; à St-Péters-
bourg, au bureau de poste, et chez VIOL-
LBT père, 10, canal Catherine, pont de
Caz&n; à I^NDRES, chez MM. DBLTZI*
DAVIBS ET at., 1, F iuch Lane, Cornhill.
Après la BELLE-FILLE, l'ouvrage si
intéressant et si émouvant de A. Matthey,
Gil Blas publiera une courte et très atta-
chante nouvelle
MADAME ROBERT
PAR
THÉODORE DE BANVILLE
On y trouvera au plus haut degré les
qualités maîtresses de l'écrivain si connu
4le nos lecteurs : une profonde science de
la vie parisienne, et ce sentiment puis-
sant d'idéal qui, sous sa plume, transfi-
gure les réalités et leur donne l'intensité
poétique.
Après cette nouvelle nous publierons
an roman :
TOUSSAINT GALABRU
PAR
FERDINAND FABRE
Cette œuvre nouvelle de l'auteur si ap
précié des Courbezon, de Julien Savignac,
de Monsieur Jean, est une peinture très
exacte et très saisissante de la vie rusti-
que aux Cévennes. De la première à la
dernière page, les lecteurs seront inté-
ressés, émus, captivés par les aventures
galantes du beau Galabru, sorcier de son
état, et séducteur irrésistible.
L'auteur qui, dans son enfance, a connu
ce personnage étrange, le fait revivre
dans son roman avec cette vigueur de
style et cette puissance d'évocation qui
caractérisent son grand talent.
Gil Blas publiera successivement un
roman de notre collaborateur
GUY DE MAUPASSANT
et un roman de
HECTOR MALOT
deux écrivains de premier ordre qui ont
fait depuis longtemps leurs preuves et
dont les succès littéraires ne se comp-
tent plus.
SOMMAIRE
LE HORLA. - Guy de Maupassant.
NOUVELLES ET ÉGHOS. — Le Diable Boiteux.
PORTRAITS D'AUJOURD'HUI. — Charles Durand.
LE CINQUANTENAIRE DES CHEMINS DE FER. -
Fernand Xau.
INFORMATIONS. — Georges Dur et.
REVUE FONCIÈRE. — Desmaisons.
LES PROPOS DU DOCTEUR. — Dr E. Monin.
L'EXPOSITION DES PRIX DE ROME. — Paul dû
Katow.
LE CONSEIL QUOTIDIEN. — Octave Sully.
FAITS DIVERS. — Jean Pauwels.
TOUR DU MONDE. — Louis Rozier.
CHRONIQUE DE L'AUDIENCE. — Eaque.
JOURNAUX ET REVUES — El Correo.
LES LIVRES. — Paul Gimsty.
SPORT. — The Former.
COURRIER DES THÉATRES. — Fernand Bourgeat.
LA SEMAINE FINANCIÈRE. — Henri Bregeot.
JEUX. — Martin Gall.
PASSE-TEMPS QUOTIDIEN. — E. Framery.
SPECTACLES DU JOUR.
FEUILLETON : LA BELLE-FILLE. - A. Matthey.
J
LE HORLA
Le docteur Marrande, le plus illustre et
le plus éminent des aliénistes, avait prié
trois de ses confrères et quatre savants,
s'occupant de sciences naturelles, de ver-
nir passer une heure chez lui, dans la
maison de santé qu'il dirigeait, pour leur
montrer un de ses malades.
Aussitôt que ses amis furent réunis, il
leur dit : « Je vais vous soumettre le cas
le plus bizarre et le plus inquiétant que
j'aie jamais rencontré. D'ailleurs, je n'ai
rien à vous dire de mon client. Il parlera
lui-même.»Le docteur alors sonna.Un do-
mestique fit entrer un homme. Il était fort
maigre,d'une maigreur de cadavre,comme
sont maigres certains fous que ronge
ine pensée, car la pensée malade dévore
.a chair du corps plus que la fièvre ou
.a phtisie.
Ayant salué et s'étant assis, il dit :
« Messieurs, je sais pourquoi on vous a
réunis ici et je suis prêt à vous raconter
mon histoire, comme m'en a prié mon
ami le docteur Marrande. Pendant long-
temps il m'a cru fou. Aujourd'hui il doute.
Dans quelque temps, vous saurez tous
que j'ai l'esprit aussi sain, aussi lucide,
aussi clairvoyant que les vôtres, malheu-
reusement pour moi, et pour vous, et
pour l'humanité tout entière.
Mais je veux commencer par les faits
eux-mêmes, par les faits tout simples.
Les voici :
J'ai quarante-deux ans. Je ne suis pas
marié, ma fortune est suffisante pour vi-
vre avec un certain luxe. Donc j'habitais
une propriété sur les bords de la Seine, à
Biessard, auprès de Rouen. J'aime la
chasse et la pêche. Or, j'avais derrière
moi,au-dessus des grands rochers qui do-
minaient ma maison, une des plus belles
forêts de France, celle de Roumare, et
devant moi un des plus beaux fleuves du
monde.
Ma demeure est vaste, peinte en blanc
à l'extérieur, jolie, ancienne, au milieu
d'un grand jardin planté d'arbres magnifi-
ques et qui monte jusqu'à, la forêt, en
escaladant les énormes rochers dont je
vous parlais tout à l'heure.
Mon personnel se compose, ou plutôt
se composait d'un cocher, un jardinier,
un valet de chambre, une cuisinière et
une lingère qui était en même temps une
espèce de femme de charge. Tout ce
monde habitait chez moi depuis dix à seize
ans, me connaissait, connaissait ma de-
meure, le pays, tout l'entourage de ma
vie. C'étaient de bons et tranquilles ser-
viteurs. Cela importe pour ce que je vais
dire
J'ajoute que la Seine, qui longe mon
jardin, est navigable jusqu'à Rouen, com-
me vous le savez sans doute ; et que je
voyais passer chaque jour de grands na-
vires soit à voile, soit à vapeur, venant
de tous les coins du monde.
Donc, il y a eu un an à l'automne der-
nier, je fus pris tout à coup de malaises
bizarres et inexplicables. Ce fut d'abord
une sorte d'inquiétude nerveuse qui me
tenait en éveil des nuits entières, une
telle surexcitation que le moindre bruit
me faisait tressaillir. Mon humeur s'ai-
grit. J'avais des colères subites inexpli-
cables. J'appelai un médecin qui m'or-
donna du bromure de potassium et des
douches.
Je me fis donc doucher matin et soir,
et je me mis à boire du bromure. Bientôt,
en effet, je recommençai à dormir, mais
d'un sommeil plus affreux que l'insomnie.
A peine couché, je fermais les yeux et je
m'anéantissais. Oui, je tombais dans le
néant, dans un néant absolu, dans une
mort de l'être entier dont j'étais tiré brus-
quement, horriblement par l'épouvanta-
ble sensation d'un poids écrasant sur ma
poitrine, et d'une bouche qui mangeait
ma vie, sur ma bouche. Oh ! ces secous-
ses-là ! je ne sais rien de plus épouvanta-
ble !
Figurez-vous un homme qui dort, qu'on
assassine, et qui se réveille avec un cou-
teau dans la gorge ; et qui râle couvert
de sang* et qui ne peut plus respirer, et
qui va mourir, et qui ne comprend pas —
voilà !
Je maigrissais d'une façon inquiétante,
continue; et je m'aperçus soudain que
mon cocher, qui était fort gros, commen-
çait à maigrir comme moi.
Je lui demandai enfin :
— Qu'avez-vous donc, Jean? Vous êtes
malade.
Il répondit :
— Je crois bien que j'ai gagné la même
maladie que monsieur. C'est mes nuits
qui perdent mes jours.
Je pensai donc qu'il y avait dans la
maison une influence fiévreuse due au
voisinage du fleuve et j'allais m'en aller
pour deux ou trois mois, bien que nous
fussions en pleine saison de chasse, quand
un petit fait très bizarre, observé par ha-
sard, amena pour moi une telle suite de
découvertes invraisemblables, fantasti-
ques. effrayantes, que je restai.
Ayant soif un soir, je bus un demi-verre
d'eau et je remarquai que ma carafe, po-
sée sur la commode en face de mon lit.
était pleine jusqu'au bouchon de cristal.
J'eus, pendant la nuit, un de ces réveils
affreux dont je viens de vous parler. J al-
lumai ma bougie, en proie à une épou-
vantable angoisse, et, comme je voulus
boire de nouveau, je m'aperçus avec stu-
peur que ma carafe était vide. Je n'en
pouvais croire mes yeux. Ou bien on était
entré dans ma chambre, ou bien j'étais
somnambule.
Le soir suivant, je voulus faire la même
épreuve. Je fermai donc ma porte à clef
pour être certain que personne ne pour-
rait pénétrer chez moi. Je m'endormis et
je me réveillai comme chaque nuit. On
avait bu toute l'eau que j'avais vue deux
heures plus tôt.
Qui avait bu cette eau? Moi, sans
doute, et pourtant je me croyais sûr, ab-
solument sûr, de n'avoir pas fait un mou-
vement dans mon sommeil profond et
douloureux.
Alors j'eus recours à des ruses pour
me convaincre que je n'accomplissais
point ces actes inconscients. Je plaçai un
soir, à côté de la carafe, une bouteille de
vieux bordeaux, une tasse de lait dont
j'ai horreur, et des gâteaux au chocolat
que j'adore.
Le vin et les gâteaux demeurèrent in-
tacts. Le lait et l'eau disparurent. Alors,
chaque jour, je changeai les boissons et
les nourritures. Jamais on ne toucha aux
choses solides, compactes, et on ne but,
en fait de liquide, que du laitage frais et
de l'eau surtout.
Mais ce doute poignant restait dans
mon âme. N'était-ce pas moi qui me le-
vais sans en avoir conscience, et qui bu-
vais même les choses détestées, car, mes
sens engourdis par le sommeil somnam-
bulique pouvaient être modifiés, avoir
perdu leurs répugnances ordinaires et ac-
quis des goûts différents.
Je me servis alors d'une ruse nouvelle
contre moi-même. J'enveloppai tous les
objets auxquels il fallait infailliblement
toucher avec des bandelettes de mousse-
line blanche et je les recouvris encore
avec une serviette de batiste.
Puis, au moment de me mettre au lit,
je me barbouillai les mains, les lèvres
et la moustache avec de la mine de
plomb.
A mon réveil, tous les objets étaient
demeurés immaculés bien qu'on y eût tou-
ché; car la serviette n'était point posée
comme je l'avais mise ; et, de plus, on
avait bu de l'eau, et du lait Or ma porte
fermée avec une clef de sûreté et mes
volets cadenassés par prudence, n'avaient
pu laisser pénétrer personne.
Alors, je me posai cette redoutable
question. Qui donc était là, toutes les
nuits, près de moi ?
Je sens, messieurs, que je vous raconte
cela trop vite. Vous souriez, votre opinion
est déjà faite : « c'est un fou. » J'aurais
dû vous décrire longuement cette émotion
d'un homme qui, enfermé chez lui, l'esprit
sain, regarde, à travers le verre d'une ca-
rafe, un peu d'eau disparue pendant qu'il
a dormi. J'aurais dû vous faire comprendre
cette torture renouvelée chaque soir et
chaque matin, et cet invincible sommeil,
et ces réveils plus épouvantables encore.
Mais je continue.
Tout à coup, le miracle cessa. On ne
touchait plus à rien dans ma chambre.
C'était fini. J'allais mieux d'ailleurs. La
gaieté me revenait, quand j'appris qu'un
de mes voisins, M. Legite, se trouvait
exactement dans l'état où j'avais été moi-
même. Je crus de nouveau à une influen-
ce fiévreuse dans le pays. Mon cocher
m'avait quitté depuis un mois, fort ma-
lade.
L'hiver était passé, le printemps com-
mençait, Or, un matin, comme je me
promenais près de mon parterre de ro-
siers, je vis, je vis distinctement, tout
près de moi, la tige d'une des plus belles
roses se casser comme si une main invi-
sible l'eût cueillie; puis la fleur suivit la
courbe qu'aurait décrite un bras en la
portant vers une bouche, et resta sus-
pendue dans l'air transparent, toute seule,
immobile, effrayante, à trois pas de mes
yeux.
Saisi d'une épouvante folle, je me jetai
sur elle pour la saisir. Je ne trouvai rien.
Elle avait disparu. Alors, je fus pris d'une
colère furieuse contre moi-même. Il
n'est pas permis à un homme raisonnable
et sérieux d'avoir de pareilles hallucina-
tions ! - -
Mais était-ce bien une hallucination ?
Je cherchai la tige. Je la retrouvai immé-
diatement sur l'arbuste, fraîchement cas-
sée, entre deux autres roses demeurées
sur la branche ; car elles étaient trois que
j'avais vues parfaitement.
Alors je rentrai chez moi, l'âme boule-
versée. Messieurs, écoutez-moi, je suis
calme ; je ne croyais pas au surnaturel,
je n'y crois pas même aujourd'hui; mais
à partir de ce moment-là je fus certain,
certain comme du jour et de la nuit, qu'il
existait près de moi un être invisible qui
m'avait hanté, puis m'avait quitté, et qui
revenait.
Un peu plus tard, j'en eus la preuve.
Entre mes domestiques d'abord écla-
taient tous les jours des querelles furieu-
ses pour mille causes futiles en appa-
rence, mais pleines de sens pour moi dé-
sormais. ,
Un verre, un beau verre de Venise se
brisa tout seul, sur le dressoir de ma
salle à manger, en plein jour.
Le valet de chambre accusa la cuisi-
nière, qui accusa la lingère, qui accusa
je ne sais qui.
Des portes fermées le soir étaient ou-
vertes le matin. On volait du lait, chaque
nuit, dans l'office. — Ah 1
Quel était-il ? De quelle nature ? Une
curiosité énervée, mêlée de colère et d'é-
pouvante, me tenait jour et nuit dans un
état d'extrême agitation.
Mais la maison redevint calme encore
une fois ; et je croyais de nouveau à des
rêves quand se passa la chose suivante :
C'était le 20 juillet, à neuf heures du
soir. Il faisait fort chaud ; j'avais laissé
ma fenêtre toute grande, ma lampe allu-
mée sur ma table, éclairant un volume de
Musset ouvert à la Nuit de Mai ; et je
m'étais étendu dans un grand fauteuil où
je m'endormis.
Or, ayant dormi environ quarante mi-
nutes, je rouvris les yeux, sans faire un
mouvement, réveillé par je ne sais quelle
émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien
d'abord, puis tout à coup il me sembla
qu'une page du livre venait de tourner
toute seule. Aucun souffle d'air n'était
entré par la fenêtre. Je fus surpris ; et
j'attendis. Au bout de quatre minutes en-
viron, je vis, je vis, oui, je vis,messieurs,
de mes yeux, une autre page se soulever
et se rabattre sur la précédente comme
si un doigt l'eût feuilletée. Mon fauteuil
semblait vide, mais je compris qu'il était
là, lui ! Je traversai ma chambre d'un
bond pour le prendre, pour le toucher,
pour le saisir si cela se pouvait. Mais
mon siège, avant que je l'eusse atteint,
se renversa comme si on eût fui devant
moi ; ma lampe aussi tomba et s'éteignit,
le verre brisé; et ma fenêtre brusquement
poussée comme si un malfaiteur l'eût
saisie en se sauvant alla frapper sur son
arrêt. Ah!.
Je me jetai sur la sonnette et j'appelai.
Quand mon valet de chambre parut, je
lui dis :
« J'ai tout renversé et tout brisé. Don-
nez-moi de la lumière. »
Je ne dormis plus, cette nuit-là. Et ce.
pendant j'avais pu encore être le jouet
d'une illusion ! Au réveil les sens demeu-
rent troubles. N'était-ce pas moi qui avais
jeté bas mon fauteuil et ma lumière en
me précipitant comme un fou ?
Non, ce n'était pas moi ! Je le savais à
n'en point douter une seconde. Et cepen-
dant je le voulais croire.
Attendez. L'Etre ! Comment le nomme-
rai-je? L'Invisible. Non, cela ne suffit
pas. Je l'ai baptisé le Horla. Pourquoi ?
Je ne sais point. Donc le Horla ne me
quittait plus guère. J'avais jour et nuit la
sensation, la certitude de la présence de
cet insaisissable voisih, et la certitude
aussi qu'il prenait ma vie, heure par
heure, minute par minute.
L'impossibilité de le voir m'exaspérait
et j'allumais toutes les lumières de mon
appartement, comme si j'eusse pu, dans
cette clarté, le découvrir.
Je le vis, enfin.
Vous ne me croyez pas. Je l'ai vu ce-
pendant.
J'étais assis devant un livre quelcon-
que, ne lisant pas, mais guettant, avec
tous mes organes surexcités, guettant
Celui que je sentais près de moi. Certes,
il était là. Mais où ? Que faisait il ? Com-
ment l'atteindre ?
En face de moi mon lit, un vieux lit de
chêne à colonnes. A droite ma cheminée.
A gauche ma porte que j'avais fermée
avec soin. Derrière moi une très grande
armoire à glace, qui me servait chaque
jour pour me raser, pour m'habiller, où
j'avais coutume de me regarder de la tête
aux pieds chaque fois que je passais de-
vant.
Donc je faisais semblant de lire ; pour
le tromper, car il m'épiait lui aussi ; et
soudain je sentis, je fus certain au'il li-
sait par dessus mon épaule, qu'il était là,
frôlant mon oreille.
Je me dressai, en me tournant si vite
que je faillis tomber. Eh bien. on y
voyait comme en plein jour.et je ne me
vis pas dans ma glace ! Elle était vide,
claire, pleine de lumière. Mon image
n'était pas dedans. Et j'étais en face.
Je voyais le grand verre limpide, du haut
en bas! Et je regardais cela avec des
yeux affolés, et je n'osais plus avancer,
sentant bien qu'il se trouvait entre nous,
lui, et qu'il m'échapperait encore, mais
que son cops imperceptible avait absorbé
mon reflet.
Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout
à coup je commençai à m'apercevoir dans
une brume, au fond du miroir, dans une
brume, comme à travers une nappe
d'eau ; et il me semblait que cette eau
glissait de gauche à droite, lentement,
rendant plus précise mon image de se-
conde en seconde. C'était comme la fin
d'une éclipse. Ce qui me cachait ne pa-
raissait point posséder de contours nette-
m nt arrêtés, mais une sorte de trans-
parence opaque s'éclaircissant peu à
peu. -
Je pus enfin me distinguer complète-
ment ainsi que je fais chaque jour en me
regardant.
Je l'avais vu. L'épouvante m'en est
restée, qui me fait encore frissonner.
Le lendemain j'étais ici, où je priai
qu'on me gardât.
Maintenant, messieurs, je conclus.
Le docteur Marrande, après avoir long-
temps douté, se décida à faire, seul, un
voyage dans mon pays.
Trois de mes voisins, à présent, sont
atteints comme je l'étais. Est-ce vrai ?
Le médecin répondit : — C'est vrai !
— Vous leur avez conseillé de laisser
de l'eau et du lait chaque nuit dans leur
chambre pour voir si ces liquides dispa-
raîtraient. Ils l'ont fait. Ces liquides ont-
ils disparu comme chez moi.?
Le médecin répondit avec une gravité
solennelle : — Ils ont disparu.
Donc, messieurs, un Être, un Être nou-
veau, qui sans doute se multipliera
bientôt comme nous nous sommes mul-
tipliés, vient d'apparaître sur la terre !
Ah! vous souriez! Pourquoi? parce
que cet Être demeure invisible. Mais
notre œil, messieurs, est un organe telle-
ment élémentaire qu'il peut distinguer à
peine ce qui est indispensable à notre
existence. Ce qui est trop petit lui
échappe,ce qui est trop grand lui échappe,
ce qui est trop loin lui échappe. Il ignore
les milliards de petites bêtes qui vivent
dans une goutte d'eau. Il ignore les habi-
tants, les plantes et le sol des étoiles
voisines ; il ne voit pas même le trans-
parent.
Placez devant lui une glace sans tain
parfaite, il ne la distinguera pas et nous
jettera dessus comme l'oiseau pris dans
une maison,qui se casse la tête auxvitres.
Donc, il ne voit pas les corps solides et
transparents qui existent pourtant, il ne
voit pas l'air dont nous nous nourrissons,
ne voit pas le vent qui est la plus grande
force de la nature, qui renverse les hom-
mes, abat les édifices, déracine les ar-
bres, soulève la mer en montagnes d'eau
qui font crouler les falaises de granit.
Quoi d'étonnant à ce qu'il ne voie pas
un corps nouveau, à qui manque sans
doute la seule propriété d'arrêter les
rayons lumineux. ,.
Apercevez-vous l'électricité ? Et cepen-
dant elle existe !
Cet être, que j'ai nommé le Horla,existe
aussi.
Qui est-ce ? Messieurs, c'est celui que
la terre attend, après l'homme ! Celui qui
vient nous détrôner, nous asservir, nous
dompter, et se nourrir de nous peut-être
comme nous nous nourrissons des bœufs
et des sangliers.
Depuis des siècles, on le pressent, on
le redoute et on l'annonce ! La peur de
l'Invisible a toujours hanté nos pères.
Il est venu.
Toutes les légendes des fées, des
gnômes, des rôdeurs de l'air insaisissables
et malfaisants, c'était de lui qu'elles par-
laient, de lui pressenti par l'homme in-
quiet et tremblant déjà.
Et tout ce que vous faites vous-mêmes,
messieurs, depuis quelques ans. Ce que
vous appelez l'hypnotisme, la suggestion,
le magnétisme — c'est lui que vous an..
noncez:que vous prophétisez!
Je vous dis qu'il est venu. Il rôde inquiet
lui-même comme les premiers hommes,
ignorant encore sa force et sa puissance
qu'il connaîtra bientôt, trop tôt.
Et voici, messieurs, pour finir, un frag-
ment de journal qui m'est tombé sous la
main, et qui vient de Rio de Janeiro. Je
lis : « Unfe sorte d'épidémie de folie sem-
ble sévir depuis quelque temps dans la
province de San Paulo. Les habitants de
plusieurs villages se sont sauvés aban-
donnant leurs terres et leurs maisons et
se prétendant poursuivis et mangés par
des vampires invisibles qui se nourrissent
de leur souffle pendant leur sommeil et
qui ne boiraient, en outre que de l'eau, et
quelquefois du lait ! a
J'ajoute : « Quelques jours avant la pre-
mière atteinte du mal dont j'ai failli mou-
rir, je me rappelle parfaitement avoir vu
passer un grand trois-màts brésilien avec
son pavillon déployé. Je vous ai dit que
ma maison est au bord de l'eau. toute
blanche. Il était caché sur ce bateau
sans doute. »
Je n'ai plus rien à ajouter, messieurs.
Le docteur Marrande se leva et mur-
mura :
— Moi non plus. Je ne sais si cet
homme est fou ou si nous le sommes tous
les deux. ou si. si notre successeur est
réellement arrivé.
GUY DE MAUPASSANT,
———
r Nouvelles & Echos
AUJOURD'HUI
A deux heures, courses à Vincennes.
Pronostics de Gil Blas :
Pria: d'Irlande : L'Eperon.
Prix de la Société : Lapin II.
Prix Tally Ho: Damas.
Prix de Saumur: Rostrenen.
Le Congrès national de chirurgie a
clos hier sa session.
Dans l'amphithéâtre de la Faculté de
médecine avaient pris place les plus sa-
vants représentants de la chirurgie fran-
çaise : MM. les docteurs Ollier (de Lyon),
président, Verneuil, Labbé, Trélat, Ter-
rillon, Monod (Charles), Combe lAn-
thelme), Poncet (de Lyon), Pozzi, etc.
De nombreux chirurgiens de l'étranger
ont pris part aux neuf séances du Con-
grès.
MM. les virtuoses du bistouri se sont
réunis en un banquet fraternel qui a
rompu un peu la tristesse des choses sé-
rieuses de leur art.
*****
La duchesse de la Torre et ses deux
filles, la marquise de Cartejon et la prin-
cesse Kotschoubey, sont à Paris.
Le marquis de Maillé a donné hier en
forêt de Compiègne son premier laisser-
courre de la saison. On sait que le mar-
quis de Maillé est venu de 1 Anjou avec
sa meute pour chasser avec l'équipage du
comte de Lubersac.
Par suite de la mort de la marquise de
Chaumont, belle-mère du comte -de Lu-
bersac, M. de Maillé chassera seul pen-
dant toute la durée de son déplacement
en forêt de Compiègne.
L'élégant comte de P., justementému
de la conduite et des prodigalités de son
frère Fernand, vient de le décider à en-
treprendre un long voyage.
Visiter les Indes ne lui déplaît pas ; il
part, paraît-il, avec satisfaction et aban-
donne sans regret ses infidèles petites
amies.
***%
Nouvelles diplomatiques :
Le comte Corti, ambassadeur d'Italie
en Angleterre, a quitté Paris hier se ren-
dant à Londres.
On annonce l'arrivée à Paris du baron
Von den Brincken, ambassadeur d'Alle-
magne à Athènes.
Son Excellence, qui est atteinte d'une
maladie du larynx, vient consulter un de
nos plus éminents médecins.
«%
Toutes les personnes qui se trouvaient
hier, après midi, avenue des Champs-
Elysées, ont pu voir un jeune homme,
mis très proprement, se promenant, por-
tant sur le dos un écriteau avec ces mots:
« Je cherche du travail. »
Cette nouvelle méthode d'affichage a
produit sensation dans la foule, mais
nous n'avons pas appris jusqu'à présent
qu'elle ait été couronnée de succès.
Décidément, les bureaux de placement
ont fait leur temps. Ce n'est pas dom-
mage !
--
M. Finley, chef assistant l'astrologue
docteur Gil à l'observatoire du Cap, vient
de découvrir une nouvelle comète.
Malheureusement, cet astre n'a aucune
chance de popularité : c'est une sorte de
comète avortée, elle n'a pas de queue.
M. Morin vient d'achever un voyage
d'exploration dans l'isthme de Darien.
Il en a rapporté les plus curieux sou-
venirs. Il a visité un grand nombre de
huacas. Ce sont les sépultures des indi-
gènes, garnies d'objets de toute espèce :
habillements, vases, ornements en or
massif et mélangés de cuivre, représen-
tant des animaux, des serpents, des gre-
nouilles d'une grande valeur artisti-
que.
Il est à remarquer que les ossements
renfermés dans les huacas sont brisés.
M. Pmart, qui a fait les mêmes décou-
vertes bien avant M. Morin, explique
cette particularité du rite funéraire des
Dorasques par cette raison que lors-
qu'un Indien meurt, on enveloppe son
corps dans des étoffes de coton, tissées
pour cet usage, et après une cérémonie
assez courte, où le chaman raconte les
prouesses et les vertus du défunt, on le
porte dans un endroit retiré de la forêt.
Là on le place sous une sorte d'échafau-
dage, on le recouvre de broussailles et de
branchages, puis on l'abandonne pour
une année entière. L'année révolue, le
Kanaru se rend à l'endroit où est le ca-
davre et, lorsqu'il l'a nettoyé de toutes
les parties charnues, il brise les osse-
ments ainsi que le crâne, et il recueille
tous les fragments en un paquet. On
comprend pourquoi on n'a jamais trouvé
de squelette entier. Le Kanaru est le
personnage investi spécialement de ces
fonctions.
On vient de saisir en Angleterre; pour
raison d'Etat, un livre paru il y a quel-
ques jours : Sophie Adélaïde qui, ainsi
que nous l'avions prévu, produit une
certaine émotion dans les cours étran-
gères.
/V/VV%P
Le deer-slalking (chasse au cerf) dans la
forêt d'Athole vient de se terminer après
une favorable saison — pour les chas-
seurs — ou du moins meilleure que la
saison dernière, quoique le résultat soit
inférieure aux autres années passées.
Le nombre de cerfs tués cette année
est de 102.
Le duke of Athole en une semaine a
abattu 13 cerfs de son propre rifle, pen-
dant qu'un de ses fils, la semaine der-
nière, en tua 14.
X
Parmi la quantité de poney-cart « Turn-
outs » si en vogue à Newmarket pendant
les l'ace-meetings, le pas doit être ac-
cordé à celui du duc d'Hamilton, avant
ceux même de M. Léopold de Rothschild,
lord Hastings, lord Cadogan, et de M. Gé-
rard, pour son mignon petit gee blanc
qui est tout à fait comique.
Le duc va beaucoup mieux grâce à un
long séjour au château de Brodick, et à
Doughsie Lodge, dans l'Isle of Arran
avec sa shooting party.
Plus de 3,OUO grouses ont été tués
et environ quarante cerfs, dont huit abat.
tus par le duc en un jour.
*%
Les deux romans que René de Pont-
Jesc vient de faire paraître chez Dentu
sous le titre générique de : Les Martyrs de
la Nello, sont incontestablement des plus
intéressants de la saison. La première
partie a pour titre : Le Roman d'une Diva;
elle est extrêmement dramatique ; — la
seconde partie : Un Drame en Russie, est
non moins émouvante ; elle conduit le
lecteur en Sibérie et fournit les détails
les plus curieux sur les mœurs judiciai-
res de l'empire des czars.
Mathilde Minouche s'apprête à entres
prendre un grand voyage. L'aimable
demi-mondaine vient de retenir son pas-
sage pour filer à Lima.
En cherchant bien dans le passé, nous
pourrions retrouver les motifs de cette
fugue lointaine.
En tous cas nous souhaitons à Minou-
che bon voyage et prompt retour.
On nous communique une circulaire
bien curieuse, qui mérite vraiment les
honneurs d'un écho :
Au Bouquet d'Oranger
H. L.
coiffeur musicien
à X.
(Seine-ce-Marne)
J'ai l'honneur de vous offrir les articles
que je tiens au prix de iacture ainsi que la
eoiffure de la mariée gratis, si j'ai le plaisir
de faire votre noce comme violon..
J'ai l'honneur de vous saluer.
H. L.
Ce n'est pas le cas de dire : on n'a pas
idée de cela en province.
Je crois qu'après celle-là on peut tirer
l'échelle.
Aujourd'hui paraît chez Lemerre : Une
Altesse impériale, le nouveau volume
d'Ary Ecilaw. Ce livre va produire une
vive sensation à Berlin et à Pétersbourg,
l'auteur ayant, dit-on, des liens de pa-
renté très proches avec ces deux cours
NOUVELLES A LA MAIR
Entre mères de cabotines :
— Oui, madame, ma Zénobie a vu tou
ce qu'on peut voir!. les cinq parties du
monde et même le Canada!
— A-t-elle été chez les Ottomans ?
— Je vous crois. Elle ne connaît que
ça, à preuve qu'elle a visité l'intérieur
d'un hareny. où il y avait un pacha et
vingt-deux femmes, on l'a gardée là-
dedans, la pauvre enfant, pendant quinze
jours.
eo
Un fiacre roule doucement dans la di..
rection du Palais-Bourbon.
Une tête paraît à la portière.
- Allons, cocher, marchez donc!..,
Je n'arriverai jamais à la Chambre.
Vous et votre canasson, vous n'êtes que
deux rossards!
- Ah bien!. Mon député, si vous
entendez comme ça la conciliation, je
m'étonne pas qu'on se dévore dans votre
boite !.
LE DIABLE BOITEUX.
* —
PORTRAITS D ALMMHM
TESSONNIER (DE L'INSTITUT)
Imaginez-vous un tout petit bonhomme
pas plus haut que ça, ainsi que chantait
Judic dans je ne sais quelle opérette, et
preste, nerveux, affairé, remuant, sautil-
lant sans cesse comme ces moucherons en
folie qui tournoient au-dessus des cuves
pleines de raisins dans les mélancoliques
crépuscules dorés de l'arrière-saison.
Et, sur ce corps de roi Carotte, une
grosse tête superbe, presque visionnaire
qu'encadre de ses longues mèches cres-
pelées une barbe absolument blanche.
Jusqu'aux épaules, on croirait voir un
de ces fleuves que les mytholoeies latines
divinisaient — ces majestueux nourri-
ciers de la terre, que Coysevox a sculp-
tés sous les vastes ombrages du parc de
Versailles. Puis, par un caprice ironique
de la destinée, cette implacable carica-
turiste, ce n'est plus qu'une silhouette de
pygmée, presque rien, un torse qu'un en-
faut casserait d'une chiquenaude, de
maigres jambes moulées en des panta-
lons de « inasher », des pattes inquiètes
de faucheux qui s'agitent comme pour se
grandir, pour tenir de la place.
Erudit et caustique au possible, mé-
chant comme une vieille dévote de pro-
vince, il rappelle les dieux védiques ac-<
croupis, extasiés dans l'immuable con-
templation de leur béatitude. Il se pré-
lasse comme au fond d'une chapeile où
les cierges flambent nuit et jour sur les
triangles de cuivre, où les enfants de
chœur balancent à toute volée leur lourds
encensoirs. Il ne s'effare d'aucune hyper*
bole. Il se croit le plus grand artiste d,
son temps.
Il a autant de décorations, de rubans,
de plaques, qu'un feld-maréchal allemand
ou un marchand de crayons. Il vend le
millimètre de peinture plus cher qu'une
ferme de Beauce.
Et il ne s'explique pas pourquoi l'Etat
n'a pas encore choisi l'emplacement de
sa statue, commandé son bronze à quel-
que sculpteur de marque. On est mo-
deste ou on ne l'est pas. Cette marotte
de s'enfler, de se voir en des miroirs
grossissants n'est-elle pas hélas la carac-
téristique du siècle qui se meurt avec les
singeries d'un très ancien cabot ?
Tessonnier habite un opulent hôtel -
— presque un palais — sur le boulevard
Malesberbes.
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