Titre : La Petite presse : journal quotidien... / [rédacteur en chef : Balathier Bragelonne]
Éditeur : [s.n.] (Paris)
Date d'édition : 1868-07-05
Contributeur : Balathier Bragelonne, Adolphe de (1811-1888). Directeur de publication
Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32837965d
Type : texte texte
Type : publication en série imprimée publication en série imprimée
Langue : français
Description : 05 juillet 1868 05 juillet 1868
Description : 1868/07/05 (A3,N808). 1868/07/05 (A3,N808).
Description : Collection numérique : Commun Patrimoine:... Collection numérique : Commun Patrimoine: bibliothèque numérique du réseau des médiathèques de Plaine Commune
Description : Collection numérique : Commune de Paris de 1871 Collection numérique : Commune de Paris de 1871
Droits : Consultable en ligne
Identifiant : ark:/12148/bpt6k47178102
Source : Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-190
Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France
Date de mise en ligne : 22/10/2017
LA PETITE PRESSE
S cttu. le numéro i JOURNAL QUOTIDIEN 5 cent. le numéro
A Il 0 N KNTS — trois mois. six mois. Un .
i '¡) 1'1 - 4 fr. 9 fr. 1 % fr.
lJi'p.ïi''u'iiiiMii-s .. Il 99
a
3Dleo année. — DIMANCHE 5 JUILLET 4868. — N' 808
Directeur- Propriétaire : J A N l'f f N.
Rédacteur en chef: A. DE BALA-THIEII BRAGELONNE.
BUREAUX D'ABONNENFNT : 9. rue Drol'Jot.
ADMINISTRATION : 13, place Bred!:...
PARIS, 4 JUILLET 1868
LES DÉMOLITIONS DE PARIS
LA MAISON DE PIERRE CORNEILLE
La rue d'Argenteuil est une des dernières
tues du vieux Paris.
On démolit à l'une de ses extrémités,
vers la rue Saint-Roch ; on construit à l'au-
tre, près du Théâtre-Français. Entre les murs
qui s'écroulent et les murs qui s'élèvent,
la rue patriarcale monte et descend, pavée à
la moderne, entre deux lignes de maisons
hautes, à fenêtres étroites et rapprochées, à
Jbalcons ventrus. Ici le fer triomphe, et le fer
dans les villes appelle les fleurs. Les capuci-
nes, les aristoloches et les pois de senteur
grimpent le long des façades. A regarder ce
printemps on oublie le délabrement des murs,
la noire profondeur des allées. Du reste la rue
a deux parties : l'une ouvrière, où se voient.
un lavoir étagé par des poutres et des ensei-
gnes imagées peintes sur un fond bleu; l'autre
bourgeoise, plus large, plus ouverte à la lu-
mière et au soleil...
C'est dans cette dernière, sur la pente qui
mène à la Comédie-Française, que se trouve
une maison à façade plate et à grande porte
cochère peinte en vert et garnie de clous.
Poussez un des lourds battants de cette
porte, une petite cour vous apparaîtra, toute
tapissée de verdure. Au milieu de la paroi du
fond, sur un socle rustique, vous apercevrez
un buste. Entrez, et retournez-vous. La fa-
çade unie, badigeonnée et garnie de persien-
nes, n'éveillait chez vous aucun souvenir ;
mais la cage de l'escalier sur la cour, les
conduites extérieures, les retraits des murs,
!a forme des croisées, une sorte de pignon,
deux petits toits superposés,tout un ensemble
de choses d'autrefois vous reportera vers un
temps qui n'est plus,un temps où Paris n'était
pas encore une auberge, où des familles vi-
vaient et se succédaient dans le même logis...
Supposez cette cour éclairée par la lune ,
pleine d'angles, d'ombres et de blancheurs;
vous ne seriez pas surpris,en sortant,d'enten-
dre sonner le couvre-feu...
Aujourd'hui, vous entendez rouler les om-
nibus qui quittent le Palais-Royal pour re-
monter la rue Rlchelieu,et les lourds camions
qui partent des Halles et suivent la rueSaint-
Honoré. Qu'importe ! Le buste est là. Ce buste
wîst celui d'un grand homme, et ce grand
omme habitait cette maison.
J Saluez avec respect. Vous avez franchi le
ieuil de Pierre Corneille. ; ,
Pierre Corneille était un Normand de Rouen,
le fils d'un maître des eaux et forêts. Son
père le destinait au Palais; il prit le théâtre.
Connu dans son pays, quand il vint à Paris,
il fut célèbre tout de suite. Mais alors la célé-
brité était loin de donner des millions. On
pouvait être un poëte illustre, avoir dix tra-
gédies jouées dans deux théâtres, faire partie
de l'Académie française, et mourir de faim.
Grand et pauvre étaient deux adjectifs qui al-
laient fort bien ensemble. Il y avait bien la cour,
où les beaux-esprits étaient recherchés, et, les
grands seigneurs, chez lesquels le couvert des
hommes de lettres était mis. Mais notre Nor-
mand préférait manger à sa propre table, ayant
sa femme à sa droite, ses enfants autour de
lui, et la servante de la famille au bas bout. Il
disait le Benedicite et les Grâces en bon chré-
tien qu'il était. Entre les deux, il faisait mai-
gre chère, un peu distrait et rêvant à quel-
que chef-d'œuvre. Ce bon homme, simple et
laborieux, eut pourtant un protecteur,—le
cardinal de Richelieu, très-jaloux des bons
poëtes, car lui-même faisait de mauvais vers,
mais empressé néanmoins à les servir parce
que, très-intelligent, il comprenait la place
qu'ils doivent tenir dans l'Etat.
Grâce à lui, Pierre Corneille eut une pen-
sion de cinq cents écus, qui lui permit de
vivre et de faire vivre les siens. Il lui devait
déjà son mariage. Relisez Fontenelle:
« M. Corneille, encore fort jeune, se pré-
senta un jour plus triste et plus rêveur qu'à
l'ordinaire devant le cardinal de Richelieu,
qui lui demanda s'il travaillait. Il répondit
qu'il était bien éloigné de la tranquillité né-
cessaire pour !a composition, et qu'il avait la
tête renversée par l'amour. Il en fallut venir à
un grand éclaircissement; et il dit au car-
dinal qu'il aimait passionnément une fille du
lieutenant-général des Andelys, en Norman-
die, et qu'il ne pouvait l'obtenir de son père,
M. de Lampérière. Le cardinal voulut que ce
père si difficile vint lui parler à Paris. Il y ar-
riva tout tremblant d'un ordre si imprévu, et
s'en retourna bien content d'en êlre quitle
pour avoir donné sa fille à un homme qui I
avait tant de crédit... D
Je viens d? citer Fontene'ie.
Pour bien faire connaître ëDrneillc. le
mieux est d'interroger ainsi soit les écrivains
du dix-septième siècle, soit ceux du dix-hui-
tième.
Voici ce que disait Vigneul de Marville, un
contemporain :
« A voir M. de Corneille, on ne l'aurait pas
cru capable de faire si bien parler les Grecs et
les Homains, et de donner un si grand relief
aux sentiments et aux pensées des héros. La
première fois que je le vis, je le pris pour un
marchand de Rouen. Son extérieur n'avait
rien qui parlât pour son esprit; et sa conver-
sation était si pesante, qu'elle devenait à
charge dès qu'elle durait un peu. Une grande
princesse, qui avait désiré le voir et l'entre-
tenir, disait qu'il ne fallait point l'écouter ail-
leurs qu'à l'hôtel de Bourgogne. Certainement
M. de Corneille se négligeait trop, ou, pour
mieux dire, la nature, qui lui avait été si li-
bérale en des choses extraordinaires, l'avait
comme oubliédansles pluscommunes. Quand
ses familiers amis, qui auraient souhaité de
le voir parfait en tout, lui faisaient remarquer
ses légers défauts, il souriait, et disait : — Je
n'en suis pas moins pour cela Pierre Cor-
neille... Il n'ajamàis parlé bien correctement
la langue française ; peut-être ne se mettait-il
pas en peine de cette exactitude... »
A La Bruyère, maintenant :
« Simple, timide, d'une ennuyeuse conver-
sation, Corneille prend un mot pour un autre,
et il ne juge de la bonté de sa pièce que par
l'argent qui lui en revient; il ne sait pas la
réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s'élever
par la composition, il n'est pas au-dessous
d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, d'Hé-
raclius; il est roi et un grand roi; il est poli-
tique, il est philosophe; il entreprend de faire
parler des héros, de les faire agir; il peint
les Romains : ils sont plus grands et plus
Romains dans ses vers que dans leur his-
toire... » * ''
Je continue à emprunter et je prends celte
anecdote à Segrais :
«(Etant une fois près de (,orneilitstrr le théâ-
tre, à une représentation de Bajazei (1672),
il me dit : — Je me garderais bien de le dire
à d'antres qu'à vous, parce qu'on pourrait
croire que j'en parle par jalousie; mais pre-
nez y garde, il n'y a pas un sent personnage
dans CP, Bajazet qui ait les sentiments qu'il
doit avoir, et que l'on a à Constantinople; ils
ont tous, sous un habit turc, les sentiments
qu'on a au milieu de la France. Il avait rai-
son, et l'on ne voit pas cela dans Corneille :
le Homain y parle comme un Romain, le Grec
comme un Grec, l'Indien comme un Indien,
et l'Espagnol comme un Espagnol... »
De Bo zq nous initie à la vie de famille de
Pierre et de Thomas Corneille :
« Les deux Corneille ont épousé les deux
demoiselles de Lamoérière. Il y avait "ntre
les frères le même intervalle d'âge qu'entre
les sœurs ; ils ont eu un même nombre d'en-
fants; ce n'était qu'une même maison, qu'un
même domestique ; ils ont parcouru la même
carrière. Enfin, après plus de vingt-ring ans
de mariage. les deux frères n'avaient pas en-
core songé il faire h partage des biens de
leurs femmes, situés en Normandie ; il ne fut
fait qu'à la mort de Pierre... »
Racine fils enfin nous raconte ce qui se
passa lors de la mort de l'auteur du Cid et de
C,tiuia :
t A la fin de cette année, Corneille mourut;
et mon père, qui le lendemain de cette mort
entrait dans les fonctions de directeur, pré-
tendait que c'était à lui à faire faire, pour
l'académicien qui venait de mourir, un ser-
vice suivant la coutume. Mais Corneille était
mort pendant la nuit; et l'académicien qui
était encore directeur la veille prétendit que,
comme il n'était sorti de place que le lende-
main matin, il était encore dans ses fonctions
au moment de la mort de Corneille, et que,
par conséquent, c'était à lui à faire faire le
service. Cette dispute n'avait pour motif
qu'une généreuse émulation ; tous deux vou-
laient avoir l'honneur de rendre les devoirs
funèbres à un mort illustre. Cette contesta-
tion glorieuse pour les deux parties, fut déci-
dée par l'Académie en faveur de l'ancien di-
LA
FEMME IMMORTELLE PAR
PONSON DU TERRAIL
PROLOGUE
LA MAISON ENCHANTÉE
XVI
Certes, le personnage que regardait le mar-
quis était bien digne, après tout, d'atten-
tion.
C'était un petit homme au profil anguleux,
au front chauve, aux dénts jaunes, dont les
yeux gris pétillaient de malice et dont les lè-
vres minces étaient armées d'un sourire moqueur
et sardonique.
les numéros parus <^epuis le 21 juin.
— Ah ! ah 1 dit-il en regardant le marquis,
cela vous étonne, n'est-ce pas, que mon noble
maître se veuille marier à soixante-dix ans?
Cela vous étonnera bien plus encore quand
vous l'aurez vu.
Il est chétif, il est courbé, il tient à peine
sur ses jambes, et il ne sort pas quand il fait
du vent, de peur d'être renversé.
— Voilà, pensa le marquis, un excellent ser-
viteur et qui fait tout à fait bien les honneurs
du physique de son maître.
— Mais il est si riche, le prince-margrave,
poursuivit le petit homme , que les filles à
marier se l'arracheront... vous verrez ça...
— Comment ! fit le marquis, votre maître ne
vient donc pas pour épouser une femme choisie
,à l'avance ?
— Que nenni ! répliqua l'intendant ; mon
maître veut choisir. Il va mettre sa main aux
enchères. La plus jeune et la plus belle l'empor-
tera. Un bel enjeu, ma foi 1
Et le petit homme riait d'un si bon cœur que
le marquis lui dit :
— Est-ce que vous plaisanteriez aussi agréa-
blement en présence de votre maître ?
— Oh 1 mon Dieu 1 oui, répondit le petit
homme. Il ne se fâche jamais avec moi, et j'ai
pouvoir de tout lui dire. D'abord, il ne fait que
ce que je veux..-
— Vous êtes un heureux intendant, dit le
marquis avec un sourire.
— C'est moi qui lui ai donné le conseil de se
marier.
— Vous?
— Parbleu. Que voulez-vous qu'il fasse tout
seul ? El puis, il n'a pas d'héritier.
— Et il est probable qu'il n'en aura pas, s'il
est aussi décrépit que vous le dites.
— Bah ! qui sait? railla le petit homme. Vous
connaissez le proverbe, monsieur : Dieu est
grand.
Et il se mit à rire de plus belle.
— Mais, attendez donc, fit le marquis dont la
mémoire se rafraîchissait singulièrement cette
nuit-là, il me semble que je l'ai connu autrefois,
votre prince-margrave?
— C'est fort possible.
— Il a vécu à la cour de France ?
— Oh ! une année seulement.
— A quelle époque ?
— Il y a tant d'années que je ne saurais vous
le dire au juste, mais c'était celle où on brûla
en place de Grève une sorcière qui, disait-on, se
nourrissait de sang humain.
Le marquis tressaillit de nouveau, et ses sou-
venirs s'éclaircirent de plus en plus.
1 L'intendant, le petit homjpe à. la livrée écar-
late continuait de sourire, et attachait sur la
marquis un regard qui semblait vouloir dire :
— Je vous raconterais bien autre chose, si
vous le vouliez...
Ce regard fut sans doute compris du marquis,
car il fit une chose inouïe pour ce temps-là. ,
Il prit une chaise et il aila s'asseoir, lui, la
gentilhomme, l'homme de race, à côté de ce
laquais.
— Oui, oui, poursuivit-il, du ton qu'il eût em-
ployé avec un égal, je me souviens parfaitement
maintenant. Le prince margrave de Lan s bourg-
Nassau? Mais je ne connais que cela !
— C'est bien possible, répéta le petit homme.
— Est-ce que vous étiez à son service alors?
— Moi, non, je n'avais pas dix ans, mais
mon père...
— Ah! aht
— Il était l'ami du comte d'Auver-n e, n'es,. -cd
pas?
— Oui, certes.
— Et du baron de V..., un personnage fort
important, en ce temps-là?
- Précisément.
— Et vous dites que votre maître est riche!
— Fabuleusement riche.
— C'est singulier, murmura le marquis.
Le petit homme souriait toujours.
■— Ah 1 ût-il, je sajs bien ce «uç vous aUezjne
S cttu. le numéro i JOURNAL QUOTIDIEN 5 cent. le numéro
A Il 0 N KNTS — trois mois. six mois. Un .
i '¡) 1'1 - 4 fr. 9 fr. 1 % fr.
lJi'p.ïi''u'iiiiMii-s .. Il 99
a
3Dleo année. — DIMANCHE 5 JUILLET 4868. — N' 808
Directeur- Propriétaire : J A N l'f f N.
Rédacteur en chef: A. DE BALA-THIEII BRAGELONNE.
BUREAUX D'ABONNENFNT : 9. rue Drol'Jot.
ADMINISTRATION : 13, place Bred!:...
PARIS, 4 JUILLET 1868
LES DÉMOLITIONS DE PARIS
LA MAISON DE PIERRE CORNEILLE
La rue d'Argenteuil est une des dernières
tues du vieux Paris.
On démolit à l'une de ses extrémités,
vers la rue Saint-Roch ; on construit à l'au-
tre, près du Théâtre-Français. Entre les murs
qui s'écroulent et les murs qui s'élèvent,
la rue patriarcale monte et descend, pavée à
la moderne, entre deux lignes de maisons
hautes, à fenêtres étroites et rapprochées, à
Jbalcons ventrus. Ici le fer triomphe, et le fer
dans les villes appelle les fleurs. Les capuci-
nes, les aristoloches et les pois de senteur
grimpent le long des façades. A regarder ce
printemps on oublie le délabrement des murs,
la noire profondeur des allées. Du reste la rue
a deux parties : l'une ouvrière, où se voient.
un lavoir étagé par des poutres et des ensei-
gnes imagées peintes sur un fond bleu; l'autre
bourgeoise, plus large, plus ouverte à la lu-
mière et au soleil...
C'est dans cette dernière, sur la pente qui
mène à la Comédie-Française, que se trouve
une maison à façade plate et à grande porte
cochère peinte en vert et garnie de clous.
Poussez un des lourds battants de cette
porte, une petite cour vous apparaîtra, toute
tapissée de verdure. Au milieu de la paroi du
fond, sur un socle rustique, vous apercevrez
un buste. Entrez, et retournez-vous. La fa-
çade unie, badigeonnée et garnie de persien-
nes, n'éveillait chez vous aucun souvenir ;
mais la cage de l'escalier sur la cour, les
conduites extérieures, les retraits des murs,
!a forme des croisées, une sorte de pignon,
deux petits toits superposés,tout un ensemble
de choses d'autrefois vous reportera vers un
temps qui n'est plus,un temps où Paris n'était
pas encore une auberge, où des familles vi-
vaient et se succédaient dans le même logis...
Supposez cette cour éclairée par la lune ,
pleine d'angles, d'ombres et de blancheurs;
vous ne seriez pas surpris,en sortant,d'enten-
dre sonner le couvre-feu...
Aujourd'hui, vous entendez rouler les om-
nibus qui quittent le Palais-Royal pour re-
monter la rue Rlchelieu,et les lourds camions
qui partent des Halles et suivent la rueSaint-
Honoré. Qu'importe ! Le buste est là. Ce buste
wîst celui d'un grand homme, et ce grand
omme habitait cette maison.
J Saluez avec respect. Vous avez franchi le
ieuil de Pierre Corneille. ; ,
Pierre Corneille était un Normand de Rouen,
le fils d'un maître des eaux et forêts. Son
père le destinait au Palais; il prit le théâtre.
Connu dans son pays, quand il vint à Paris,
il fut célèbre tout de suite. Mais alors la célé-
brité était loin de donner des millions. On
pouvait être un poëte illustre, avoir dix tra-
gédies jouées dans deux théâtres, faire partie
de l'Académie française, et mourir de faim.
Grand et pauvre étaient deux adjectifs qui al-
laient fort bien ensemble. Il y avait bien la cour,
où les beaux-esprits étaient recherchés, et, les
grands seigneurs, chez lesquels le couvert des
hommes de lettres était mis. Mais notre Nor-
mand préférait manger à sa propre table, ayant
sa femme à sa droite, ses enfants autour de
lui, et la servante de la famille au bas bout. Il
disait le Benedicite et les Grâces en bon chré-
tien qu'il était. Entre les deux, il faisait mai-
gre chère, un peu distrait et rêvant à quel-
que chef-d'œuvre. Ce bon homme, simple et
laborieux, eut pourtant un protecteur,—le
cardinal de Richelieu, très-jaloux des bons
poëtes, car lui-même faisait de mauvais vers,
mais empressé néanmoins à les servir parce
que, très-intelligent, il comprenait la place
qu'ils doivent tenir dans l'Etat.
Grâce à lui, Pierre Corneille eut une pen-
sion de cinq cents écus, qui lui permit de
vivre et de faire vivre les siens. Il lui devait
déjà son mariage. Relisez Fontenelle:
« M. Corneille, encore fort jeune, se pré-
senta un jour plus triste et plus rêveur qu'à
l'ordinaire devant le cardinal de Richelieu,
qui lui demanda s'il travaillait. Il répondit
qu'il était bien éloigné de la tranquillité né-
cessaire pour !a composition, et qu'il avait la
tête renversée par l'amour. Il en fallut venir à
un grand éclaircissement; et il dit au car-
dinal qu'il aimait passionnément une fille du
lieutenant-général des Andelys, en Norman-
die, et qu'il ne pouvait l'obtenir de son père,
M. de Lampérière. Le cardinal voulut que ce
père si difficile vint lui parler à Paris. Il y ar-
riva tout tremblant d'un ordre si imprévu, et
s'en retourna bien content d'en êlre quitle
pour avoir donné sa fille à un homme qui I
avait tant de crédit... D
Je viens d? citer Fontene'ie.
Pour bien faire connaître ëDrneillc. le
mieux est d'interroger ainsi soit les écrivains
du dix-septième siècle, soit ceux du dix-hui-
tième.
Voici ce que disait Vigneul de Marville, un
contemporain :
« A voir M. de Corneille, on ne l'aurait pas
cru capable de faire si bien parler les Grecs et
les Homains, et de donner un si grand relief
aux sentiments et aux pensées des héros. La
première fois que je le vis, je le pris pour un
marchand de Rouen. Son extérieur n'avait
rien qui parlât pour son esprit; et sa conver-
sation était si pesante, qu'elle devenait à
charge dès qu'elle durait un peu. Une grande
princesse, qui avait désiré le voir et l'entre-
tenir, disait qu'il ne fallait point l'écouter ail-
leurs qu'à l'hôtel de Bourgogne. Certainement
M. de Corneille se négligeait trop, ou, pour
mieux dire, la nature, qui lui avait été si li-
bérale en des choses extraordinaires, l'avait
comme oubliédansles pluscommunes. Quand
ses familiers amis, qui auraient souhaité de
le voir parfait en tout, lui faisaient remarquer
ses légers défauts, il souriait, et disait : — Je
n'en suis pas moins pour cela Pierre Cor-
neille... Il n'ajamàis parlé bien correctement
la langue française ; peut-être ne se mettait-il
pas en peine de cette exactitude... »
A La Bruyère, maintenant :
« Simple, timide, d'une ennuyeuse conver-
sation, Corneille prend un mot pour un autre,
et il ne juge de la bonté de sa pièce que par
l'argent qui lui en revient; il ne sait pas la
réciter, ni lire son écriture. Laissez-le s'élever
par la composition, il n'est pas au-dessous
d'Auguste, de Pompée, de Nicomède, d'Hé-
raclius; il est roi et un grand roi; il est poli-
tique, il est philosophe; il entreprend de faire
parler des héros, de les faire agir; il peint
les Romains : ils sont plus grands et plus
Romains dans ses vers que dans leur his-
toire... » * ''
Je continue à emprunter et je prends celte
anecdote à Segrais :
«(Etant une fois près de (,orneilitstrr le théâ-
tre, à une représentation de Bajazei (1672),
il me dit : — Je me garderais bien de le dire
à d'antres qu'à vous, parce qu'on pourrait
croire que j'en parle par jalousie; mais pre-
nez y garde, il n'y a pas un sent personnage
dans CP, Bajazet qui ait les sentiments qu'il
doit avoir, et que l'on a à Constantinople; ils
ont tous, sous un habit turc, les sentiments
qu'on a au milieu de la France. Il avait rai-
son, et l'on ne voit pas cela dans Corneille :
le Homain y parle comme un Romain, le Grec
comme un Grec, l'Indien comme un Indien,
et l'Espagnol comme un Espagnol... »
De Bo zq nous initie à la vie de famille de
Pierre et de Thomas Corneille :
« Les deux Corneille ont épousé les deux
demoiselles de Lamoérière. Il y avait "ntre
les frères le même intervalle d'âge qu'entre
les sœurs ; ils ont eu un même nombre d'en-
fants; ce n'était qu'une même maison, qu'un
même domestique ; ils ont parcouru la même
carrière. Enfin, après plus de vingt-ring ans
de mariage. les deux frères n'avaient pas en-
core songé il faire h partage des biens de
leurs femmes, situés en Normandie ; il ne fut
fait qu'à la mort de Pierre... »
Racine fils enfin nous raconte ce qui se
passa lors de la mort de l'auteur du Cid et de
C,tiuia :
t A la fin de cette année, Corneille mourut;
et mon père, qui le lendemain de cette mort
entrait dans les fonctions de directeur, pré-
tendait que c'était à lui à faire faire, pour
l'académicien qui venait de mourir, un ser-
vice suivant la coutume. Mais Corneille était
mort pendant la nuit; et l'académicien qui
était encore directeur la veille prétendit que,
comme il n'était sorti de place que le lende-
main matin, il était encore dans ses fonctions
au moment de la mort de Corneille, et que,
par conséquent, c'était à lui à faire faire le
service. Cette dispute n'avait pour motif
qu'une généreuse émulation ; tous deux vou-
laient avoir l'honneur de rendre les devoirs
funèbres à un mort illustre. Cette contesta-
tion glorieuse pour les deux parties, fut déci-
dée par l'Académie en faveur de l'ancien di-
LA
FEMME IMMORTELLE PAR
PONSON DU TERRAIL
PROLOGUE
LA MAISON ENCHANTÉE
XVI
Certes, le personnage que regardait le mar-
quis était bien digne, après tout, d'atten-
tion.
C'était un petit homme au profil anguleux,
au front chauve, aux dénts jaunes, dont les
yeux gris pétillaient de malice et dont les lè-
vres minces étaient armées d'un sourire moqueur
et sardonique.
les numéros parus <^epuis le 21 juin.
— Ah ! ah 1 dit-il en regardant le marquis,
cela vous étonne, n'est-ce pas, que mon noble
maître se veuille marier à soixante-dix ans?
Cela vous étonnera bien plus encore quand
vous l'aurez vu.
Il est chétif, il est courbé, il tient à peine
sur ses jambes, et il ne sort pas quand il fait
du vent, de peur d'être renversé.
— Voilà, pensa le marquis, un excellent ser-
viteur et qui fait tout à fait bien les honneurs
du physique de son maître.
— Mais il est si riche, le prince-margrave,
poursuivit le petit homme , que les filles à
marier se l'arracheront... vous verrez ça...
— Comment ! fit le marquis, votre maître ne
vient donc pas pour épouser une femme choisie
,à l'avance ?
— Que nenni ! répliqua l'intendant ; mon
maître veut choisir. Il va mettre sa main aux
enchères. La plus jeune et la plus belle l'empor-
tera. Un bel enjeu, ma foi 1
Et le petit homme riait d'un si bon cœur que
le marquis lui dit :
— Est-ce que vous plaisanteriez aussi agréa-
blement en présence de votre maître ?
— Oh 1 mon Dieu 1 oui, répondit le petit
homme. Il ne se fâche jamais avec moi, et j'ai
pouvoir de tout lui dire. D'abord, il ne fait que
ce que je veux..-
— Vous êtes un heureux intendant, dit le
marquis avec un sourire.
— C'est moi qui lui ai donné le conseil de se
marier.
— Vous?
— Parbleu. Que voulez-vous qu'il fasse tout
seul ? El puis, il n'a pas d'héritier.
— Et il est probable qu'il n'en aura pas, s'il
est aussi décrépit que vous le dites.
— Bah ! qui sait? railla le petit homme. Vous
connaissez le proverbe, monsieur : Dieu est
grand.
Et il se mit à rire de plus belle.
— Mais, attendez donc, fit le marquis dont la
mémoire se rafraîchissait singulièrement cette
nuit-là, il me semble que je l'ai connu autrefois,
votre prince-margrave?
— C'est fort possible.
— Il a vécu à la cour de France ?
— Oh ! une année seulement.
— A quelle époque ?
— Il y a tant d'années que je ne saurais vous
le dire au juste, mais c'était celle où on brûla
en place de Grève une sorcière qui, disait-on, se
nourrissait de sang humain.
Le marquis tressaillit de nouveau, et ses sou-
venirs s'éclaircirent de plus en plus.
1 L'intendant, le petit homjpe à. la livrée écar-
late continuait de sourire, et attachait sur la
marquis un regard qui semblait vouloir dire :
— Je vous raconterais bien autre chose, si
vous le vouliez...
Ce regard fut sans doute compris du marquis,
car il fit une chose inouïe pour ce temps-là. ,
Il prit une chaise et il aila s'asseoir, lui, la
gentilhomme, l'homme de race, à côté de ce
laquais.
— Oui, oui, poursuivit-il, du ton qu'il eût em-
ployé avec un égal, je me souviens parfaitement
maintenant. Le prince margrave de Lan s bourg-
Nassau? Mais je ne connais que cela !
— C'est bien possible, répéta le petit homme.
— Est-ce que vous étiez à son service alors?
— Moi, non, je n'avais pas dix ans, mais
mon père...
— Ah! aht
— Il était l'ami du comte d'Auver-n e, n'es,. -cd
pas?
— Oui, certes.
— Et du baron de V..., un personnage fort
important, en ce temps-là?
- Précisément.
— Et vous dites que votre maître est riche!
— Fabuleusement riche.
— C'est singulier, murmura le marquis.
Le petit homme souriait toujours.
■— Ah 1 ût-il, je sajs bien ce «uç vous aUezjne
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