LA PETITE PRESSE
JOURNAL QUOTIDIEN
o cent. le numéro
5 cent. le numéro :
ABONNEMENTS —Trois mois Six mois Un an
Paris 5 fr. 9 fr. 18fr.
• Départements.... 6 11 22 I
Administrateur ; BOURDILLIAT \
-
I 78 J mit. , — SAMEDI 8 JUIN 1872. — Saint MÉDARD —' N° 2223J
;
l
RÉDACTION ET ADMINISTRATION
13. quai Voltaire
Succursale : 9, rue Drouot, 9 1
PARIS, 7 JUIN 1872.
PETITS MÉMOIRES ANECDOTIQUES
LA MONTRE DU MARÉCHAL VAILLANT
C'était au temps où le savant et brave ma-
rt'ich111Vaillant commandait aux Beaux-Arts.
Un matin, Mme de T... arrive à l'hôtel
ministériel, fait passer sa carte à Son Ex-
cellence et le maréchal l'accueille avec sa
.bienveillance un peu brusque et familière.
ï Levé dès l'aurore et militairement bou-
1 tonné .dans son petit veston brou-de-noix,
le maréchal Vaillant est à son poste, la tête
inclinée sur son pupitre semé de dossiers,
■ de rapports et de livres.
: Près de lui, le poil hérissé, le regard obli-
que et l'oreille dressée, Brusca monte la
garde.
Brusca est la chienne, devenue célèbre, du
maréchal Vaillant; il la "trouva errante et
toute crottée sur le champ de bataille de
Solférino ; il l'adopta et, depuis, il en fit sa
compagne et son amie, l'admettant dans sa
.voiture, sur ses genoux, à sa table!
Le peintre Jadin fit le portrait de Brusca
. et le maréchal écrivit sa biographie dans un
journal de province, ce qui lui mérita les
éloges de ses collègues de l'Institut.
;i Mme de T... est donc introduite dans le
cabinet du ministre. Le maréchal salue
courtoisement, et Brusca, dressant de plus
en plus les oreilles, s'assied gravement sur
son dos comme si elle voulait dire
— Madame, je vous écoute,
Je suis Mme de T..., dit assez timi-
dement la visiteuse, et je sollicite tel 'em-
ploi de votre haute bienveillance. Mme R...,
; notre amie commune, a dû me recomman-
der à Votre Excellence?
} — J'en ai un vague souvenir, répond le
jmaréchal en taillant son crayon. Je vais, du
reste, consulter votre dossier.
r Et il sonne brusquement -Théodore, son
garçon de bureau.
; — Pardon, monsieur le maréchal, je n'ai
pas de dossier.
Comment, madame, vous n'avez pas
de dossier! Mais, quand on sollicite un
emploi, on dresse ses batteries, on s'arme j
,de toutes pièces, on se met en règle, et vous i
1 venez ici, comme vous iriez à la promenade.
Où est votre demande ? où sont vos titres ?
car il faut que je les examine, vos titres ?
—- J'ai donné mes papiers à Mme R...,
qui, oubliant de vous les faire remettre, les
aura gardés, j'imagine.
— Vous vous imaginez ! c'est charmant.
— Alors, maréchal .... ?
j^ïMors, madame, allez voir votre amie
.. s-lui de m'en-voyer vos pièces. Nous
| verrons ensuite.
Il se fait un moment de silence, inter-
rompu bientôt par un sourd grondement de
Brusca, qui semblait dire :
• Madame, votre audience est finie.
Vous n'avez plus qu'à vous retirer.
Au même instant, le ministre, s'inclinant
avec un malin sourire :
— Madame, dit-il, j'ai ce grand rapport
à terminer et cinquante lettres à écrire, si
vouliez bien permettre... ?
Ce disant, le brave maréchal tire de sa
poche cette fameuse montre de Genève que
lui donna Saint-Arnaud et qui est aussi cé-
lèbre que Brusca elle-même, pousse négli-
gemment un ressort et, aussitôt, le chrono-
mètre se met à jouer -l'air Partant pour la
Syrie.
Une façon assez originale de couper court
à une audience.
Non moins ahurie que froissée de ce
congé instrumental, Mme de T... salue
froidement et sort.-
Rentrée chez elle, elle prend une plume
et écrit à son amie.
Elle prie Mme R... d'envoyer au plus
vite son dossier au maréchal et raconte en
termes excessivement vifs l'inconcevable ré-
ception dont elle a été l'objet, tout en
épinglant Son Excellence des épithètes les
plus acérées.
— Après m'avoir accueillie fort leste-
ment, dit-elle, cet aimable personnage m'a
brusquement congédiée en faisant jouer à
sa montre l'air du beau Dunois. Enfin-, il a
une affreuse petite chienne qui s'appelle
Brusca, et qui, après m'avoir regardée avec
beaucoup d'impertinence dans le blanc des
yeux, a mêlé ses aboiements au (c Partant
pour la Syrie » du maréchal, etc., etc.
Mme R... ne peut s'empêcher de sourire
à la lecture du. billet et s'empresse de ras-
surer son amie, en lui répondant que la
brusquerie du ministre est encore bien loin
d'égaler sa bonté.
Elle se hâte aussi d'adresser au maréchal
les pièces de Mme de T...; mais, par mal-
heur, elle prend la lettre qu'elle vient de
recevoir et la joint étourdiment... au dos-
sier de son amie.
Quelques jours après, Mme de T... est
appelée au ministère de Beaux-Arts.
Le maréchal Vaillant a une communica-
tion à lui faire.
—Déjà! s'écrie la solliciteuse, au comble de
la joie ; il s'agit évidemment de ma nomi-
nation.Ma bonne Louise aurarparlé pour moi
et, sans doute, admonesté Son Excellence. i
C'est qu'elle a un crédit énorme Mme
R... ! Pauvre maréchal ! comme il doit re- i
e gretter sa brusquerie de l'autre jour, les
s impertinences de Brusca et son « Partant
pour la Syrie ! » Je ne suis point méchante;
- mais il me tarde vraiment de voir la figure
e qu'il va faire.
Mme de T... se met en grande toilette
. et court au ministère des Beaux-Arts.
La voici dans le cabinet du ministre; elle
J entre avec une réserve calculée, légèrement
hautaine et railleuse.
L Le maréchal, au contraire, est charmant,
l onctueux et doux. Mais son regard si ex-
pressif et si fin étincelle et l'ironie plisse
t ses lèvres.
'■ Il est militairement boutonné dans son
veston brou-de-noix, et Brusca, dressant
l'oreille, lançant un regard oblique et sé-
vère, montre ses petites dents pointues,
: couchée entre les jambes de Son Excel-
lence.
— Madame, dit le ministre en s'incli-
nant, veuillez bien vous asseoir. J'ai reçu
et lu très-attentivement votre dossier. Rien
n'y manque : c'est très-complet. Vos pièces
sont parfaitement en règle; vos titres sont
excellents! En outre, vos mérites persQn-
nels, votre talent...
— Mon talent ?
— Sans doute, aimable dame, vous écri-
vez comme un ange !
— Moi ! monsieur le maréchal...
—- Une vraie Sévigné, madame !
—- Vous voulez rire, monsieur le mi-
nistre?
—Je ne ris point, madame! écoutez plu-
tôt...
Et prenant délicatement la fameuse let-
. tre, si malheureusement fourvoyée dans le
dossier, le maréchal Vaillant commence la
lecture d'une voix railleuse et stridente,
tandis que Brusca vient se camper devant la
solliciteuse, devant la coupable et la regarde
impertinemment dans le blanc des yeux.
— Ah ! mon Dieu 1 s'écrie tout à coup
Mme de T... Louise! ma chère Louise!
qu'as-tu fait? Oh! l'étourdie..! j
Impassible et impitoyable, le maréchal
continue sa lecture, scandant les phrases,
soulignant les mots, canonnant du regard
la malheureuse femme et lui renvoyant
chaque épithète comme une flèche empoi-
sonnée.
Pâle, tremblante, les mains jointes et les
yeux baissés, Mme de T... est là, comme
une statue du Désespoir.
Ce n'est plus une solliciteuse, c'est une
accusée, c'est une condamnée.
Quant au maréchal, lui, ce n'est plus un
ministre des Beaux-Arts, c'est un juge!
C'est un juge et un inquisiteur. Tantôt
il s'arrête pour donner au trait qu'il déta-
che du malheureux billet le temps de bien
pénétrer, au remords le temps 'de venir et
de torturer cette pauvre âme; tantôt, cH-
gnant l'œil ou essuyant lentement le verre
e ses lunettes, il a l'air de ne pouvoir lire,
hésite, répète, épelle et commente !
"T î!? crois, dit-il, qu'il y a ici butor ,'
c'est bien cela; je ne me trompe point :
butorII Voyons maintenant; vous dites que
je suis un Malotru. Vous auriez pu vous
dispenser de mettre une majuscule. Ma-lo-
rul Je dis bien. Je suis- bouru. Mais pour- ;
quoi ne mettez-vous qu'un r à bourru? il
en faut deux, madame. • '
, Après cette lecture, ou plutôt cette tor-
ture, il se fait un moment de silence qu'in- "
terrompt seul un sourd grondement de
Brusca.
Madame de T... est toujours là, clouée
sur sa chaise, atterrée, désolée, sans voix.
Madame, lui dit tranquillement le
maréchal, j'ai trois rapports à faire et plus
de cent lettres à lire avant mon déjeuner! si
vous voulez bien me permettre ?...
Ce disant, il tire de sa poche la fameuse
montre de Genève qu'il tenait de Saint-Ar-
naud, presse un ressort et le chronomètre
joue immédiatement l'air de : Partant pour,
la Syl,l*e 1 -
Plus morte que vive, Mme de T... se
soulève péniblement, s'incline et part.
—C'en est fait! dit-elle en setlaissant tom-
ber dans son canapé, mes espérances sont
perdues, mes rêves évanouis. 0 Louise !
folle Louise ! voilà, en vérité, une étrange
façon de protéger ses amies...
Mme de T... arrive chez elle, abasour-
die, désespérée. Chancelante, ellegravit l'es- -
calier, s'arrête toute haletante à sa porte,'
sonne faiblement, entre... v
La femme de chambre lui remet* une
lettre, un grand pli, qu'un estafette venait
d 'apporter.
Mme de T... l'ouvre négligemment, et"
aussitôt pousse un cri de surprise, de re-
connaissance et de joie.
^ Cette lettre, ce grand pli, vient du mi-
nistère des Beaux-Arts, et il porte pour si-
gnature : le maréchal Vaillant. '•
Ce pli renferme la nomination que solli-
citait Mme de T... — Quel brave homme
c'était le maréchal Vaillant !
FULBERT DUMONTEIL.
Dernières Nouvelles
La commission du budget de 1873 a arrêté
1 ordre de ses travaux et a réduit à 5 le nom- -
bre des sous-commissions, fixé antérieure,.
ment à 6. •
M. Vitet a été nommé président.
M. de Talhouët, vice-président.
M. de Lavergne, deuxième vice-président.
Les secrétaires sont MM. Wilson, Bardoux '
de Ravinel, Johnston.
N°49. — Feuilleton de la PETITE PRESSE
Le Chiffonnier Philosophe
DEUXIÈME PARTIE
X
Un mystère de la nuit
Cambronne, en se voyant subitement aban-
donné dans le parloir par la supérieure, com-
prit que l'inflexible personne, froissée de sa
véhémence, allait évidemment donner les or-
dres les plus sévères, pour le consigner désor-
mais à 1 entrée du couvent.
Il en éprouva un redoublement de courroux.
— Madame, dit-il âpremont, supposant que
la mère Sainte-Agnès pouvait l'écouter der-
rière la porte refermée; madame, votre
monstrueux abus de pouvoir envers moi va 1
me pousser à boutk.. Souvenez-vous du lion !
et du moucheront Défiez-vous des infiniment
petits et de la tourbe!... Plus d'une des plaies i
d Egypte n étaient que les exagérations des i
malfaisances de la boue et des insectes ! .. C'est i
Ja guerre que vous me forcez à vous faire ? 1
Eh bien ! vous l'aurez aussi étrange qu'impla- !
CcLDi.6« « • j
Mais soudain la pensée déchirante qu'il al- i
lait se retirer, sans même apercevoir son Elise
$Pir lç -• • ••- j
retrouvée, lui brisa le cœur et y éteignit la
colère.
— Pardon, madame, reprit-il en adoucis-
sant sa voix rauque de la façon la plus atten-
drissante, pardon, je ne sais ce que je dis L..
J'ai eu tant de chagrin de l'abandon de ma
nlle!... Il m'a fallu une tête bien solide pour
ne point devenir tout à fait fou, allez ! Excu-
sez-moi !... Au nom de votre père et de votre
mère à vous! par humanité, par charité, par
pitié !... avertissez l'enfant que son vieux
Cambronne est là !
Le philosophe s'agenouillait presque devant
le grillage ; il guettait d'un œil fiévreux la
petite porte ; il espérait ardemment qu'elle se
rouvrirait.
Le panneau tourna, en effet, sur ses gonds,
mais pour livrer passage à une vieille con-
verse, qui enjoignit au pauvre homme de se
retirer de suite, s'il ne voulait pas qu'elle
courût requérir la police laïque, afin de l'y
contraindre.
- Le vieillard désolé obéit machinalement.
En franchissant le seuil du porche, il fut
salué par le rire ironique et méchant de la
tourière.
Ce coup de pied de l'âne ramena le chiffon-
nier à ses projets de vengeance.
S?re aux infiniment petits, colosse t pro-
féra-t-il, en montrant le poing aux murailes
du monastère. Rira bien qui rira le dernier,
bigottc au cœur de pierre 1
Puis, sans transition, un souvenir lui re-
vint, clair, lucide, exaspérant.
—■ Absent et riche à pouvoir gagner une
abbesse, pour la lui conserver comme sous
scellés ? se disait-il, parlant tout haut et mar-
chant au hasard Rat' les rues, Car elle a pro-
■ noncé les mots : « Celui dont Elise dépend
maintenant! » l'entremetteuse sacrée!... Oh!
ce doit être Willcomb, et les preuves du con- I
traire mentent!... Mais il ne la laissera pas
éternellement dans ce couvent... Je veillerai...
je l'attendrai au passage, lui, dussé-je m'éta-
blir commissionnaire devant la porte... si je
ne parviens pas à emporter d'assaut, avant
une entrevue avec sa victime !
Le digne Cambronne ne voulait pas croire
que, si la jeune fille eût été avertie qu'il l'a-
vait découverte, elle se serait montrée assez
dure, assez ingrate pour refuser même de le
voir!
Eh bien ! puisqu'il n'avait réellement aucun
droit légal à forcer la consigne de l'obstinée
mère Sainte-Agriès,il l'amènerait autrement à
capitulation, en organisant, contre son insti-
tution, Un siége bizarre, occulte, cocasse et
intolérable tout ensemble : le siége des petits
fléaux parisiens !
Et l'assiégée reconnaîtrait l'action du philo-
sophe, dans tous les désagrements dont il la
harcèlerait, mais sans pouvoir réclamer contre
lui l'intervention de la sûreté publique, grâce
à l'habileté de son fantastique ennemi !
En conséquence, le soir même, un véritable j
conciliabule, provoqué par le ci-devant syn-
dic, réunissait sous son toit, rue Mouffetard :
Mme la- Lune, ex-chiromancienne, ex-car-
tomancienne, ex-devineresse, ex-rivale de i
Mlle Lenormand, — et présentement saquière
à l'île des Singes ; ;
M. Matagatos, tueur de lièvres de gouttiè- <
res, fournisseur de lapins sans tête aux Vatels <
des barrières, et de peaux d'angoras aux four-
reurs des faubourgs ; I. s
à Badouil^ dite Mill-Qhom'mes, ex-garde 11
j malade, que nous avons présentée déjà comme
jugesse impitoyable de Zidore, mais dont l'in-
dustrie est encore inconnue du lecteur ;
Mlle Rose, une virago d'une soixantaine
d années, aux traits rébarbatifs, aux mains
tannées, portant brassards et pourpoint da
buffle, comme un rcitre de Mallenstein ;
Le père Deshayes, bonhomme grêle et grêlé,
à culotte de velours vert bouteille, haut-guêtré
de cuir, couvert d'une peau de bique, et coif-
fant sa petite tète de fouine d'un véritable
sombrero ;
Mossieu Patry, vieillard décemment vêtu,'
ayant un peu le type des anciens domestiques
de grande maison ;
Enfin, notre ami Jaluzot, le blanchisseur
athlétique, en veste de couleur sombre, col-
let relevé, et casquette enfoncée jusqu'aux
yeux.
Cambronne avait expliqué à ce septuor,
dont il semblait le chef d'orchestre, ce qu'il
attendait du dévouement spécial de chacun da
ses membres.
Au reste, six de ces affidés lui étaient ac-
quis par les nombreux services qu'ils lui de-
vaient, et, de plus, ils avaient découvert na-
guère que la disparition d'Elise était en réalité
une fuite. _
Quant au dernier, vu sa respectueusealfec-
tion^our , son intéressante commère, le philo#,
sophe avait jugé bon dé lui apprendre toutd'
la vérité, dès le début des recherches que noue,
avons racontées et auxquelles le brave Jaluzo.
coopéra de toute sa puissance, dans le cercJ»?
de ses occupations. v;?
Après le discours d'exposition de leur pr*,
_ conjurés tini'ent ces ténébreux .4)IIW
pos^'
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o cent. le numéro
5 cent. le numéro :
ABONNEMENTS —Trois mois Six mois Un an
Paris 5 fr. 9 fr. 18fr.
• Départements.... 6 11 22 I
Administrateur ; BOURDILLIAT \
-
I 78 J mit. , — SAMEDI 8 JUIN 1872. — Saint MÉDARD —' N° 2223J
;
l
RÉDACTION ET ADMINISTRATION
13. quai Voltaire
Succursale : 9, rue Drouot, 9 1
PARIS, 7 JUIN 1872.
PETITS MÉMOIRES ANECDOTIQUES
LA MONTRE DU MARÉCHAL VAILLANT
C'était au temps où le savant et brave ma-
rt'ich111Vaillant commandait aux Beaux-Arts.
Un matin, Mme de T... arrive à l'hôtel
ministériel, fait passer sa carte à Son Ex-
cellence et le maréchal l'accueille avec sa
.bienveillance un peu brusque et familière.
ï Levé dès l'aurore et militairement bou-
1 tonné .dans son petit veston brou-de-noix,
le maréchal Vaillant est à son poste, la tête
inclinée sur son pupitre semé de dossiers,
■ de rapports et de livres.
: Près de lui, le poil hérissé, le regard obli-
que et l'oreille dressée, Brusca monte la
garde.
Brusca est la chienne, devenue célèbre, du
maréchal Vaillant; il la "trouva errante et
toute crottée sur le champ de bataille de
Solférino ; il l'adopta et, depuis, il en fit sa
compagne et son amie, l'admettant dans sa
.voiture, sur ses genoux, à sa table!
Le peintre Jadin fit le portrait de Brusca
. et le maréchal écrivit sa biographie dans un
journal de province, ce qui lui mérita les
éloges de ses collègues de l'Institut.
;i Mme de T... est donc introduite dans le
cabinet du ministre. Le maréchal salue
courtoisement, et Brusca, dressant de plus
en plus les oreilles, s'assied gravement sur
son dos comme si elle voulait dire
— Madame, je vous écoute,
Je suis Mme de T..., dit assez timi-
dement la visiteuse, et je sollicite tel 'em-
ploi de votre haute bienveillance. Mme R...,
; notre amie commune, a dû me recomman-
der à Votre Excellence?
} — J'en ai un vague souvenir, répond le
jmaréchal en taillant son crayon. Je vais, du
reste, consulter votre dossier.
r Et il sonne brusquement -Théodore, son
garçon de bureau.
; — Pardon, monsieur le maréchal, je n'ai
pas de dossier.
Comment, madame, vous n'avez pas
de dossier! Mais, quand on sollicite un
emploi, on dresse ses batteries, on s'arme j
,de toutes pièces, on se met en règle, et vous i
1 venez ici, comme vous iriez à la promenade.
Où est votre demande ? où sont vos titres ?
car il faut que je les examine, vos titres ?
—- J'ai donné mes papiers à Mme R...,
qui, oubliant de vous les faire remettre, les
aura gardés, j'imagine.
— Vous vous imaginez ! c'est charmant.
— Alors, maréchal .... ?
j^ïMors, madame, allez voir votre amie
.. s-lui de m'en-voyer vos pièces. Nous
| verrons ensuite.
Il se fait un moment de silence, inter-
rompu bientôt par un sourd grondement de
Brusca, qui semblait dire :
• Madame, votre audience est finie.
Vous n'avez plus qu'à vous retirer.
Au même instant, le ministre, s'inclinant
avec un malin sourire :
— Madame, dit-il, j'ai ce grand rapport
à terminer et cinquante lettres à écrire, si
vouliez bien permettre... ?
Ce disant, le brave maréchal tire de sa
poche cette fameuse montre de Genève que
lui donna Saint-Arnaud et qui est aussi cé-
lèbre que Brusca elle-même, pousse négli-
gemment un ressort et, aussitôt, le chrono-
mètre se met à jouer -l'air Partant pour la
Syrie.
Une façon assez originale de couper court
à une audience.
Non moins ahurie que froissée de ce
congé instrumental, Mme de T... salue
froidement et sort.-
Rentrée chez elle, elle prend une plume
et écrit à son amie.
Elle prie Mme R... d'envoyer au plus
vite son dossier au maréchal et raconte en
termes excessivement vifs l'inconcevable ré-
ception dont elle a été l'objet, tout en
épinglant Son Excellence des épithètes les
plus acérées.
— Après m'avoir accueillie fort leste-
ment, dit-elle, cet aimable personnage m'a
brusquement congédiée en faisant jouer à
sa montre l'air du beau Dunois. Enfin-, il a
une affreuse petite chienne qui s'appelle
Brusca, et qui, après m'avoir regardée avec
beaucoup d'impertinence dans le blanc des
yeux, a mêlé ses aboiements au (c Partant
pour la Syrie » du maréchal, etc., etc.
Mme R... ne peut s'empêcher de sourire
à la lecture du. billet et s'empresse de ras-
surer son amie, en lui répondant que la
brusquerie du ministre est encore bien loin
d'égaler sa bonté.
Elle se hâte aussi d'adresser au maréchal
les pièces de Mme de T...; mais, par mal-
heur, elle prend la lettre qu'elle vient de
recevoir et la joint étourdiment... au dos-
sier de son amie.
Quelques jours après, Mme de T... est
appelée au ministère de Beaux-Arts.
Le maréchal Vaillant a une communica-
tion à lui faire.
—Déjà! s'écrie la solliciteuse, au comble de
la joie ; il s'agit évidemment de ma nomi-
nation.Ma bonne Louise aurarparlé pour moi
et, sans doute, admonesté Son Excellence. i
C'est qu'elle a un crédit énorme Mme
R... ! Pauvre maréchal ! comme il doit re- i
e gretter sa brusquerie de l'autre jour, les
s impertinences de Brusca et son « Partant
pour la Syrie ! » Je ne suis point méchante;
- mais il me tarde vraiment de voir la figure
e qu'il va faire.
Mme de T... se met en grande toilette
. et court au ministère des Beaux-Arts.
La voici dans le cabinet du ministre; elle
J entre avec une réserve calculée, légèrement
hautaine et railleuse.
L Le maréchal, au contraire, est charmant,
l onctueux et doux. Mais son regard si ex-
pressif et si fin étincelle et l'ironie plisse
t ses lèvres.
'■ Il est militairement boutonné dans son
veston brou-de-noix, et Brusca, dressant
l'oreille, lançant un regard oblique et sé-
vère, montre ses petites dents pointues,
: couchée entre les jambes de Son Excel-
lence.
— Madame, dit le ministre en s'incli-
nant, veuillez bien vous asseoir. J'ai reçu
et lu très-attentivement votre dossier. Rien
n'y manque : c'est très-complet. Vos pièces
sont parfaitement en règle; vos titres sont
excellents! En outre, vos mérites persQn-
nels, votre talent...
— Mon talent ?
— Sans doute, aimable dame, vous écri-
vez comme un ange !
— Moi ! monsieur le maréchal...
—- Une vraie Sévigné, madame !
—- Vous voulez rire, monsieur le mi-
nistre?
—Je ne ris point, madame! écoutez plu-
tôt...
Et prenant délicatement la fameuse let-
. tre, si malheureusement fourvoyée dans le
dossier, le maréchal Vaillant commence la
lecture d'une voix railleuse et stridente,
tandis que Brusca vient se camper devant la
solliciteuse, devant la coupable et la regarde
impertinemment dans le blanc des yeux.
— Ah ! mon Dieu 1 s'écrie tout à coup
Mme de T... Louise! ma chère Louise!
qu'as-tu fait? Oh! l'étourdie..! j
Impassible et impitoyable, le maréchal
continue sa lecture, scandant les phrases,
soulignant les mots, canonnant du regard
la malheureuse femme et lui renvoyant
chaque épithète comme une flèche empoi-
sonnée.
Pâle, tremblante, les mains jointes et les
yeux baissés, Mme de T... est là, comme
une statue du Désespoir.
Ce n'est plus une solliciteuse, c'est une
accusée, c'est une condamnée.
Quant au maréchal, lui, ce n'est plus un
ministre des Beaux-Arts, c'est un juge!
C'est un juge et un inquisiteur. Tantôt
il s'arrête pour donner au trait qu'il déta-
che du malheureux billet le temps de bien
pénétrer, au remords le temps 'de venir et
de torturer cette pauvre âme; tantôt, cH-
gnant l'œil ou essuyant lentement le verre
e ses lunettes, il a l'air de ne pouvoir lire,
hésite, répète, épelle et commente !
"T î!? crois, dit-il, qu'il y a ici butor ,'
c'est bien cela; je ne me trompe point :
butorII Voyons maintenant; vous dites que
je suis un Malotru. Vous auriez pu vous
dispenser de mettre une majuscule. Ma-lo-
rul Je dis bien. Je suis- bouru. Mais pour- ;
quoi ne mettez-vous qu'un r à bourru? il
en faut deux, madame. • '
, Après cette lecture, ou plutôt cette tor-
ture, il se fait un moment de silence qu'in- "
terrompt seul un sourd grondement de
Brusca.
Madame de T... est toujours là, clouée
sur sa chaise, atterrée, désolée, sans voix.
Madame, lui dit tranquillement le
maréchal, j'ai trois rapports à faire et plus
de cent lettres à lire avant mon déjeuner! si
vous voulez bien me permettre ?...
Ce disant, il tire de sa poche la fameuse
montre de Genève qu'il tenait de Saint-Ar-
naud, presse un ressort et le chronomètre
joue immédiatement l'air de : Partant pour,
la Syl,l*e 1 -
Plus morte que vive, Mme de T... se
soulève péniblement, s'incline et part.
—C'en est fait! dit-elle en setlaissant tom-
ber dans son canapé, mes espérances sont
perdues, mes rêves évanouis. 0 Louise !
folle Louise ! voilà, en vérité, une étrange
façon de protéger ses amies...
Mme de T... arrive chez elle, abasour-
die, désespérée. Chancelante, ellegravit l'es- -
calier, s'arrête toute haletante à sa porte,'
sonne faiblement, entre... v
La femme de chambre lui remet* une
lettre, un grand pli, qu'un estafette venait
d 'apporter.
Mme de T... l'ouvre négligemment, et"
aussitôt pousse un cri de surprise, de re-
connaissance et de joie.
^ Cette lettre, ce grand pli, vient du mi-
nistère des Beaux-Arts, et il porte pour si-
gnature : le maréchal Vaillant. '•
Ce pli renferme la nomination que solli-
citait Mme de T... — Quel brave homme
c'était le maréchal Vaillant !
FULBERT DUMONTEIL.
Dernières Nouvelles
La commission du budget de 1873 a arrêté
1 ordre de ses travaux et a réduit à 5 le nom- -
bre des sous-commissions, fixé antérieure,.
ment à 6. •
M. Vitet a été nommé président.
M. de Talhouët, vice-président.
M. de Lavergne, deuxième vice-président.
Les secrétaires sont MM. Wilson, Bardoux '
de Ravinel, Johnston.
N°49. — Feuilleton de la PETITE PRESSE
Le Chiffonnier Philosophe
DEUXIÈME PARTIE
X
Un mystère de la nuit
Cambronne, en se voyant subitement aban-
donné dans le parloir par la supérieure, com-
prit que l'inflexible personne, froissée de sa
véhémence, allait évidemment donner les or-
dres les plus sévères, pour le consigner désor-
mais à 1 entrée du couvent.
Il en éprouva un redoublement de courroux.
— Madame, dit-il âpremont, supposant que
la mère Sainte-Agnès pouvait l'écouter der-
rière la porte refermée; madame, votre
monstrueux abus de pouvoir envers moi va 1
me pousser à boutk.. Souvenez-vous du lion !
et du moucheront Défiez-vous des infiniment
petits et de la tourbe!... Plus d'une des plaies i
d Egypte n étaient que les exagérations des i
malfaisances de la boue et des insectes ! .. C'est i
Ja guerre que vous me forcez à vous faire ? 1
Eh bien ! vous l'aurez aussi étrange qu'impla- !
CcLDi.6« « • j
Mais soudain la pensée déchirante qu'il al- i
lait se retirer, sans même apercevoir son Elise
$Pir lç -• • ••- j
retrouvée, lui brisa le cœur et y éteignit la
colère.
— Pardon, madame, reprit-il en adoucis-
sant sa voix rauque de la façon la plus atten-
drissante, pardon, je ne sais ce que je dis L..
J'ai eu tant de chagrin de l'abandon de ma
nlle!... Il m'a fallu une tête bien solide pour
ne point devenir tout à fait fou, allez ! Excu-
sez-moi !... Au nom de votre père et de votre
mère à vous! par humanité, par charité, par
pitié !... avertissez l'enfant que son vieux
Cambronne est là !
Le philosophe s'agenouillait presque devant
le grillage ; il guettait d'un œil fiévreux la
petite porte ; il espérait ardemment qu'elle se
rouvrirait.
Le panneau tourna, en effet, sur ses gonds,
mais pour livrer passage à une vieille con-
verse, qui enjoignit au pauvre homme de se
retirer de suite, s'il ne voulait pas qu'elle
courût requérir la police laïque, afin de l'y
contraindre.
- Le vieillard désolé obéit machinalement.
En franchissant le seuil du porche, il fut
salué par le rire ironique et méchant de la
tourière.
Ce coup de pied de l'âne ramena le chiffon-
nier à ses projets de vengeance.
S?re aux infiniment petits, colosse t pro-
féra-t-il, en montrant le poing aux murailes
du monastère. Rira bien qui rira le dernier,
bigottc au cœur de pierre 1
Puis, sans transition, un souvenir lui re-
vint, clair, lucide, exaspérant.
—■ Absent et riche à pouvoir gagner une
abbesse, pour la lui conserver comme sous
scellés ? se disait-il, parlant tout haut et mar-
chant au hasard Rat' les rues, Car elle a pro-
■ noncé les mots : « Celui dont Elise dépend
maintenant! » l'entremetteuse sacrée!... Oh!
ce doit être Willcomb, et les preuves du con- I
traire mentent!... Mais il ne la laissera pas
éternellement dans ce couvent... Je veillerai...
je l'attendrai au passage, lui, dussé-je m'éta-
blir commissionnaire devant la porte... si je
ne parviens pas à emporter d'assaut, avant
une entrevue avec sa victime !
Le digne Cambronne ne voulait pas croire
que, si la jeune fille eût été avertie qu'il l'a-
vait découverte, elle se serait montrée assez
dure, assez ingrate pour refuser même de le
voir!
Eh bien ! puisqu'il n'avait réellement aucun
droit légal à forcer la consigne de l'obstinée
mère Sainte-Agriès,il l'amènerait autrement à
capitulation, en organisant, contre son insti-
tution, Un siége bizarre, occulte, cocasse et
intolérable tout ensemble : le siége des petits
fléaux parisiens !
Et l'assiégée reconnaîtrait l'action du philo-
sophe, dans tous les désagrements dont il la
harcèlerait, mais sans pouvoir réclamer contre
lui l'intervention de la sûreté publique, grâce
à l'habileté de son fantastique ennemi !
En conséquence, le soir même, un véritable j
conciliabule, provoqué par le ci-devant syn-
dic, réunissait sous son toit, rue Mouffetard :
Mme la- Lune, ex-chiromancienne, ex-car-
tomancienne, ex-devineresse, ex-rivale de i
Mlle Lenormand, — et présentement saquière
à l'île des Singes ; ;
M. Matagatos, tueur de lièvres de gouttiè- <
res, fournisseur de lapins sans tête aux Vatels <
des barrières, et de peaux d'angoras aux four-
reurs des faubourgs ; I. s
à Badouil^ dite Mill-Qhom'mes, ex-garde 11
j malade, que nous avons présentée déjà comme
jugesse impitoyable de Zidore, mais dont l'in-
dustrie est encore inconnue du lecteur ;
Mlle Rose, une virago d'une soixantaine
d années, aux traits rébarbatifs, aux mains
tannées, portant brassards et pourpoint da
buffle, comme un rcitre de Mallenstein ;
Le père Deshayes, bonhomme grêle et grêlé,
à culotte de velours vert bouteille, haut-guêtré
de cuir, couvert d'une peau de bique, et coif-
fant sa petite tète de fouine d'un véritable
sombrero ;
Mossieu Patry, vieillard décemment vêtu,'
ayant un peu le type des anciens domestiques
de grande maison ;
Enfin, notre ami Jaluzot, le blanchisseur
athlétique, en veste de couleur sombre, col-
let relevé, et casquette enfoncée jusqu'aux
yeux.
Cambronne avait expliqué à ce septuor,
dont il semblait le chef d'orchestre, ce qu'il
attendait du dévouement spécial de chacun da
ses membres.
Au reste, six de ces affidés lui étaient ac-
quis par les nombreux services qu'ils lui de-
vaient, et, de plus, ils avaient découvert na-
guère que la disparition d'Elise était en réalité
une fuite. _
Quant au dernier, vu sa respectueusealfec-
tion^our , son intéressante commère, le philo#,
sophe avait jugé bon dé lui apprendre toutd'
la vérité, dès le début des recherches que noue,
avons racontées et auxquelles le brave Jaluzo.
coopéra de toute sa puissance, dans le cercJ»?
de ses occupations. v;?
Après le discours d'exposition de leur pr*,
_ conjurés tini'ent ces ténébreux .4)IIW
pos^'
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