La tradition de la fableDanièle Thibault et Anne Zali
La tradition de la fable est celle d'une réécriture incessante des fables précédentes. Dans ce genre littéraire, l'auteur n'invente pas d'abord, il imite, en transposant, en actualisant. La Fontaine, qui revendique si fortement l'héritage d'Ésope, de Phèdre, d'Horace et de Pilpay, n'échappe pas à cette règle. Mais les influences dont il s'enrichit ne s'arrêtent pas à ces quatre noms.
Dès le Moyen Âge en France, la fable est un genre littéraire très vivant : on la trouve d'abord dans le fabliau, conte amusant et parfois instructif, puis progressivement elle s'intègre, sous forme de petites unités, à de plus vastes récits, chansons de geste ou romans.
Aux XVIe et XVIIe siècles, elle alimente nombre d'ouvrages pédagogiques ou didactiques ; il n'est jusqu'aux sermons qui ne l'utilisent. Publiées parfois sous forme de recueils, elle y côtoie emblèmes, énigmes et proverbes. Enfin, au XVIIIe siècle même, la fable est un jeu de salon très apprécié, elle s'invente en quelques heures comme une devinette à clé dont les auditeurs s'empressent de trouver le modèle.
Parallèlement à cet usage mondain, plus ludique qu'édifiant, se développe une tradition savante qui s'attache à traduire et composer des fables à vocation pédagogique. La fable était en effet un outil pédagogique très prisé : les collégiens des jésuites ou des oratoriens ne manquaient pas d'étudier celles d'Ésope ou de Phèdre, abondamment traduites, mais aussi d'en inventer ; ils étaient invités à rivaliser avec les grands maîtres à partir d'un canevas ésopique qu'ils devaient amplifier par les circonstances et par le style. Tradition savante et jeu mondain avaient donc contribué à alimenter un genre littéraire déjà riche d'influences antiques et médiévales, très largement connu et pratiqué par les contemporains de La Fontaine. Tout l'art du poète est d'avoir su renouveler un genre surexploité en intensifiant et diversifiant les rapports du récit et de la morale, mais aussi en dramatisant les scènes, en caractérisant les animaux dont il déroule le théâtre comme un miroir de la comédie humaine.
Vérité, mensonge et récit
« Le doux charme de maint songe
Par leur bel art inventé,
Sous les habits du mensonge
Nous offre la vérité. »
La fable dit à la fois vérité et mensonge. Elle prétend dégager une vérité sur toute chose, mais, joignant l'agréable à l'utile, elle insère celle-ci dans un tissu de fiction, un récit imaginaire, un « conte ». C'est donc un mensonge qui dit vrai. La fable utilise le détour du récit pour donner à entendre un enseignement, en s'appuyant sur l'analogie.
Mais, dans la fable, le récit n'a pas pour simple rôle de transporter une morale. Il appelle à la délectation, il est saveur et plaisir et par là échappe à toute subordination, y compris à la morale. Le passage par l'imaginaire colore irrémédiablement d'ambiguïté l'apologue. Il ne permet plus d'éviter de douter. Ainsi arrive-t-il chez La Fontaine que la leçon de la fable ne semble pas totalement correspondre au récit, mais témoigne d'un imperceptible décalage. On pourrait même se demander parfois si le récit n'est pas tout près d'installer dans la fable la prépondérance – seconde – de sa vérité. On peut par exemple s'interroger sur le message de La Cigale et la Fourmi dont les derniers mots sont « Vous chantiez ? J'en suis fort aise : / Et bien ! dansez maintenant ». Est-ce d'abord une critique de l'imprévoyance coupable de la cigale, ou, à l'inverse, d'abord une dénonciation de l'égoïsme de la fourmi ? Toute la verve du récit semble être du côté de la cigale et plaider en faveur de la deuxième hypothèse, illuminant la figure de la cigale d'une lumière poétique qui n'est pas loin d'en faire l'emblème même du poète fastueux et imprévoyant, en butte à l'incompréhension des puissants. Au lecteur de décider !
Du conte à la fable
En passant des contes aux fables La Fontaine n'effectue pas une rupture aussi radicale qu'il y pourrait paraître. C'est en effet la structure narrative du conte qui est l'âme même de la fable, telle du moins qu'il l'imagine et la renouvelle se saisit dans un espace étroit cerné par deux contraintes contradictoires : celle de la brièveté et celle du pittoresque. Il est aussi important pour le conteur de ne pas perdre le fil en surchargeant le récit de détails inutiles que d'égayer la narration par une série de traits piquants judicieusement choisis (« Y cousant en chemin quelque trait seulement »). La question esthétique qui se pose à la fable est la même que celle qui se pose au récit : ainsi, d'une part, la morale est-elle soumise aux lois du récit (parfois même la véritable morale se dégage du récit lui-même), d'autre part, la fable ne peut pas ignorer que sa brièveté ne doit pas nuire à sa gaieté, ni que son laconisme ne doit pas épuiser ce jeu d'interprétations multiples qui en recèle le sens profond.