Le génie des FablesAlain Rey

Le Paon se plaignant à Junon
Le Lièvre et la Caille

Le nom de Jean de La Fontaine est pour toujours attaché à ses Fables, ces poèmes en vers libres d’une perfection stupéfiante, qui se présentaient comme de simples « traductions » en vers des récits célèbres attribués à Ésope.

Le genre de la fable, bref récit mettant en scène des humains et des animaux pour un enseignement de sagesse, fut vivant pendant plus de deux millénaires. En Occident, un personnage à demi légendaire, un esclave affranchi nommé Ésope, aurait créé de tels récits. Ils circulèrent depuis le Ve siècle avant le christianisme. Cinq cents ans plus tard, Caïus Julius Phaedrus, en français Phèdre, transmit en latin une adaptation de ces fables. De compilations en traductions, un vaste ensemble d’historiettes pourvues d’une morale, un petit théâtre animal figurant les caractères humains se répandit dans toute l’Europe et, grâce aux Arabes, autour de la Méditerranée, sous des formes en général simples et parfois talentueuses, comme ces « Ysopets » (les petits Ésope) du Moyen Âge français. Une autre source des Fables est Pilpay, auteur fictif du texte indien transmis par les Arabes (Kalila et Dimna) des « cinq livres » du sanskrit (Pañcatantra) qui circulèrent en plusieurs langues de l’Inde au monde arabo-islamique et à l’Europe.

Deux génies littéraires, à l’époque où le jeune Louis XIV organisait son pouvoir, surent tirer de cette masse de récits et de celle des contes populaires européens transmis oralement deux chefs-d’œuvre, les Contes de Perrault, en prose, et les vers des Fables de La Fontaine. Tous deux prétendaient s’adresser aux enfants ; tous deux exaltaient une langue arrivée à un point d’équilibre subtil, et approfondissaient, parfois secrètement, le message rationnel et poétique que dissimulaient ces récits.

La Fontaine, en outre, retrouvait la verve qu’on disait « marotique », et à travers elle, la critique sociale de l’admirable Roman de Renart, et celle d’innombrables fabliaux. Ses Fables, dès le premier livre, furent reçues pour ce qu’elles étaient : un miracle. Miracle formel, qui fait de leur auteur, aux côtés de son contemporain Jean Racine, le grand poète de son temps. Miracle narratif, qui résume en peu de mots des situations complexes où le bien et le mal inscrits en la nature humaine et en la société s’affrontent. Miracle intellectuel, recouvrant par la fausse évidence d’une sagesse résignée une réflexion profonde sur la condition humaine.

Ces miracles ont leurs revers. Célébrées mais trahies par une postérité à la fois séduite et distraite, les Fables et leurs « moralités » n’ont pas toujours été prises au sérieux. Leur perfection formelle fait de certaines de purs objets de mémoire, grâce à une vocation pédagogique supposée. Cependant, l’école de la troisième République française a transformé quelques fables de La Fontaine et quelques poèmes de Victor Hugo en instruments d’une mémoire poétique collective et démocratique sans laquelle la culture en français serait encore plus pauvre et menacée qu’elle l’est aujourd’hui.

Le Rat et l’Huitre

Perfection formelle et phrases proverbiales

Qu’elles soient célèbres ou méconnues, les fables contiennent toutes des perles, retenues hors de leur contexte. En exemple ‒ il y en aurait cent autres ‒, les deux derniers vers de « Le Rat et l’Huître » (livre VIII, fable 9) :


« Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.
 »


La Fontaine, outre sa légèreté mélodieuse et malicieuse, outre son rythme si souple, fut un fournisseur unique de phrases proverbiales, dont il fit cadeau à la mémoire de la langue française, mettant en forme pour l’avenir des pensées souvent formulées : « La raison du plus fort est toujours la meilleure », maxime terrible, machiavélienne ‒ André Siegfried a pu qualifier La Fontaine de « Machiavel français » ‒ ou encore, cette dure critique tant du discours politique que médiatique :

« Selon que vous serez puissant ou misérable
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
 »


On s’étonne que les puissants de la cour de Louis XIV aient supporté sans broncher cette « morale » en conclusion désabusée et parfaitement immorale des « Animaux malades de la peste » (livre VII). La Fontaine était sans aucun doute de la race des pessimistes gais. Ses Fables sont aussi difficiles à décrypter que plaisantes à savourer. Musique et poésie y trouvent toujours leur compte ; la morale convenue beaucoup moins. Connaître sa vie ‒ par exemple, la belle biographie de Jean Orieux ‒, connaître l’histoire de son temps aide à comprendre ses choix, ses allusions, ses secrets, jusqu’à l’ordre des Fables, ordre labyrinthique qui fut évoqué à Versailles, par un labyrinthe végétal concret orné des personnages d’Ésope.

Extrait de : La Fontaine Doré : choix de Fables. BnF, 2015.
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