Le bestiaire de La FontaineDanièle Thibault et Anne Zali
Les animaux de La Fontaine sont issus du bestiaire traditionnel de notre culture. Ils sont présents depuis l'Antiquité dans les mythes, les textes et les images, les rites et les croyances. Ils étaient déjà familiers bien avant le poète, qui leur conserve leurs caractéristiques « psychologiques ».
L'image d'observateur de la vie animale qu'on a voulu donner de lui plus tard n'a pas plus de raison d'être que les relevés des nombreuses erreurs sur les mœurs des animaux (le corbeau et le renard ne mangent pas de fromage, la cigale se nourrit de la sève des végétaux et meurt avant l'hiver, etc.).
La Fontaine n'a rien d'un naturaliste et ne veut pas l'être. Il s'opposera avec force à la théorie des « animaux-machines » de Descartes. C'est un artiste qui fait de l'anthropomorphisme, un peintre qui a l'art du trait expressif et pittoresque, le génie de faire naître des images. Ce n'est pas dans les bois et dans les prés qu'il va chercher ses modèles, mais dans les livres. On sait que les livres d'emblèmes ont influencé La Fontaine, mais Michel Pastoureau voit dans les Fables « le plus bel armorial que le XVIIe siècle nous ait laissé ». Ni véritables animaux, ni véritables humains, ce sont plutôt des « meubles » au sens héraldique du terme, c'est-à-dire des figures qui peuvent varier à l'intérieur de l'écu en nombre, position, forme, couleurs et se retrouvent d'un écu à l'autre. Même les végétaux sont traités comme des figures de blason. Les animaux de La Fontaine sont donc typés une fois pour toutes, l'emploi de l'article défini dans les titres le prouve : le.
Les bêtes ont-elles une âme ?
Le salon de Madame de La Sablière, protectrice de La Fontaine, est fréquenté par des savants et des philosophes. On y discute astronomie, géographie, métaphysique, zoologie. La question de l'âme des bêtes soulève des controverses.
La Fontaine, qui a critiqué la croyance à l'astrologie (dans les fables L’astrologue qui se laisse tomber dans un puits et L'Horoscope) et démontré que la raison rectifie l'illusion des sens (Un animal dans la lune), rejette la théorie des « animaux-machines » de Descartes.
Dans le Discours de la Méthode (1637), Descartes oppose l'homme qui possède une âme immortelle, « substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser », séparée de la matière et « entièrement distincte du corps », à l'animal qui n'a qu'un corps aux activités automatiques. Pour preuves de sa théorie, il avance que les animaux n'ont pas de langage, que leur faculté d'adaptation est due à leur instinct qui n'est pas de l'intelligence :
« C'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes ainsi qu'on voit qu'une horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence. »
Enfin, ils n'ont donc pas d'âme et ne peuvent pas penser.
La Fontaine, dans son Discours à Mme de La Sablière, s'élève avec force contre Descartes et développe à l'encontre de sa théorie quatre exemples le cerf aux abois change sans cesse de direction pour brouiller sa piste et va même jusqu'à obliger un plus jeune à prendre sa place,
« Que de raisonnements pour conserver ses jours !
Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, digne d'un meilleur sort ! »
La perdrix, pour sauver ses petits, attire l'attention du chien en feignant d'être blessée, et s'envole sous son nez. Les castors bâtissent d'étonnantes constructions,
« Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage;
Et nos pareils ont beau le voir,
Jusqu'à présent tout leur savoir
Est de passer l'onde à la nage.
Que ces castors ne soient qu'un corps vide d'esprit,
Jamais on ne pourra m'obliger à le croire. »
Enfin, deux rats ayant trouvé un œuf font preuve d'une grande ingéniosité pour le transporter,
« L'un se mit sur le dos, prit l’œuf entre ses bras,
Puis, malgré quelques heurts et quelques mauvais pas,
L’autre le traîna par la queue.
Qu'on m'aille soutenir, après un tel récit, Que les bêtes n'ont point d'esprit ! »