Le deuxième numéro daté du 15 avril est consacré aux sorcières. L’encre, toujours couchée sur papier noir, est rouge. Ce numéro inaugure les fausses réclames en quatrième page qui seront présentes dans les numéros suivants. Le troisième numéro du 29 avril, avec son encre verte, relate dans sa chronique « La guerre chez les morts » les campagnes militaires qui se déroulent dans l’au-delà et où se croisent de grands noms : Attila, Soliman, Richelieu, Machiavel, Charles-Quint, Napoléon, etc. Le quatrième numéro du 13 mai dédié aux maris trompés se caractérise par son encre jaune, couleur souvent associée à l’adultère. On y retrouve, entre autres, une retranscription d’échanges qui se sont tenus au congrès des maris organisé à « Coucoupolis », le lancement du « Prix Cornu », ou une rubrique de faits divers signée par un certain « Jean Des Cornes ». Le cinquième numéro à l’encre jaune clair est consacré aux spirites et se veut plus ésotérique, non sans dérision.
L’Autre monde, année 1877, numéros 2, 3, 4 et 5 (détails)
Le sixième et dernier numéro, une nouvelle fois à l’encre jaune, est publié dix-neuf ans plus tard, le 1er avril 1896. Cette publication tardive interroge, d’autant plus qu’elle est datée du « mardi 1er avril » alors que le 1er avril 1896 est un mercredi. Mais cette date est confirmée par un écho mentionnant Marcellin Berthelot comme ministre chargé de la diplomatie. Il fut en effet ministre des affaires étrangères du 1er novembre 1895 au 23 avril 1896.
Un pastiche énigmatique
Cette contrefaçon humoristique est caractéristique des pastiches. Ces derniers sont légions dans la presse du XIXe siècle (voir à ce sujet l’article « Les pastiches de journaux au XIXe siècle »publié sur le Blog Gallica).
Les rares éléments concrets nous apportent uniquement des informations d’ordre logistique. La librairie Strauss, située au 5 rue du Croissant à Paris, est mentionnée dans chaque numéro et semble assurer la diffusion du journal. Cette adresse est d’ailleurs reprise à partir du deuxième numéro dans la manchette comme celle de l’administration et de la rédaction du journal. Trois imprimeries différentes ont assuré la fabrication des six numéros : Tolmer, F. Debons & Cie et P. Mouillot.
La presse de l’époque se fait l’écho de cette parution sans indication sur les origines de ce poisson d’avril remarquable. Le Temps du 3 avril 1877 consacre sa chronique au premier numéro de L’Autre monde et précise que « l’édition entière a été enlevée en moins de cinq minutes ». S’en suit une description détaillée du fascicule. Le Gaulois du 4 avril et l’hebdomadaire Le Voleur du 13 avril reprennent également l’information. L’Autre monde se félicite d’ailleurs de cette publicité dans son billet « Réglons nos comptes », publié en une du deuxième numéro, qui revient notamment sur la chronique du Temps :
« Il nous reste, cela dit, à témoigner notre gratitude de vieux squelette à un autre journal qui nous a comblé de gracieusetés. Étant morts et enterrés, nous ne savons comment reconnaître la courtoisie du Temps et de son chroniqueur. »
Le Dictionnaire universel illustré, biographique et bibliographique de la France contemporaine de 1885 attribue la paternité de L’Autre monde au journaliste et romancier Camille Debans (1834-1910). On peut lire dans sa biographie : « Vers 1877, Camille Debans avait eu la fantaisie un jour de 1er avril de lancer un journal funèbre sous ce titre : L’Autre monde, journal des trépassés. Il était imprimé à l’encre blanche sur du papier noir. On en vendit cent mille et l’on manqua la vente de cent mille autres. »
Cependant, rien ne permet d’affirmer que Camille Debans se cache derrière l’ensemble des numéros de L’Autre Monde, en particulier pour le dernier publié en 1896.
Le Radical du 20 décembre 1919 attribue également la paternité de L’Autre monde à Camille Debans ainsi qu’au caricaturiste André Gill. L’auteur de l’article se trompe cependant sur le titre du journal (« La Fin du monde ») et sur la date de parution (« 1866 »).
Une source d’inspiration pour d’autres journaux
D’autres pastiches macabres ont été publiés après L’Autre monde. En 1887, Le Journal Comique, habitué à publier des pastiches au verso de ses éditions (Le Cochon : journal des gens sales, Le Journal des cocottes, Le Journal des poivrots et des marchands de vin, etc.), propose avec son neuvième numéro Le Croque-mort, journal des refroidis. Ce dernier emploie le même humour noir : un certain « I. Letoxy » assure la rédaction en chef, l’abonnement se fait dans les catacombes, l’administration se situe au Père-Lachaise et le gérant s’appelle « I. Lédécédé ».
Des années plus tard, à partir de décembre 1922, Le Corbillard, journal officiel du Club des J’menfoutistes s’inspire plus directement de L’Autre monde, avec un ton cependant plus grivois. Les numéros du journal reprennent le principe du pastiche sur papier noir avec de l’encre colorée (sauf pour les numéros 2 et 3). Chaque numéro est consacré à un thème précis : les spirites, les cornards, les bistrots et pochards, les gosses d’amour, le coquin de printemps, l’amour et la mort, les heures de volupté et les heures fatales.
La maquette comporte beaucoup de similitudes, telles que la tête de mort de la manchette ou les nombreux dessins.
Nous vous invitons à découvrir les six numéros de L’Autre monde qui fourmillent de calembours, d’humour noir grinçant et de références historiques. En effet, comme l’annonce « Le Joyeux Décédé » à la fin de l’éditorial du premier numéro :
« Il est certain que quelques mortels grincheux voudront connaître quel sera notre programme ! Ceux qui liront notre journal le verront bien, quant aux autres nous les avons en si profond mépris qu’il faudrait s’adresser à M. Zola pour l’exprimer et pour leur dire que par conséquent cela ne les regarde pas. »
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