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Enrico Cernuschi : de la finance à l’Orient, parcours d’un collectionneur engagé

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29 mars 2023

Révolutionnaire italien et figure marquante du Risorgimento, Enrico Cernuschi (1821-1896) a très tôt adopté la France comme patrie de cœur. Connu pour le musée parisien qui porte son nom, dont le premier noyau des collections orientales fut hérité de son legs à la municipalité, il traversa la vie politique de son siècle de manière spectaculaire, et passa presque sans transition du monde de la finance à celui de l’art.

Chat en bronze rehaussé de zébrures d'or (XVIIe siècle). (Brûle-parfums de la collection de M. Henri Cernuschi). Louis Gonse : L'art japonais, tome 2. Paris : A. Quantin, 1883.

Enrico Cernuschi commence son parcours par des études de sciences et de droit, avant de devenir avocat à Milan, alors sous domination autrichienne. En 1848, alors que le Piémont se révolte contre les Autrichiens, il est député de la nouvelle République romaine. Deux ans plus tard, à 29 ans, alors qu’il est accusé d’anarchisme et de provocation à l’égard des troupes françaises qui protègent Rome, il se défend ainsi devant le Conseil de guerre : 

Henri Gernuschi, représentant du peuple romain, jugé par le conseil de guerre de l'armée française à Rome (23-25 janvier.) Impr. de E. Brière (Paris), 1850

Le ton est donné : Cernuschi apparaît comme un homme de conviction, épris de réalisme politique, passionné et entier. Il vient pourtant de passer plus d’un an en prison, entre autres au Castel Sant’Angelo à Rome, occupé par ses « amis » français.

Vue perspective du Pont Elian, du Chateau St. Ange, et d'une partie de la Ville de Rome : [estampe].  A Paris chez Basset rue St. Jacques [ca 1760].

Malgré ces déboires, Cernuschi s’exile en France au cours de l’été 1850 ; il  restera jusqu’à la fin fidèle à sa patrie d’adoption. Le pays dans lequel il décide de s’installer est alors en pleine expansion économique et un système bancaire diversifié s’y développe, phénomène dont l’Italien saura tirer profit : il entre en 1852 au Crédit mobilier, grande banque de dépôt récemment fondée.

Crédit mobilier français [vue de l'entrée de la banque] : [photographie de presse] / [Agence Rol]. 1913.

Cette étape marque le début d’une carrière florissante dans l’univers de la finance, dont Cernuschi se fait aussi le théoricien à travers plusieurs ouvrages publiés au cours des années 1860 et 1870, entre autres : Mécanique de l'échange (1865), Contre le billet de banque : déposition et notes (1866), La monnaie bimétallique (1876), Le maniement de la dette publique et le 3% amortissable : articles publiés dans le Siècle (1878).

Au début des années 1870, Cernuschi accède à la direction de la Banque de Paris, position très influente et rémunératrice, qui lui permet de contribuer à l’achat du journal républicain Le Siècle, et de financer un comité contre le plébiscite voulu par Napoléon III en 1869. Cette dernière entreprise lui vaut d’être expulsé, même si son nouvel exil à Genève est de courte durée : il rentre à Paris après la chute de l’Empire, en septembre 1870, et se trouve rapidement plongé dans les tumultes de la Commune de Paris.

Le 27 octobre 1870, « 41ème jour du siège », alors qu’il refuse qu’on lui remette la Légion d’honneur comme membre de la commission pour le ravitaillement de Paris, il renouvelle l’expression de son attachement pour la France :

Club de la Porte-Saint-Martin. 27 octobre 1870. Discours du citoyen Henri Cernuschi. La Légion d'honneur... ,  G. Baillière (Paris), 1870.

Auguste Hippolyte Collar [Barricade place de la Concorde, au débouché de la rue Royale, avec Napoléon Gaillard debout, à droite, au premier plan]. 1871.

Il obtiendra d’ailleurs la nationalité française en janvier 1871.

En désaccord grandissant avec les choix du gouvernement communard, Cernuschi se désolidarise du mouvement insurrectionnel ; en mai 1871, alors que les troupes versaillaises investissent Paris, son ami et rédacteur au Siècle Gustave Chaudey, adjoint au maire de Paris, est exécuté, épisode dont témoigne de manière particulièrement éloquente un texte du publiciste libre-penseur Edgar Monteil : L'exécution de Gustave Chaudey et de trois gendarmes (1885).

Très choqué par cet événement et lui-même menacé, Cernuschi entreprend en juillet 1871 un voyage en Amérique et en Asie ; il est accompagné par le jeune critique d’art et futur défenseur de l’impressionnisme Théodore Duret, qui en témoignera dans l’ouvrage Voyage en Asie : le Japon, la Chine, la Mongolie, Java, Ceylan, l'Inde... (1874), dont voici le début :

Avant de débarquer au Japon, à Yokohama, les deux voyageurs ont traversé les États-Unis jusqu’à San Francisco. Après le Japon, où ils restent plusieurs mois, ils prennent la direction de la Chine, puis de Java, de Ceylan, et enfin de l’Inde, où ils séjournent jusqu’au début de l’année 1873, avant de rentrer en France par le Canal de Suez. C’est à l’occasion de ce long périple que le fonds Cernuschi est majoritairement constitué, soit un ensemble de cinq mille pièces, essentiellement des bronzes et des céramiques, envoyés peu à peu à Paris grâce à des centaines de caisses.

Henri Guérard. [Sennin sur un tigre, bronze, collection Henri Cernuschi] : [estampe]. 1882.

La « méthode » de collecte sera ainsi décrite en 1898, lors de l’inauguration du musée de la rue Velasquez, par le Président du Conseil municipal de Paris :  

Relation officielle de l'inauguration du musée Henri Cernuschi par le Conseil municipal de Paris, le mercredi 26 octobre 1898. Paris : Impr. de l'Ecole municipale Estienne, 1899.

Tout comme dans le cas de la collection d’Emile Guimet, le fonds japonais acquis par Cernuschi est révélateur de l’appétence de l’époque pour les religions asiatiques et l’impressionnante statue du Bouddha Amida, qui trône du haut de ses quatre mètres, en témoigne.

[Phot. du Bouddha de Kamakoura (Japon), don J. Ségur en 1886]

Autre caractéristique de la collection : la place prépondérante qu’y occupent les objets du quotidien et les arts dits « industriels ».

Quelques mois après son retour à Paris, Cernuschi entreprend de faire découvrir sa collection par le biais d’une exposition au palais de l’Industrie, à l’occasion du Congrès international des orientalistes, entre août 1873 et janvier 1874, et le succès est au rendez-vous.

Chamouin, graveur. Rouargue, dessinateur du modèle. Palais de l'Industrie : [estampe].

Les bronzes japonais y sont particulièrement bien représentés, et leur qualité ne tarde pas à en faire des références incontournables pour les historiens des arts orientaux, notamment Louis Gonse :

Louis Gonse. L'art japonais. Paris :  A. Quantin, 1886

À la même période, Cernuschi achète un terrain en limite du Parc Monceau et fait construire un hôtel particulier par l’architecte d’origine néerlandaise William Bouwens van der Boijen ; ce bâtiment servira d’écrin à sa collection, qu’il lègue en 1896 à la Ville de Paris, avant de s’éteindre à Menton.  

Relation officielle de l'inauguration du musée Henri Cernuschi par le Conseil municipal de Paris, le mercredi 26 octobre 1898. Paris : Impr. de l'Ecole municipale Estienne, 1899.
 

Le début de cette « relation officielle », publiée en 1899, plante le décor de l’époque quant aux études sur l’Asie, explicitement situées dans un contexte colonial.

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