Le poison
Les cas d’empoisonnement s’invitent périodiquement dans les chroniques judiciaires, comme le Novitchok récemment. Ce sujet a donné lieu à une exposition à Lyon en 2017 et à une bande dessinée : Venenum, la grande histoire du poison. Dans le cadre du colloque Droit(s) et bande dessinée du 22 janvier 2021, plongeons-nous dans les sources du poison.
L’environnement est rempli d’animaux, de plantes et de minéraux toxiques, qui ont décimé nombre de nos ancêtres. La crainte de l’empoisonnement est bien ancrée et se manifeste dans la mythologie autour de figures comme Médée ou sa tante Circé qui transforme les compagnons d’Ulysse en pourceaux. Il faut qu’Hermès offre à Ulysse l’herbe moly pour triompher de la magicienne.
Le meurtre politique a fréquemment recours au poison. L’accession de Néron à l’empire est permise par deux décès opportuns : l’empereur Claude et son fils Britannicus. Agrippine est soupçonnée d’avoir fait empoisonner son époux Claude avec une plume enduite de poison, afin d’ouvrir la voie du pouvoir à son fils Néron. Après ce décès, Britannicus reste un concurrent gênant. Il décède lors d’un banquet en présence de Néron qui met cette mort sur le compte de l’épilepsie dont souffrait son rival. Tacite, dans les Annales, décrit un procédé ingénieux destiné à tromper le goûteur attitré du prince : une boisson très chaude mais non empoisonnée est présentée à Britannicus qui ne peut la boire ; il demande alors de l’eau froide pour rafraîchir le breuvage. Le goûteur ne teste pas l’eau froide, qui avait été empoisonnée.
Le poison sert également d’instrument d’exécution. En -399, les Athéniens condamnent Socrate à mort sous prétexte qu’il corromprait la jeunesse. Le philosophe doit boire une coupe de ciguë. Il s’agit de la grande ciguë, vraisemblablement additionnée d’opium et de datura pour réduire les spasmes violents produits par cette plante.
Au Moyen Âge et à la Renaissance, les cours italiennes bruissent de soupçons d’empoisonnement. Quand Charles VI sombre dans la folie, les regards se tournent vers sa belle-sœur Valentine Visconti, fille du duc de Milan, et suspectée du fait de ses origines italiennes. Mais la famille la plus associée au poison reste celle des Borgia : le pape Alexandre VI et ses enfants César et Lucrèce. D’après la légende, César Borgia portait des bagues munies d’une cavité remplie de cantarella, un poison violent. Cette anecdote a inspiré une célèbre scène d’empoisonnement dans Astérix chez les Helvètes.
Sous le règne de Louis XIV, l’affaire des poisons jette un sombre voile sur la cour du Roi Soleil. Elle se déroule en deux temps, autour de deux femmes : la marquise de Brinvilliers et Catherine Deshayes dite La Voisin. La marquise apprend de son amant Godin de Sainte-Croix comment préparer des poisons à base d’arsenic pour se débarrasser de son père et de ses frères et sœur afin de pouvoir hériter d’eux. Elle est arrêtée et exécutée en 1676.
Trois ans plus tard, une autre affaire d’empoisonnement défraie la chronique avec l’arrestation de La Voisin, qui fait commerce de poudre de succession, redoutable euphémisme pour parler de poison. Ses clients comptent de nombreux courtisans dont la marquise de Montespan, favorite du roi. Devant le scandale, le pouvoir royal met en place une juridiction d’exception : la chambre ardente, qui envoie La Voisin sur le bûcher en 1680. La marquise de Montespan est soupçonnée d’avoir participé à des messes noires, d’avoir éliminé Mademoiselle de Fontanges la nouvelle favorite royale, et d’avoir administré au roi des philtres bien peu catholiques afin de retrouver la faveur royale.
L’arsenic, utilisé pour tuer les rats, se retrouve dans de nombreux cas d’empoisonnement. Il est au centre de l’affaire Marie Besnard, surnommée l’empoisonneuse de Loudun. Cette veuve a vu mourir plusieurs membres de sa famille qui se querellaient pour des questions d’héritage. Des proches soupçonnent l’usage d’arsenic et envoient en 1949 la veuve devant la justice qui fait déterrer une douzaine de corps. Le docteur Béroud y détecte la présence d’arsenic, conduisant Marie Besnard en détention. Ses défenseurs parviennent à démontrer que de l’arsenic est naturellement présent dans le sol ou peut être amené par des traitements agricoles ; il se retrouve alors en contact avec les corps enterrés, faussant les expertises post mortem. Marie Besnard est acquittée en 1961.
Jean Maurice José Stetten, Arsenic par R. Austin Freeman, [1932], Bibliothèque des Littératures Policières.
En effet, les produits toxiques sont présents partout dans notre entourage. De nombreuses plantes se révèlent être de redoutables empoisonneuses comme le colchique, si beau mais bourré de colchicine. Les champignons semblent associés au poison dans l’esprit des populations. Ils comprennent des espèces délicieuses (truffe, cèpe) et d’autres mortelles comme l’amanite phalloïde. Des particuliers périssent encore aujourd’hui d’avoir consommé et mal identifié des champignons ramassés en forêt. Le règne animal fourmille d’animaux vénéneux (le poison est dans leur chair) ou venimeux (ils peuvent projeter leur poison sur leur agresseur ou leur proie). On pense bien sûr au crotale ou à la tarentule, mais il ne faudrait pas oublier l’ornithorynque, un des seuls mammifères venimeux, doté d’un aiguillon au venin capable de terrasser un chien. Le fugu ou poisson-globe cause malgré lui des décès car sa chair est très recherchée par les Japonais mais doit être préparée avec soin pour en ôter la tétrodotoxine. Cette toxine sert aussi aux rituels vaudous pour zombifier une victime, la faisant passer pour morte afin de mieux pouvoir l’asservir.
Comme si tous ces toxiques ne suffisaient pas, l’homme s’est ingénié à en créer d’autres et à en diversifier les façons de les administrer à ses semblables. La Première guerre mondiale est restée marquée par l’utilisation industrielle des gaz de combat dont le plus connu est l’ypérite ou gaz moutarde. L’assassinat politique redouble d’inventivité, usant de polonium, de dioxine ou de ricine injectée grâce au fameux parapluie bulgare.
Le poison est encore utilisé par certaines populations pour chasser et se défendre. Elles en enduisent leurs flèches et lances, et il leur suffit de blesser leur cible pour la mettre hors de combat. Le mot toxique vient d’ailleurs du grec toxon qui signifie arc. Le plus connu de ces poisons est le curare, actuellement utilisé comme anesthésiant. En effet, la frontière est mince entre poison et remède. Paracelse déclarait que tout est poison, rien n’est poison ; c’est la dose qui fait le poison. La digitale contient de la digitaline qui, selon le dosage, est un poison violent ou un remède aux pathologies cardiaques. L’opium sert à fabriquer de la morphine, qui soulage les douleurs de nombreux malades, mais aussi l’héroïne, aux ravages bien connues et utilisée à ses débuts pour sevrer les personnes dépendantes à la morphine.
Pour se prémunir du risque d’empoisonnement, Mithridate VI roi du Pont prenait de petites doses non létales de poison tous les jours. Quand les Romains le vainquirent en -63, il voulut se suicider en s’empoisonnant, mais son corps s’était accoutumé au poison, phénomène qualifié dès lors de mithridatisation. Le malheureux roi dut demander à un de ses soldats de le passer au fil de l’épée pour éviter de tomber vivant aux mains de ses ennemis.
La connaissance des poisons croît avec la mise en place de la médecine légale et de la toxicologie. Un de ses premiers spécialistes, Mathieu Orfila, est appelé à participer au procès de Marie Lafarge. Cette jeune femme est accusée en 1840 d’avoir empoisonné son mari à l’arsenic. Pour prouver la présence de ce corps, Orfila utilise le test de Marsh, mis au point en 1836 par James Marsh pour révéler la présence d’arsenic dans une affaire judiciaire. Sa façon de procéder et ses résultats, accablant Marie Lafarge, sont attaqués par le chimiste François-Vincent Raspail qui démontre la présence de l’arsenic dans l’environnement. Les batailles d’experts existaient bien avant qu’Hollywood n’y consacre des séries.
Le poison est partout, qu’il soit naturel ou d’origine humaine comme la pollution qui dégrade l’environnement et notre santé. Mieux le connaître permettrait d’éviter nombre de décès prématurés comme ceux dus à une consommation immodérée d’opiacés aux États-Unis. Méditons encore une fois Paracelse tout en pestant contre la lenteur des études épidémiologiques qui mirent si longtemps à prouver la nocivité de la nicotine ou de l’amiante.
Pour aller plus loin :
Fabien Toulmé, Venenum : la grande histoire du poison, Lyon, Lyon BD éditions, 2017
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