Le Suisse Suchard, un chocolat allemand ?
Pour un automne des plus gourmands, Gallica a concocté une série de billets dédiés aux chocolateries. Troisième épisode : le chocolat Suchard. Symbole de la Suisse grâce à la publicité, il est accusé d’être allemand lors de la Première Guerre mondiale. La fabrique du chocolat se dévoile dans Gallica.
Déjeûner par excellence, le cacao Suchard (affiche 1911)
Une histoire suisse
Philippe Suchard fonde sa chocolaterie en 1826 à Serrières près de Neuchâtel. Homme pragmatique et entreprenant, il revient d’un voyage en Amérique. Philippe Suchard développe diverses activités dans la navigation, les mines d’asphalte, les vers à soie. Il essaie même de fonder une colonie aux États-Unis, Alpina, du nom de la loge maçonnique à laquelle le chocolatier appartient. La plupart de ces entreprises sont des échecs et Philippe Suchard se recentre sur le chocolat.
Publicité parue dans L’Académie culinaire (1884)
Son fils, Philippe Suchard, l’épaule mais c’est un employé qui développe l’entreprise. Karl Russ, voyageur de commerce allemand, a le sens des affaires et pousse le développement à l’international. En 1868, Karl Russ épouse la fille de Philippe Suchard père. A partir des années 1880, les chocolats Suchard se lancent à la conquête du monde, à l’instar d’autres chocolatiers suisses.
Des usines Suchard sont créées, d’abord en Allemagne, puis dans divers pays comme la France au début du XXe siècle. Cette stratégie est amplifiée après la Première Guerre mondiale. Les tarifs douaniers importants poussent alors Suchard à créer des antennes partout dans le monde, tout en gardant une image « suisse » véhiculée par la publicité.
Après la mort de Karl Russ en 1925, la société connaît quelques turbulences. Sa succession n’est pas préparée et son fils Willy peine à s’imposer. Il vend ses actions dans les années 1930 et la firme cesse d’être une entreprise familiale.
Elle poursuit son développement, notamment en lançant des nouveaux produits comme le rocher Suchard en 1948. Dans les années 1970, Suchard rachète Toblerone. La barre chocolatée des Tobler, inventée en 1908, utilise aussi un symbole suisse : le Cervin, sommet mythique, inspire la forme triangulaire (et orne les emballages depuis les années 1970).
Publicité parue en 1911 dans un journal professionnel.
L’entreprise s’intéresse au visuel de ses différents produits : Suchard, Velma, Milka, Noisettine, Cafola, Sumela, Désir, Mousseline, etc. Milka est lancé en 1901, s’inspirant du chocolat au lait inventé dans les années 1870 par Daniel Peter (Chocolat Cailler). La marque reprend la vache et le violet qui nous sont familiers.
Affiche de Leonetto Cappiello (1925)
Suchard cible parfois sa communication sur un public. La Pâtisserie française illustrée vante auprès des professionnels le gianduja Suchard, tellement bon que « vous perdriez votre temps à vouloir fabriquer un chocolat aussi fin ». Le chocolatier propose aussi une brochure à destination des mères de famille. Le directeur parisien de la firme est interviewé dans Benjamin, un hebdomadaire pour la jeunesse, pour expliquer le développement des lapins et poissons face aux traditionnels œufs de Pâques, influencé par l’Est de l’Europe. Suchard vante même dans Le Scout de France son « chocolat pour camper », avec son pendant dans La Guide de France.
Parue dans Le Scout de France en 1932.
L’entreprise crée aussi des « images scoutes ». Ces cartes à collectionner se développent pour un plus large public. Suchard est aussi précurseur dans le lancement des jeux concours avec à la clé, voiture, TSF ou bicyclette. Cela pousse ses concurrents à l’imiter.
L’entreprise veille sur sa marque dans la publicité mais aussi en enregistrant son nom et ses produits. C’est l’une des premières à faire un enregistrement international.
Elle surveille aussi ses concurrents. Ainsi le « Chocolat Huchard Lyon » est assigné en justice par Suchard. Le tribunal donne gain de cause à l’entreprise suisse : Huchard doit bien se différencier phonétiquement de Suchard, même s’il est de bonne foi. Il doit systématiquement préciser Chocolat « Henri Huchard », dans une police identique. Le chocolatier lyonnais a trois mois pour faire disparaître le « Chocolat Huchard Lyon » des rayons. Pourtant, cela n’empêche pas le chocolatier suisse de prendre des libertés avec la question compliquée du droit d’auteur.
Suchard ancre son entreprise en Suisse grâce à la publicité mais son origine est internationale : Suisse originaire de France, Philippe Suchard apprend tôt l’allemand et doit sa première grosse commande au roi de Prusse, aussi seigneur de Neuchâtel. Ouvert sur le monde, le chocolatier voyage aux Etats-Unis, fait un tour du monde dans les années 1870 et orne sa maison suisse d’un minaret. Son gendre, l’Allemand Karl Russ, développe cette entreprise emblématique de la Suisse. Cela pose problème en contexte de guerre.
Première Guerre mondiale : Suchard est-il un ennemi ?
En 1914, la France entre en guerre contre l’Allemagne. La neutralité suisse ne protège pas Suchard de la tourmente. Son directeur, Karl Russ, est allemand. Dans la chasse aux « produits boches », d’autres marques sont visées comme les lampes Osram ou la marque suisse Maggi. Les attaques sont lancées par la Ligue anti-allemande dans son Bulletin puis sont relayées pendant toute la guerre dans la presse, métropolitaine et coloniale. Les débats parlementaires s’en font aussi l’écho. Certaines villes interdisent les publicités Suchard sur les bâtiments municipaux ou les tramways dans le Rhône, à Clermont-Ferrand ou Belfort.
Paru dans Le Bulletin de la Ligue anti-allemande (1915)
On reproche au directeur Karl Russ d’être « sujet allemand » et de conseiller l’Empereur sur le commerce. On insiste sur le dirigeable Suchard « offert aux Allemands » et baptisé par une princesse prussienne en 1911, sans préciser que le chocolatier a financé, avant la guerre, ce dirigeable pour une entreprise allemande souhaitant faire la traversée de l’Atlantique. Le but de la marque est alors sans doute de faire parler de Suchard à travers cet exploit, à l’instar du financement d’une expédition au Groenland dans les années 1930.
Le dirigeable Suchard en 1911.
Suchard fait paraître des articles-publicités pour répondre aux attaques et propose même d’envoyer des pièces officielles. Chaque tablette porte la mention « chocolat suisse » et on rappelle que tous les produits consommés en France sont fabriqués sur les territoires français ou suisses.
Les enjeux sont importants : Suchard ne peut pas obtenir le certificat de nationalité qui permet d’expédier ou de faire transiter ses produits par la France. Les consommateurs et les commerçants risquent de se détourner des produits Suchard, comme le syndicat des épiciers bretons qui demande des précisions au ministre des Affaires étrangères. Enfin, l’usine parisienne est mise sous séquestre en 1915.
Affiche Suchard en 1895 (Bibliothèque Forney)
Après la guerre, la marque essaie d’éviter toute polémique politique. Ainsi dans les années 1930, elle se désolidarise de Taittinger. Député, Pierre Taittinger est aussi impliqué dans la vie économique. Outre sa maison de champagne, il administre diverses sociétés et participe au conseil d’administration de Suchard. La marque suisse évince assez vite cette figure de l’extrême-droite. En effet la presse, notamment le journal communiste L’Humanité, relaie les liens entre le chocolatier suisse et le dirigeant des Jeunesses patriotes dans l’Entre-deux-guerres (dans les années 1940, Taittinger s’engage dans la Collaboration).
La fabrique Suchard
Derrière la marque, des centaines d’ouvriers œuvrent dans les usines Suchard. A partir de la fin du XIXe siècle, Suchard crée des fabriques en dehors de Suisse. En France, la société s’implante à Paris au début du XXe siècle puis à partir de 1931 à Strasbourg.
Fabrication du chocolat soluble Suchard dans les années 1890.
Philippe Suchard puis Karl Russ sont des patrons paternalistes. Le fondateur souscrit à une assurance collective en cas d’accident du travail dès la fin du XIXe siècle. Il finance de nombreuses œuvres de bienfaisance (aussi à destination des Strasbourgeois sous les bombardements allemands en 1870-71). Philippe Suchard est investi dans la lutte contre l’alcoolisme et ouvre un bar sans alcool. Des maisons sont construites pour les ouvriers.
Karl Russ poursuit cette politique de bienfaisance et crée une crèche. Il fait construire la « Cité Suchard » au bord du lac de Neuchâtel. Les confortables maisonnettes avec jardins sont louées aux employés et l’entreprise participe pour moitié au loyer. Des répliques des maisons sont montrées à l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Des équipements collectifs sont prévus tels qu’une salle de réunion, des cuisines, des bains et un lavoir. L’alimentation est même gérée par une société coopérative.
Affiche publicitaire dans les années 1890
En revanche, toute association ouvrière est mal vue. Karl Russ s’oppose à la création d’un syndicat en 1907. Suite à la création d’une « société d’excursions géographiques » au sein de l’usine Suchard de Serrières (Neuchâtel), trois ouvriers sont licenciés. La tension monte et six autres sont remerciés. La Ligue sociale d’acheteurs intervient pour trouver un compromis. Fondée en 1902, cette ligue vise à encourager les entreprises aux « pratiques sociales » en les plaçant sur une « liste blanche ». Suchard y figure en raison de ses actions en faveur des ouvriers mais la Ligue réprouve les licenciements de 1907. Sous sa pression et se souvenant de la grève des ouvriers chocolatiers du canton de Vaud, Karl Russ cède et réintègre tous les ouvriers.
Côté français, il y a peu de traces de mouvements sociaux dans les usines Suchard, sauf en 1936 à l’image de beaucoup d’usines françaises.
Cour de l’usine rue Mercœur à Paris, dans Les Femmes dans l’action mondiale (1936)
L’ascension sociale est possible comme le montre le cas de F. Gernigon, employé syndiqué devenu directeur de Suchard en France.
Les usines Suchard transforment les fèves de cacao en poudre ou en chocolat en diverses étapes expliquées lors d’une visite de l’usine parisienne en 1936. Les fèves sont triées par des ouvrières à la main, puis chauffées par un moteur à gaz et broyées. La pâte liquide obtenue est séparée entre cacao et beurre de cacao. Les mélanges sont déversés dans des moules et réfrigérés avant d’être emballés et livrés. Dans les années 1930, de nombreux Bretons travaillent dans l’usine parisienne.
Paru dans l’International Herald Tribune en 1954.
L’odeur de chocolat qui baigne le quartier ne suffit pas à ravir les voisins. Les habitants de l’usine parisienne au 10 rue Mercœur (aujourd’hui dans le 11e arrondissement) sont incommodés par les activités de la fabrique. Après la Seconde Guerre mondiale, ils se plaignent auprès de la mairie des suies qui se déversent des hautes cheminées. Les usines sont de plus en plus perçues comme des nuisances au cœur de la ville.
Affiche publicitaire (1897)
Pour aller plus loin :
- Série Histoire de chocolatiers : La chocolaterie Menier et Van Houten, le cacao en procès
- Le développement de l’industrie chocolatière en France sur le blog Gallica
- Sélection "Sources pour l'histoire des entreprises" dans les "Essentiels de l'économie"
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