Patronnes dans l’industrie du livre et du textile
Après avoir mis à l’honneur des cheffes d’entreprise d'autrefois dans l’industrie lourde, nous nous penchons aujourd’hui sur le parcours de trois patronnes du XVIe au XXe siècle dans l’industrie des biens de consommation : Charlotte Guillard, Marie-Catherine de Maraise et Madame Kempf-Berthelot.
L’entrepreneuriat féminin est un fait ancien. Dans le précédent billet sur les patronnes d’industrie, nous avons exploré le parcours de trois femmes méconnues qui ont dirigé des entreprises dans l’industrie des biens de production, et plus particulièrement dans la métallurgie. Intéressons-nous cette semaine à trois autres « industrielles », des femmes qui ont dirigé des entreprises dans l’industrie en forte croissance des biens de consommation: le livre pour Charlotte Guillard, le tissu d’ameublement pour Marie-Catherine de Maraise et le vêtement pour Mme Kempf-Berthelot.
Charlotte Guillard, imprimeuse de l’atelier du Soleil d’or au XVIe siècle
L'invention par Gutenberg des caractères métalliques mobiles au milieu du XVe siècle entraîne en Europe un développement important de l'imprimerie et une diffusion à grande échelle des livres.
Charlotte Guillard épouse en 1502 l’imprimeur Berthold Rembolt, associé de l’un des premiers imprimeurs de Paris, Ulrich Gering. Quelques années après la mort de son époux, elle se marie à l’imprimeur Claude Chevallon qui meurt à son tour en 1537. Pendant ses deux veuvages, elle reprend l'atelier d'imprimerie, à l'enseigne du Soleil d'or, et publie sous sa marque de nombreux livres, notamment des textes patristiques, des corpus juridiques et l'un des premiers dictionnaires grecs parus en France. Ses impressions sont renommées car elles sont très soignées. En 1553, elle est propriétaire d'un atelier de cinq ou six presses, d'une librairie et d'un inventaire de 13 000 ouvrages.
Marie-Catherine de Maraise, collaboratrice d’Oberkampf à la manufacture royale de Jouy-en-Josas au XVIIIe siècle
À partir du XVIIe siècle, l’offre en biens de consommation se diversifie (aliments exotiques, céramique et porcelaine…). Les classes moyennes et supérieures prennent notamment goût aux indiennes, des étoffes à motifs, peintes ou imprimées, importées des comptoirs des Indes. D’abord interdites car faisant concurrence aux manufactures françaises, la fabrication et la vente des indiennes sont finalement légalisées par lettres patentes de Louis XV en 1759. Christophe-Philippe Oberkampf et Joseph-Alexandre Sarrasin de Maraise s’associent pour ouvrir l’une des premières fabriques d’indiennes en France, à Jouy-en-Josas.
Sarrasin de Maraise n’ayant pas de compétences commerciales et comptables, il épouse Marie-Catherine Renée Darcel qui, issue d’une famille aisée de marchands, est formée à la correspondance commerciale, aux mathématiques, à la comptabilité à partie double et aux langues étrangères. Madame de Maraise devient la directrice financière et commerciale de la fabrique. Elle tient les registres de comptabilité et supervise les commis, gère l’encaissement, surveille les taux de change pour conclure des marchés au moment le plus propice, négocie avec les banquiers, recherche des débouchés à l’exportation, joue de ses relations pour conserver à l’entreprise des privilèges lors de réformes de la législation douanière. Ses qualités de gestionnaire contribuent au succès de l’entreprise qui est élevée au rang de manufacture royale en 1783. Son activité est connue à travers la longue correspondance qu’elle entretient avec Oberkampf. En 1789, au grand dam des Maraise, Oberkampf met fin à l’association et rachète leur part.
Madame Kempf-Berthelot, dirigeante des établissements Berthelot au XXe siècle
Mme Kempf-Berthelot dirige pendant la première moitié du XXe siècle les usines des Etablissements Berthelot, une entreprise familiale de l’industrie textile, créée en 1869 à Vaucouleurs et spécialisée dans la fabrication de linge de corps et chemises pour hommes. Dans les années 1930, l’entreprise emploie plus de 3000 ouvriers.
Comme Yvonne Foinant, Mme Kempf-Berthelot s’investit fortement dans les instances professionnelles et syndicales, milite pour la cause féministe et a été décorée de la Légion d’honneur. Elle est présidente de la Chambre syndicale de la flanelle manufacturée, présidente de la Chambre syndicale des importateurs et exportateurs de France et présidente de la Fédération nationale des confectionneurs de la chemiserie pour hommes.
« Et cette femme de tête qui assure trois présidences ne vote pas encore ! »
s’étonne-t-on dans le journal Candide en 1935. Ce n’est pas le seul journal à se faire écho dans les années 1930 des revendications pour le droit de vote des femmes et la suppression de l’incapacité juridique de la femme mariée. Ainsi, la Presse, en 1935, interroge-t-elle Mme Kempf-Berthelot :
Mme Kempf-Berthelot est très soucieuse de trouver des débouchés à l’exportation pour ses produits et ceux de l’industrie textile française en général qui doit faire face à la mondialisation croissante. En 1938, elle est nommée conseillère du commerce extérieur – elle fait partie de la première promotion de femmes à le devenir. Elle s’implique aussi dans plusieurs expositions internationales, dont elle préside la Classe 86 qui regroupe les produits de l’industrie du vêtement.
Enfin, elle fait action de philanthrope en créant l’œuvre de charité « Le travail au foyer » qui permet à de jeunes ouvrières de travailler à domicile. Son souci des autres, et en particulier du bien-être de ses ouvriers, est d’ailleurs ce qui fait d’elle une (bonne) patronne, selon ses propos recueillis en 1943, dans un article de Marie-Claire consacré aux femmes d’affaires, qui en conclut que les femmes peuvent faire de meilleures patronnes que les hommes par leurs qualités « féminines ».
Cet article permet de découvrir le parcours d’autres dirigeantes dans l’industrie, dans des secteurs aussi variés que la chimie et l’agroalimentaire.
Ces quelques exemples d’« industrielles » ne doivent pas cacher la forêt de femmes d’affaires et entrepreneuses qui ont existé depuis plusieurs siècles. Pour reprendre la conclusion de l’article « Les femmes pionniers » de 1936 qui ouvrait notre premier billet :
« Tant d’exemples nous inclinent à croire que la situation de chef d’entreprise ne dépasse point les possibilités de l’esprit féminin – même lorsque lesdites entreprises n’ont rien de féminin ».
Le mois prochain, vous découvrirez des femmes entrepreneuses dans le champagne.
Pour aller plus loin
CRAIG Béatrice, Les femmes et le monde des affaires depuis 1500, Québec : Presses de l’Université Laval, 2019 (consultable sur Cyberlibris/Scholarvox)
RIGOLLET Catherine, Les conquérantes : du Moyen-Âge au XXème siècle, ces femmes méconnues qui, en France, firent prospérer des empires, Paris : NiL, 1996 (consultable sur Gallica intra muros)
CHASSAGNE Serge, Une femme d’affaires au XVIIIe siècle : la correspondance de Madame de Maraise, collaboratrice d’Oberkampf, Toulouse : Privat, 1981.
JIMENES Rémi, Charlotte Guillard : une femme imprimeur à la Renaissance, Tours : Presses universitaires François-Rabelais, 2017 (consultable sur OpenEdition).
Sélection "Sources pour l'histoire des entreprises" dans les "Essentiels de l'économie".
Billet rédigé dans le cadre du Forum Génération Egalité
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