Le Blog
Gallica
La Bibliothèque numérique
de la BnF et de ses partenaires

Molière et la comédie-ballet (2/3)

0
23 novembre 2022

De La Pastorale comique jusqu’au Bourgeois gentilhomme, Molière et Lully n’ont cessé de perfectionner la comédie-ballet et de rapprocher, dans une formule à chaque fois renouvelée, théâtre, musique et danse. Explorant toutes les voies du théâtre musical, ils inventent avec Psyché la tragédie-ballet, un genre sans postérité, mais qui sera paradoxalement le plus grand succès de Molière.

Grand divertissement royal, juillet 1668. Illuminations du palais et des jardins de Versailles. Gravure de Le Pautre, d'après un dessin de Chauveau, 1678

 

Une formule à chaque fois renouvelée

 

La collaboration entre les « deux Baptiste » (dont les débuts ont été évoqués dans un précédent billet) allait se poursuivre pendant encore quelques années. À quelques mois d’intervalle, ils conçurent deux comédies-ballets : La Pastorale comique et Le Sicilien ou l’Amour peintre. La première s’insérait dans la troisième entrée du Ballet des Muses de Bensérade, créé au château de Saint-Germain, le 2 décembre 1666. Bien que le texte de Molière n’ait pas été conservé, il subsiste un programme nous informant qu’il chantait le rôle de Lycas aux côtés de chanteurs professionnels, tel Guillaume d’Estival. La seconde, fut créée en toute hâte et insérée dans le même Ballet des Muses le 14 février 1667 : mais alors que ce dernier comportait jusque-là treize entrées, Le Sicilien devint, à la surprise générale, la quatorzième entrée. Molière et Lully, qui ne cessaient de remettre sur le métier leur ouvrage – la comédie-ballet –, en varièrent ici la formule : l’intermède dansé ou chanté quittait la place qui lui était habituellement assignée à la fin des actes pour se retrouver au cœur des scènes. Au milieu de la scène 8, on voyait ainsi le Sicilien Don Pèdre (interprété par Molière) chanter un air comique en « langue franque » (Savez-vous mes drôles). Grâce à André Danican Philidor, garde de la Bibliothèque de la musique du roi, la partition a pu être transmise, alors qu’elle ne fut pas imprimée du vivant de Lully.

Au cours de l’été 1668, les deux hommes furent amenés à collaborer de nouveau dans le cadre du « Grand divertissement royal ». Le roi ayant manifesté son désir de voir représenter un petit opéra pastoral après le plaisir que lui avait procuré, quelques mois plus tôt, La Grotte de Versailles, une églogue de Lully et Quinault, Molière créa une nouvelle comédie, Georges Dandin, qu’il enchâssa dans la pastorale exigée par Louis XIV intitulée Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus. À la différence des Plaisirs de l’île enchantée, plus aucun thème littéraire ne reliait cette fois les différentes manifestations, lesquelles se succédèrent, non sur trois journées, mais tout au long d’une nuit, du coucher au lever du soleil. La comédie de Molière fut alors jouée dans un théâtre construit par Vigarani, qui n’avait plus rien à voir avec les anciens cabinets de verdure, et devant un public s’élevant à trois mille spectateurs qui – fait nouveau – mêlait courtisans et habitants venus de Paris et des provinces avoisinantes. Le souvenir de cette représentation nous a été transmis par une gravure de Jean Le Pautre (d’après un dessin de Chauveau) qui révèle la présence de huit danseurs sur la scène et vingt-quatre musiciens suspendus aux branchages formant les décors.

Et l’année suivante, pour la création de Monsieur de Pourceaugnac, alors que l’opéra italien n’avait plus droit de cité à Paris depuis 1662, le public vit la musique ultramontaine se frayer une voie sur la scène du théâtre, à travers les rôles des deux médecins grotesques, dont l’un était interprété par Lully. Armés d’une seringue, ils pourchassaient Pourceaugnac en entonnant un refrain en italien qui était un éloge bouffon de la musique : Bon di, bon di, bon di / Non vi lasciate uccidere / Dal dolor malinconico. / Noi vi faremo ridere / Col nostro canto harmonico.

Petit à petit, on le voit, l’engouement pour la comédie-ballet devint général et ne concerna plus seulement les courtisans des résidences royales, mais l’ensemble des honnêtes gens fréquentant le théâtre parisien du Palais-Royal. En effet, Molière veillait scrupuleusement à ce que ses œuvres créées à la Cour soient représentées à la Ville dans les mêmes conditions, sans être amputées de leurs intermèdes chantés ou dansés. Il n’y eut finalement qu’une exception, pour Les Amants magnifiques, dont la première représentation, en 1670, ne se déroula pas tout à fait comme prévu. Molière et Lully avaient imaginé faire danser le roi dans deux intermèdes, à l’ouverture du ballet sous les traits de Neptune, puis dans le finale sous ceux d’Apollon, comme le révèle le livret édité par Ballard quelques jours avant la première.

Le second intermède, très virtuose, était construit comme une apothéose du Roi-Soleil. Mais Louis XIV était de plus en plus victime de « vapeurs » et autres « pesanteurs de tête », selon la terminologie de son premier médecin. Les efforts exigés pour cette « danse héroïque » durent alors lui sembler difficilement maîtrisables. Jugeant qu’il avait atteint ses limites physiques et artistiques, le roi, au prix d’un véritablement déchirement personnel, prit une décision qui fut fatale au ballet de cour : il renonça à se produire sur scène et céda sa place aux courtisans.

 

Vers l’apothéose de la comédie-ballet

 

La « belle danse » allait trouver sa place à l’Opéra, dont la fondation eut lieu un an plus tôt en 1669. Le poète Pierre Perrin, associé au musicien Robert Cambert, travaillait à ce que les scènes dansées aient un lien plus étroit avec la trame narrative des ouvrages lyriques. Mais avant que leur premier opéra ne voie le jour en 1671, Molière et Lully, réunis à Chambord, proposèrent une parfaite « fusion » de la comédie et du ballet dans leur ultime chef-d’œuvre comique, Le Bourgeois gentilhomme. Cette pièce, créée en octobre 1670, peut être considérée comme l’« apothéose » du genre, tant les différents arts – comédie, danse et musique – dialoguent harmonieusement entre eux. C’est d’ailleurs la seule à comporter pour la première fois la mention de « comedie-ballet », sans doute parce que la comédie y est suivie d’un long spectacle dansé, Le Ballet des Nations.

Mais Molière ne se contente pas de reléguer en fin de comédie un ballet réunissant les principaux personnages de celle-ci. Son tour de force est d’inscrire la musique et la danse dans la continuité de l’action dramatique. En effet, le personnage central, Monsieur Jourdain, reçoit les leçons d’un maître de musique et d’un maître de ballet qui se querellent au sujet de la supériorité de leur art. C’est ainsi que musique et danse surgissent au cœur même du drame puisque le maître de musique sollicite un musicien pour un air galant, tandis que le maître à danser exécute toutes sortes de pas utiles pour apprendre à son élève comment courtiser des marquises. Plus loin, l’amour de Monsieur Jourdain pour la belle Dorimène le conduit à organiser un grand festin en musique, lequel est annoncé dès la fin de l’acte III par une danse des cuisiniers. Lorsque les convives se retrouvent au début de l’acte IV, la marquise fait état du plaisir que lui procure la musique qui accompagne le banquet : « C’est merveilleusement assaisonner la bonne chère, que d’y mêler la Musique, et je me vois ici admirablement régalée » (sc. 2). Ce banquet comporte deux airs à boire qui chantent les plaisirs de la vigne et du vin et s’intègrent parfaitement dans la comédie sous forme de chansons grivoises : un premier duo bachique associant le vin à l’amour, chanté par la haute-contre Jean Blondel et la basse Antoine Morel, et un « carpe diem » (Buvons, chers amis, buvons : / Le temps qui fuit nous y convie ; / Profitons de la vie / Autant que nous pouvons), écrit pour la taille Jean Gaye et la basse Antoine Morel. C’est également à l’acte IV, au cours duquel le valet de Monsieur Jourdain fait croire à son maître que le Grand Turc veut l’élever à la dignité de Mamamouchi, qu’une fausse cérémonie, accompagnée de musique et de danse, est improvisée pour ennoblir le bourgeois.

 

Psyché : une tragédie-ballet sans descendance

 

Pour le carnaval de 1671, alors qu’il séjournait à Paris, Louis XIV commanda une œuvre qui devait être donnée sur le fameux Théâtre des Tuileries, lequel n’avait plus été utilisé depuis les représentations d’Ercole amante en 1662. Ce théâtre, qui disposait de la machinerie la plus perfectionnée, abritait toujours les décors de Vigarani, notamment celui des Enfers, que le roi souhaitait remployer. Il fallut donc trouver une histoire capable de mettre en scène des personnages valeureux tentant de passer le royaume des morts. Racine proposa le sujet de la descente d’Orphée, Quinault celui de l’enlèvement de Proserpine et Molière celui de Psyché, dont l’histoire venait d’être récemment mise au goût du jour par La Fontaine dans Les Amours de Psyché et de Cupidon (1669). Molière, recueillant de nouveau les faveurs du roi, s’associa dans la rédaction du livret avec Corneille et Quinault. Quant à Lully, il combina influences italiennes et françaises : il recourut à la forme italienne du lamento, sans la franciser, pour exprimer la douleur de Psyché et la gravité de sa plainte...

...puis il conçut à la fin du drame un grand chœur mêlant joie et majesté pour caractériser le bonheur nuptial de Psyché.

La puissance de ce chœur fit couler beaucoup d’encre. Dans la lettre qu’il adressa quelques jours plus tard à l’ambassadeur de la cour de Savoie, Thomas-François Chabod, marquis de Saint-Maurice, reconnaissait humblement n’avoir « encore rien vu ici de mieux exécuté ni de plus magnifique ». Il est vrai que les moyens alloués avaient de quoi impressionner : le trésor royal engagea 262 361 livres pour ce spectacle qui, renouant avec les très riches heures de l’opéra italien, mobilisait des machines spectaculaires, soixante-dix danseurs dans la dernière entrée, et trois cents musiciens et chanteurs « tous magnifiquement habillés » ! Le finale tenait du miracle : tous ces personnages étaient « suspendus dans des nuages ou dans une gloire » pour faire entendre « la plus belle symphonie du monde ». On comprend que Psyché ait été le plus grand succès de Molière avec ses 82 représentations et que certains historiens y aient vu là l’« antichambre » de l’opéra français.

Des Fâcheux à Psyché, Molière n’a cessé de resserrer les liens entre le ballet et la comédie et faire en sorte que la « jointure » entre les deux arts soit la plus naturelle possible. Inventée dans l’urgence, pour répondre à une contrainte purement circonstancielle (« on s’avisa de les coudre du mieux que l’on put et de ne faire qu’une seule chose du ballet et de la comédie »), la comédie-ballet s’est imposée en quelques années comme un genre dramatique nouveau, capable de mêler scènes parlées, dansées et chantées, avant que l’opéra ne la supplante, comme on le verra dans un prochain billet. La mort de Molière, survenue au cours de la quatrième représentation du Malade imaginaire, devait en effet laisser le champ libre à Lully qui, en s’associant avec Quinault, allait tourner le dos à la comédie-ballet pour inventer la « tragédie en musique » et devenir le maître incontesté de celle-ci.

À suivre...

 

Pour aller plus loin :

 

  • Beaussant, Philippe, Louis XIV artiste, Paris, Payot, 1999.
  • Decobert, Laurence, « L’invention de la comédie-ballet » dans Molière, Paris, Bibliothèque nationale de France-Opéra de Paris-Comédie-Française, 2022, p. 75-89.
  • Forestier, Georges, Molière, Paris, Gallimard, 2019.
  • Mazouer, Charles, Molière et ses comédies-ballets, Paris, Honoré-Champion, 2006.

 

Ajouter un commentaire

Plain text

  • Aucune balise HTML autorisée.
  • Les adresses de pages web et de courriels sont transformées en liens automatiquement.
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.