Le manuscrit du « Bourgeois gentilhomme » de Lully
Les manuscrits musicaux autographes étaient rarement conservés avant le XVIIIe siècle, et ne devinrent sacralisés qu’à l’époque romantique. Après La Dauphine de Rameau et La Symphonie fantastique fin 2022, le Musée de la BnF met en valeur, avec la partition de Lully pour Le Bourgeois gentilhomme, un autre type de trésor scriptural. Promenade musicale et littéraire.
On sait que la comédie-ballet Le Bourgeois gentilhomme a été commandée par Louis XIV après la réception de l’ambassadeur turc, qui s’était médiocrement déroulée, le faste du roi Soleil n’éblouissant guère l’émissaire de la Sublime porte, et l’humeur sombre de celui-ci chatouillant la susceptibilité de celui-là.
Où tout, dit-on, des mieux alla,
Par les soins des deux grands Baptistes,
Originaux, et non copistes.
Intéressante rime pour nous, car Molière et Lully partagent le même sort scripturaire, au sens où, de la pièce comme de la partition, il n’existe pas de manuscrit original. Le livret, imprimé à Blois, chez Jules Hotot, près du lieu de la création, avait été vraisemblablement disponible lors de celle-ci, tandis que l’impression parisienne due la même année à Robert III Ballard, par ailleurs détenteur en France du monopole de l’édition musicale, passe pour l’originale. N’oublions pas qu’au début du "Ballet des Nations" de cette œuvre figure en très bonne place un vendeur de livre[t]s...
Quant à la musique de Lully, sous sa forme complète imprimée, il faudra qu’elle attende, non pas même le XVIIIe, mais le XIXe siècle, et alors, avec un certain degré de réinterprétation, comme dans l’édition de 1876 de Jean-Baptiste Weckerlin, à cette époque responsable de la bibliothèque du Conservatoire de Paris et, à ce titre, ayant accès à tout ce qui pouvait se trouver de sources en la matière.
Sur quelle leçon les typographes pouvaient-ils se fonder ? Si, pour Molière, on est réduit à conjecturer que le dramaturge confiait son manuscrit à l’imprimeur, ou déléguait à quelque membre de la troupe le soin de lui procurer une copie de travail, dans le cas de Lully la figure de l’intercesseur, de l’intermédiaire entre l’artiste et l’éditeur, nous est bien mieux connue.
De fait, sans le travail patient, fidèle, presque missionnaire, d’un personnage attaché à la maison royale, André Philidor dit Philidor l’Aîné, il est à craindre que tout un pan de la musique jouée à la cour à cette époque aurait été irrémédiablement perdu. Car il était à la fois musicien – et à ce titre, ayant fait partie de l’orchestre de Chambord en 1670, tenant la flûte – compositeur, et bibliothécaire spécialisé, c’est-à-dire « garde de la bibliothèque de la musique du roi » à Versailles. Au demeurant, ledit Philidor était membre d’une illustre lignée et père entre autres d’un François-André Danican Philidor musicien et théoricien des échecs. Mais ne nous égarons pas.
Le zèle de Philidor l’Aîné, à qui la BnF doit indirectement (par l’intégration des fonds de l’ancienne bibliothèque du Conservatoire) un ensemble majeur de partitions de cette époque, allait loin. Il faut se le représenter comme une sorte d’archiviste artiste et historien, aussi soucieux, pour reprendre les catégories classiques de la rhétorique établies par Quintilien, de l’inventio que de la memoria. Il collectait avec soin puis collationnait le matériel des musiciens afin d’en préserver la trace pour les générations futures. Ne sent-on pas, à lire son ex-libris dans ce volume, « ce livre appartient à M. Philidor lainé, ord[inai]re de la Musique du Roy », cet orgueil presque amusé que décrira à sa manière un Remy de Gourmont deux siècles plus tard à propos de Rivarol (Promenades littéraires, 3ème série, 1909), et selon qui « un grand poète n'a vraiment de sens que traduit par un grand écrivain » ?
Il y a donc différentes façons de feuilleter ce prestigieux volume, dont la belle reliure de veau marbré dit assez l’importance qu’on lui accordait, mais dépourvue de marque d’appartenance au plat ou au dos, contrairement à d’autres partitions de la BnF qu’on doit à Philidor ou à son atelier de copistes, notamment celles de la collection du comte de Toulouse, qui en portent les armes.
Première approche possible du manuscrit, d’ordre pour ainsi dire technique : il s’agit de prendre connaissance de l’« Urtext » par défaut. Par chance il s'agit en effet de la partition complète, avec toutes les parties vocales et instrumentales, et non, comme pour d'autres œuvres de la même époque, d'une simple "partition réduite" ne comportant que les parties extrêmes de l'orchestre et des chœurs. La grande différence avec les partitions actuelles est que l'instrumentation n'est pas indiquée : cordes et bois peuvent partager une même partie, soit ensemble, soit en alternance. Ici par exemple la portée du haut, tracée à la main en fonction des besoins, correspond au "dessus", où l'édition moderne précisera qu'il s'agit de la partie du violon et du hautbois.
L'orchestre complet n'intervient que dans les passages purement instrumentaux. Les interventions chantées, comme le Je languis de « l’élève du maître de musique », ne sont accompagnées que de la basse continue.
Lully, Le Bourgeois gentilhomme. Acte I, scène 1. « Je languis nuit et jour », air de la Musicienne.
On peut aussi, en esthète soucieux de rigueur historique, s’émerveiller de la présence complète, aussi clairement lisible que les notes, du texte de Molière avec la partition en regard. On se trouve alors placé dans la position démiurgique de l’auteur, du chef, du maître de ballet – qui échappe tant à l’acteur qu’au musicien devant son pupitre.
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